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lundi 14 mars 2022
Pour citer ce texte : PÉRAUD-PUIGSÉGUR, S.. (2022). La grenouille, la vache et le koala. Que faire de la question animale a l’école à l’anthropocène ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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La grenouille, la vache et le koala.
Que faire de la question animale à l’école à l’anthropocène ?
Stéphanie Péraud-Puigségur
Laboratoire SPH (Université de Bordeaux et Bordeaux Montaigne)
Résumé : La question animale connaît un développement considérable actuellement, alors que croît la sensibilité des jeunes générations à l’égard de la souffrance animale et de l’impact de l’action humaine sur la biodiversité. Dans ce contexte, cet article propose une analyse synthétique de la façon dont l’école française aborde aujourd’hui la question animale dans ses enseignements. Il met ce constat en perspective en s’appuyant sur deux traditions philosophiques de pensée du statut de l’animal, représentées par Montaigne et Descartes, et sur leur dépassement possible aujourd’hui, à la lumière des controverses sur la question animale. Ceci permet de proposer in fine quelques pistes pour aborder autrement cette question à l’école.
Mots-clés
animal, école, anthropocène, sensibilité
Abstract : The animal rights question is currently developing rapidly, while the sensitivity of the younger generation to animal suffering and the impact of human action on biodiversity is growing. In this context, this article proposes a synthetic analysis of the way the French school approaches the animal question today in different school subjects. It puts this observation into perspective by drawing on two philosophical traditions reflecting on the status of the animal, represented by Montaigne and Descartes, and on their possible overcoming today, in the light of the controversies on the animal question. Finally, we propose a few ways of tackling this issue differently at school.
Keywords
animal, school, anthropocene, sensitivity
Introduction
La question animale est aujourd’hui devenue socialement « vive » selon la terminologie convenue, comme le montre implicitement le titre sans doute un peu énigmatique de ce texte qui évoque trois figures emblématiques de la relation étroite entre question animale et question environnementale à l’Anthropocène. La grenouille est en effet un amphibien particulièrement sensible aux diverses formes de pollution et, par là, un révélateur-précurseur des effets de l’activité humaine sur l’environnement et les autres espèces vivantes. La vache-hublot, qui existe depuis le XIXe et dont les images ont été diffusées largement par l’association L214 est, elle, l’emblème ambivalent d’une technoscience à la fois ignorante de la souffrance ou de l’intégrité animale et soucieuse de l’impact environnemental de l’élevage1 . Enfin, le koala est un animal dont l’apparence sympathique a constitué une surface projective particulièrement mobilisatrice et spectaculaire lors des mega-feu australiens de 2020, comme le montre le célèbre photo-montage viral relayé mondialement à l’époque par les jeunes générations. Parmi les faits témoignant de l’actualité de cette question animale, on peut aussi évoquer le développement incontrôlable d’espèces invasives, lié aux effets de l’action humaine, les pandémies issues d’infections interspécifiques, l’activisme des défenseurs de la cause animale, le développement du véganisme dans les pays occidentaux. Ils sont régulièrement relayés par les élèves qui s’en saisissent pour interpeller les adultes dans le cadre scolaire. Par ses différents aspects et sa complexité cette question animale est devenue une question carrefour pour qui s’interroge sur le monde tel qu’il va aujourd’hui. Les différents phénomènes évoqués font ainsi l’objet de travaux toujours plus nombreux issus de différents champs scientifiques (Descola, 2005, Waal (de), 2016, Despret, 2012, 2019, rapport 2019 de l’IPBES) et de questionnements philosophiques (Singer, 1975, 2013, Fontenay (de), 1998, 2013, Nussbaum, 2007) permettant d’en saisir les causes et le sens et d’ouvrir des perspectives de discussion ou d’action au sein des sociétés à l’échelle mondiale.
Ce fort intérêt pour la question de la part des enfants et adolescents, manifeste dans leurs discours parfois naïfs, parfois informés et militants, et l’évolution notable des façons de consommer, particulièrement sensible dans ces tranches d’âge2 attestent d’un basculement des sensibilités et des consciences des nouveaux venus. Alors que les modes de vie contemporains tendent à cantonner une majorité des enfants des pays occidentaux dans des environnements zoologiquement pauvres et à invisibiliser la destruction volontaire ou involontaire dont peuvent être victimes certaines espèces vivantes, la cause animale apparaı̂t parfois comme une bannière identificatoire pour une partie de la jeune génération. Elle tente ainsi d’affirmer sa différence à l’égard d’un monde adulte supposé toujours prisonnier du paradigme cartésien et d’un productivisme agricole maltraitant l’animal. Citons l’exemple célèbre de Greta Thunberg qui se déclare végan pour des raisons environnementales comme par souci du bien-être animal.
Face à ce constat, cette contribution vise à réfléchir sur la place de cette question animale dans l’éducation des jeunes générations en contexte scolaire, en s’appuyant sur l’héritage philosophique qui structure l’appréhension de la question. Ne serait-elle pas une entrée mobilisatrice et propice à la formation des élèves, permettant de les amener à développer une réflexion critique, à la fois sensible et rationnelle, sur leur rapport à l’environnement et au monde qui vient ?
Après une présentation très synthétique de la façon dont le système scolaire français, prend en compte la question animale dans ses programmes et pratiques aujourd’hui, nous essaierons de mettre ce constat en perspective. En nous concentrant sur les approches paradigmatiques de Montaigne et de Descartes, nous examinerons dans quelle mesure les curricula et les pratiques scolaires prolongent ou reflètent les traditions philosophiques opposées qui déterminent depuis la Renaissance l’abord de la question animale en Occident. Ces mises en perspectives historiques nous permettrost d’esquisser pour finir quelques pistes et interrogations sur la place qui pourrait être faite à une telle question dans une école qui donnerait aux nouvelles générations l’occasion de penser leur place spécifique parmi les espèces vivantes et par ce biais, la complexité de l’anthropocène.
La question animale à l’école
La « question animale » englobe l’ensemble des problèmes éthiques, culturels, scientifiques, économiques et politiques liés à l'existence des animaux et aux interactions entre humains et non humains. Elle donne lieu à des débats de plus en plus nourris au plan international depuis les années 1970, au fur et à mesure que les connaissances scientifiques (notamment éthologiques) ont élargi l’appréhension des non-humains et ont conduit à faire émerger des questionnements éthiques et politiques inédits, si nombreux qu’il est impossible d’en donner un aperçu même synthétique à l’échelle de cet article3 . Rappelons néanmoins que la philosophie anglo-saxonne a été particulièrement précoce et active sur cette question (Singer, Regan, Francione, Diamond, Nussbaum) même si les travaux en langue française se sont de plus en plus développés au fil des ans (Derrida, Fontenay (de), Larrère & Larrère, Descola, Jeangène Vilmer, Desprets, Bimbenet), la vitalité de ces recherches pouvant en partie être reliée aux problématiques environnementales majeures auxquelles nous confronte l’anthropocène.
Dans ce contexte foisonnant, qu’en est-il de la question animale à l’école ? dans quelle mesure l’institution scolaire intègre-t-elle dans ses enseignements la richesse de ces questionnements scientifiques et philosophiques ? Nous proposons un schéma synthétique qui, sans prétendre aucunement être exhaustif, permet de repérer quelques-unes des dimensions et disciplines scolaires et/ou universitaires en jeu. Il synthétise l’analyse des programmes scolaires en usage en France en 2021, centrée sur le repérage de la mention à l’animal dans les différents domaines d’apprentissage. Il s’appuie par ailleurs sur un questionnaire ouvert adressé à des formateurs d’enseignants du premier et du second degré de l’Institut National du Professorat et de l’Éducation de Bordeaux, issus de différentes disciplines, choisies en fonction du repérage préalable opéré dans les programmes (français, sciences de la vie et de la terre, histoire, arts plastiques, philosophie.) Ce questionnaire portait sur leur interprétation de la place théorique et effective faite à la question animale dans l’enseignement de leur discipline. Ces formateurs connaissent en effet à la fois les prescriptions institutionnelles (le curriculum formel) et les pratiques en vigueur dans les classes (le curriculum réel) puisqu’ils fréquentent régulièrement les écoles, collèges et lycées pour visiter les enseignants stagiaires, pour travailler avec les équipes qui les accueillent ou pour mener des recherches sur l’enseignement en contexte scolaire.
La dimension la plus représentée dans les programmes est sans conteste la dimension scientifique. Dès la maternelle, l’animal apparaît dans le cadre du domaine « Explorer le monde des objets, de la matière et du vivant » où est explorée la distinction inerte/vivant, et où l’élevage de mammifères ou d’invertébrés est encouragé pour permettre une première sensibilisation à la démarche scientifique. Au collège et au lycée, c’est en « sciences de la vie et de la terre » (SVT) que les enseignements portant sur les animaux sont les plus nombreux : ils concernent pour l’essentiel l’étude des grandes fonctions et des classifications du vivant, en lien avec la théorie de l’évolution.
Vient ensuite la dimension symbolique : l’animal s’y révèle surface de projection, source d’identification, notamment en arts ou dans la littérature de jeunesse, qui depuis le cas paradigmatique de l’invention du personnage Peter Rabbit au début du XIXe siècle par l’anglaise Beatrix Potter, foisonne de représentations anthropomorphisées d’animaux (Armengaud, 2017 ; Genardière (de la), 2007 ; Lemoine, Mietkiewicz et Schneider, 2020), beaucoup plus que de représentations de l’animal envisagé dans sa spécificité et son opacité. En maternelle, on remarque également la présence d’objets transitionnels enfantins ou de mascottes figurant différents animaux familiers ou sauvages appréciés des enfants, utilisées notamment pour susciter des situations propices à l’exercice de l’oralité lors des rituels ou des premières approches des langues vivantes, sans compter les jeux libres autour des animaux sauvages ou domestiques. À l’élémentaire puis au collège, l’animal dans sa dimension symbolique semble moins présent, même si en réalité, certaines œuvres de littérature patrimoniale (fables, contes) ou de jeunesse peuvent mobiliser des figures animales et, parfois, sensibiliser indirectement les élèves par ce biais à des questions environnementales (enjeux de la biodiversité ou effets de l’action humaine sur les biotopes).
Quant aux deux autres dimensions, juridiques et philosophique d’une part, et sensible d’autre part, elles apparaissent beaucoup moins présentes à l’école et au collège, sinon de façon relativement incidente. Les textes réglementaires précisent par exemple qu’à l’occasion des élevages réalisés en classe, on sensibilisera les élèves au respect des besoins et conditions de vie des animaux étudiés, ou que toute forme de vivisection est dorénavant interdite en cours de SVT. Mais la dimension philosophique, éthique et juridique ne semble pas vraiment développée, sauf parfois dans le cadre de l’ « enseignement moral et civique » (EMC), du fait de l’introduction d’une culture de la sensibilité en plus de la culture de la règle et du droit, ou dans le cadre de projets interdisciplinaires en lien avec l’éducation au développement durable, auxquels le thème de l’animal se prête bien. Ainsi, bien que les approches philosophiques, littéraires ou juridiques de l’animal soient possibles au vu des programmes pour avancer dans la compréhension des enjeux éthiques et politiques de la question, elles ne sont pas toujours effectivement développées par les enseignants en charge de ces disciplines ou de ces enseignements pluridisciplinaires.
Enfin, il faut considérer le cas particulier et intéressant de l’enseignement agricole, puisqu’une proportion non négligeable des enseignements est consacrée à la connaissance scientifique de l’animal et à la zootechnie, intégrant théoriquement aussi bien les dimensions physiologiques qu’éthologiques et techniques nécessaires pour former les futurs responsables d’exploitations agricoles4 . Depuis 2010, les programmes de ces enseignements développent de plus en plus la prise en compte du bien- être animal. Comme l’explique Amélie Lipp : « L’émergence du BEA [Bien-être animal] dans le référentiel de diplôme du bac professionnel CGEA (Conduite et Gestion de l’Entreprise Agricole) s’est accompagnée d’une évolution progressive de la conception de l’animal d’élevage : d’un être sensible à prendre en compte pour des considérations anthropocentrées en 1996 et 2008 à une responsabilité éthique des éleveurs vis-à-vis de la sensibilité des animaux d’élevage en 2010. Cependant, le BEA n’est jamais associé dans les prescriptions aux controverses et incertitudes qui lui sont liées. Les dimensions éthiques, sociétales, émotionnelles du BEA sont partiellement citées et non explicitées » (Lipp, 2019, p. 8). Dans ces enseignements, l’animal est donc pris centralement comme objet d’étude scientifique ou en relation avec l’apprentissage de techniques, mais cette connaissance de plus en plus approfondie de ses modes de vie et de ses besoins ne débouche que très aléatoirement sur une réflexion plus globale sur la façon dont il s’agit de le traiter, d’en prendre soin et donc de se situer par rapport à lui en tant qu’humain, alors même que la notion de BEA prévue dans les programmes et référentiels devrait y conduire.
Ce rapide survol des programmes et pratiques scolaires permet de se rendre compte d’une part, de la diversité des entrées disciplinaires possibles dans la question animale, d’autre part, des tensions possibles entre elles. On peut prendre l’exemple des classes de maternelle, qui oscillent entre une approche scientifique qui tend à objectiver l’animal et une approche symbolique qui conduit l’élève à s’y identifier ou à s’adonner à des projections anthropomorphiques. On constate ainsi que certains enseignants passent sans transition de l’observation « scientifique » d’un élevage d’escargots, à la lecture d’albums où ces mêmes animaux sont complètement anthropomorphisés. Ce type de scénario est propice à certaines confusions, à moins qu’un travail d’explicitation complexe des différentes perspectives ne soit fait avec les élèves. Par ailleurs, si l’enseignement moral et civique et l’enseignement des SVT, voire de la philosophie peuvent théoriquement permettre la prise en compte et la discussion des questionnements éthiques ou politiques que les jeunes tentent parfois timidement, parfois plus bruyamment, d’importer dans l’espace scolaire, cela est laissé à l’appréciation des enseignants, souvent peu enclins à accueillir de telles sollicitations.
Pour simplifier, on constate donc, dans les programmes et les pratiques scolaires, une oscillation entre une approche rationnelle qui met à distance l’animal en l’objectivant pour le connaître et le comprendre comme organisme vivant et une approche plus subjective et sensible qui court cependant le risque de l’anthropomorphisme et conduit à ignorer la spécificité des animaux et des humains, et leurs besoins respectifs. Cette oscillation n’est évidemment pas nouvelle, et fait écho à certains effets de balancier existants dans la tradition philosophique, qu’il apparaît utile de rappeler à travers l’évocation de la pensée de Montaigne et Descartes, lesquels peuvent être considérés comme les deux extrémités du spectre philosophique occidental en la matière.
Des philosophes face à l’expérience enfantine de l’animalité
Comme l’ont montré l’anthropologue Philippe Descola dans son œuvre maîtresse Par-delà nature et culture ou la philosophe Élisabeth de Fontenay dans Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, notre perception de l’animal était encore jusqu’à il y a peu très marquée par l’héritage chrétien et par la référence cartésienne, c’est-à-dire par une approche discontinuiste. Ils mènent chacun à leur manière des analyses qui éclairent la place que nous accordons aujourd’hui aux animaux dans nos systèmes symboliques. Descola construit un modèle de lecture comparatif lui permettant de distinguer l’ontologie naturaliste dominante en occident des ontologies totémiste, analogiste et animiste encore aujourd’hui présentes dans de nombreuses cultures, y compris parfois dans la culture occidentale. Élisabeth de Fontenay propose, elle, une approche plus généalogique, ancrée dans l’analyse de l’évolution du statut de l’animal dans les textes fondateurs des religions du livre qui façonnent encore aujourd’hui très largement nos représentations. Malgré l’intérêt de ces travaux, j’en resterai ici à la pensée occidentale depuis la Renaissance pour évoquer brièvement deux références classiques illustrant les deux pôles de la tension existante dans notre relation à l’animal. Après avoir rappelé la source textuelle de notre héritage cartésien et son approche plus nuancée et complexe qu’on ne le dit souvent de la question animale, j’évoquerai rapidement la pensée de Montaigne et sa résonance apparente avec les questionnements actuels sur la continuité entre humains et non humains, notamment du fait de la prééminence du modèle darwinien de l’évolution et des lectures contemporaines des avancées de l’éthologie animale (de Waal). Enfin, en m’appuyant sur les travaux d’Etienne Bimbenet qui propose une lecture phénoménologique de la question, je montrerai la nécessité de nuancer la critique du discontinuisme qui semble de plus en plus dominante actuellement.
Combattre et déconstruire la proximité enfantine avec l’animal
Descartes insiste sans cesse sur le fait que la proximité avec l’animal est première, et que l’expérience enfantine est originairement empathique. L’enfant attribue ainsi à l’animal une sensibilité et une pensée qui y serait attachée. Il y a chez ce philosophe une volonté insistante de déconstruire, grâce au paradigme de l’automate, le préjugé enfantin qui tient au fait que nous avons jugé avant de savoir.
Quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce que l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui s'y passe. Mais en examinant ce qu'il y a de plus probable là-dessus, je ne vois aucune raison qui prouve que les bêtes pensent, si ce n'est qu'ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu'elles aient du sentiment comme nous, et que comme la pensée est enfermée dans le sentiment que nous avons, il faut attribuer au leur une pareille pensée. Or comme cette raison est à la portée de tout le monde, elle a prévenu tous les esprits dès l'enfance (Descartes, lettre à Morus du 5 Février 1649, 2018, p. 885, 886).
Pour Descartes, l’enjeu de la déconstruction méthodique du préjugé enfantin est théologique (l’homme seul possède une âme immortelle), mais aussi philosophique : elle lui permet d’opérer une rupture avec une tradition aristotélicienne superstitieuse à ses yeux, qui pense que l’âme (anima) est partout. En proposant une explication mécaniste des corps, il s’agit moins, pour lui, de réfléchir à ce qu’est l’animal, que d’opérer une distinction nette entre l’âme et le corps dont au sait combien elle est centrale dans sa métaphysique. Il n’y a donc pas de déni de la sensibilité enfantine et de la proximité humain-animal, mais au contraire une vaste entreprise de mise à distance de cette première expérience analogique des bêtes. Ainsi, pour détruire « le plus grand des préjugés de notre enfance [qui] est de croire que les bêtes pensent » (Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649), Descartes est amené à déployer toute une série de discours et de montages imaginaires qui disent en creux la puissance de la croyance enfantine. Dans la lettre à Mersenne du 30 juillet 1640, il envisage « une fiction (invraisemblable) pour détruire cette illusion héritée de l’enfance qui nous fait croire que les bêtes agissent selon un principe intérieur semblable à celui qui est en nous » ( Fontenay (de), p. 388-89).
Pour les bêtes brutes, nous sommes si accoutumés à nous persuader qu’elles sentent ainsi que nous, qu’il est malaisé de nous défaire de cette opinion. Mais si nous étions aussi accoutumés à voir des automates, qui imitassent parfaitement toutes celles de nos actions qu’ils peuvent imiter et à ne les prendre que pour des automates, nous ne douterions aucunement que tous les animaux sans raison ne fussent aussi des automates, à cause que nous trouverions qu’ils diffèrent de nous en toutes les mêmes chose (Descartes, lettre à Mersenne du 30 juillet 1640, 1996, Tome 3, p. 121).
Comme le dit Élisabeth de Fontenay le rêve de Descartes est, par une « rééducation préventive de la mauvaise immédiateté »5 de parvenir à une éducation antinaturelle, qui empêcherait la naissance du raisonnement analogique qui nous fait prêter aux animaux des sentiments, des passions et une pensée semblables aux nôtres. Faute de cette possibilité, Descartes doit combattre par le raisonnement et la fiction le « continuisme spontané » dont Montaigne est à ses yeux le représentant philosophique, lui qui affirme qu' « il y a plus de différence de tel homme à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête » (Montaigne, 2004, p. 258).
Montaigne : un précurseur du continuisme contemporain ?
Pourtant, à y regarder de plus près, le discours de Montaigne sur l’animal n’a rien de spontané et cette célèbre proposition qui, rapidement lue, peut sembler faire écho à certaines déclarations antispécistes contemporaines, doit être resituée dans l’approche plus globale que les Essais proposent de l’animal. Dans l’Apologie de Raymond de Sebond, Montaigne évoque divers exemples de comportements animaux puisés dans les textes antiques pour relativiser la frontière établie par le penseur catalan entre l’homme et l’animal afin de remettre en question le principe même d’une échelle des êtres6 et de flétrir ainsi l’orgueil humain. Il y apparaît que les animaux, si nous savons les observer, développent des compétences habituellement réservées aux hommes, et peuvent nous apprendre par comparaison beaucoup sur nous-mêmes, en nous conduisant à reconnaître notre nature sous les sédimentations artificielles générées par l’éducation.
Il faict beau voir que ceux-cy, plains de tant de belle cognoissance, ayent à imiter cette sotte simplicité, et à l'imiter aux premieres actions de la vertu, et que nostre sapience apreigne des bestes mesmes les plus utiles enseignemens aux plus grandes et necessaires parties de nostre vie: comme il nous faut vivre et mourir, mesnager nos biens, aymer et eslever nos enfans, entretenir justice, singulier tesmoignage de l'humaine maladie; et que cette raison qui se manie à nostre poste, trouvant tousjours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la nature (Montaigne, 1994, p. 491).
Cette défense des animaux vise donc surtout à faire apparaître l’animalité de l’homme, à le ramener à ses limites et à une sagesse plus modeste, consistant à consentir à la nature en lui. Il s’agit de ne plus s’épuiser à tenter de se distinguer des bêtes, ou d’échapper à la corporéité et à la finitude par une vaine aspiration à l’éternité, mais d’accepter notre condition humaine et de ne plus l’envisager avec mépris et révolte. Même s’il faut tenir compte du contexte particulier dans lequel écrit Montaigne, et éviter de plaquer sur son discours les préoccupations et catégories contemporaines, on ne peut qu’être frappés par le fait que ses propos consonnent étrangement avec certains discours actuels conduisant à reconnaître notre proximité avec l’animal du fait de notre vulnérabilité commune, en nous ramenant ainsi à notre statut d’espèce mortelle. L’argumentation montagnienne a bien sûr sa propre logique, très différente de celle que déploient les militants et penseurs contemporains de la cause animale et elle est inscrite dans un monde à bien des égards incommensurables avec le nôtre, mais elle est sans doute aujourd’hui plus audible par les jeunes générations que la Lettre de Descartes au marquis de Newcastle dans un contexte de zoonoses qui nous rappellent brutalement combien la barrière biologique entre les espèces est fragile et que les virus et bactéries circulent d’un corps à l’autre sans s’embarrasser d’une quelconque échelle des êtres.
Dans un autre registre, lorsqu’il évoque son propre rapport sensible à l’animal, Montaigne présente la façon de traiter les animaux comme une sorte de test moral pour l’humain. Il décrit ainsi ses préférences sur ce mode et se présente de façon assez étrange en précurseur du no kill, cette pratique de chasse et de pêche en vogue actuellement qui privilégie la capture à la mise à mort et à la consommation de l’animal.
De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. […] Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs pour en faire autant (Montaigne, 2004, p. 432 et 433).
Enfin, il évoque la question de l’éducation sensible des enfants, pour montrer comment les adultes ont un rôle à jouer dans le découragement ou le renforcement d’une certaine forme de cruauté qu’il juge pour sa part, non seulement moralement inacceptable, mais aussi indirectement dangereuse pour la paix sociale et la construction de rapports non dominateurs aux autres humains.
C’est passe-temps aux mères de voir un enfant tordre le coup à un poulet, et s’ébattre à blesser un chien et un chat ; et tel pere est si sot de prendre a bon augure d’une âme martiale, quand il voit son fil gourmer injurieusement un paysan ou un laquais qui ne se défend point (...). Ce sont pourtant les vraies semences et racines de la cruauté, de la tyrannie (Montaigne, 2004, p. 110).
Pour conclure sur ce point, on peut dire qu’à l’inverse d’un Descartes qui voit dans l’éducation de l’enfant le moyen d’un dégagement progressif de sa proximité naturelle avec l’animal, Montaigne montre au contraire comment les pratiques éducatives des adultes sont décisives dans le rapport plus ou moins respectueux que l’enfant entretient avec les bêtes et plus largement avec les êtres vulnérables et avec sa propre corporéité.
Le risque d’une ignorance de la spécificité humaine
Néanmoins, cette approche montagnienne très sensible de l’animal, aussi intéressante et complexe qu’elle soit, nous conduit à nous interroger indirectement sur les excès d’une pensée continuiste à l’œuvre aujourd’hui. Celle-ci est bien sûr très différente dans ses fondements théoriques de celle de Montaigne puisqu’elle tend à ramener sans cesse la compréhension de l’humain au biologique et à mobiliser un paradigme cognitiviste nivelant toutes les aspérités et subtilités de l’action humaine pour les réduire à un modèle généralisable à toutes les formes du vivant. Les approches psychanalytiques, anthropologiques ou sociologiques structuralistes dominantes dans les années 1970 ont progressivement laissé place à un discours naturaliste omniprésent qui conduit à souligner sans cesse la parenté génétique entre l’homme et les grands singes, comme le montrent par exemple les propos de l’éthologue populaire Franz de Waal. Le philosophe Étienne Bimbenet souligne que le risque est aujourd’hui plutôt de nier la spécificité de l’expérience humaine par rapport à celle de l’animal et de minimiser l’inflorescence culturelle propre à notre espèce. La réflexion que propose ce philosophe sur la question animale offre une piste intéressante pour dépasser l’opposition entre un cartésianisme par trop ignorant de la sensibilité animale et un continuisme qui soulève en réalité de redoutables problèmes de principe et finit par nous rendre aveugles à l’évidence de la singularité de l’espèce humaine et aux besoins spécifiques des différentes espèces animales. Il s’appuie sur une perspective phénoménologique inspirée de Merleau-Ponty pour proposer un « naturalisme non réductionniste ».
L'homme « n'est » pas radicalement différent de l'animal, il vit seulement une vie radicalement différente. On peut définir notre humanité par l'invention d'un monde commun. Le caractère « ouvert » ou infiniment référentiel du langage, la systématisation du principe de l'« attention partagée », enfin la croyance au monde « comme tel », dessinent le visage d'une espèce très particulière, qui aura socialisé son milieu de vie comme aucune espèce avant elle (Bimbenet, 2016, p. 206).
Cette approche qui vise à restituer la spécificité de l’expérience humaine n’exclut cependant en rien la prise en compte de la sensibilité animale. Citant Bentham, il rappelle que : « la question n'est pas : “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais “peuvent-ils souffrir ?”7 » (Bimbenet, 2016, p. 193). C’est bien le fait de dénier la sensibilité aux animaux qui conduit à les instrumentaliser et non la mise en avant d’une différence métaphysique ou d’un manque de capacités cognitives telles que celles que l’on trouve spécifiquement chez l’homme. Dès lors, la contestation du continuisme qu’il propose ne conduit pas à nier la responsabilité morale des humains à l’égard des animaux : elle vient bien au contraire renforcer l’idée d’une spécificité humaine puisque les animaux ne peuvent ni reconnaître ni revendiquer des droits comme le font les humains, pour eux-mêmes comme pour les autres espèces.
La question animale comme porte d’entrée possible dans la question environnementale à l’école ?
Le voile de déni longtemps jeté sur la souffrance animale et l’extinction massive des espèces vivantes à l’anthropocène semble aujourd’hui se déchirer de toutes parts, comme en atteste la sensibilité nouvelle des jeunes générations à l’égard de la question animale. Brian Luke (1996), un des penseurs contemporains de l’éthique de la sollicitude expose ainsi les multiples mécanismes de modération de la culpabilité pour montrer que leur but étant d’entraver notre opposition spontanée à l’exploitation animale, il existe bel et bien une sympathie naturelle de l’homme envers l’animal. Or tout se passe comme si les stratégies d’exclusion ou les stratagèmes culturels construits pour apaiser la culpabilité des humains face à ces phénomènes de souffrance ou de vulnérabilité animales ne fonctionnaient plus tout à fait aujourd’hui. Certains chercheurs y voient la conséquence d’un mouvement de civilisation très profond, dans la continuité du vaste processus historique de civilisation des mœurs décrit par Norbert Elias. Du fait de cette sensibilité croissante à la violence et à la souffrance, émerge logiquement « une plus grande attention portée aux autres et au bien subjectif de chacun » (Playoust-Braure & Bonnardel, 2020, p. 187), la grande nouveauté étant que ce « chacun » inclurait dorénavant les animaux. Dans ce contexte, comment prendre en compte la question animale dans les enseignements, comment faire place à cette question vive à l’école sans tomber dans le déni ou le mépris d’une certaine sensibilité enfantine d’une part, ni dans les errements de l’anthropomorphisme ou d’une ignorance de la discontinuité irréductible entre humains et non humains ?
Les programmes scolaires, au-delà de l’entrée par les différentes disciplines que nous avons évoquées proposent depuis plusieurs années8 , et de façon encore plus appuyée dans les programmes modifiés à la rentrée 2020, une éducation au développement durable qui peut à première vue apparaître comme une opportunité de prendre à bras le corps cette question animale. La note d’orientation et de propositions publiée en décembre 2019 par le Conseil supérieur des programmes insiste sur différents aspects jugés importants dans l’abord du développement durable à l’école :
- « une approche à travers toutes les disciplines des contenus d’enseignement relatifs au développement durable, au changement climatique et à la biodiversité, afin à la fois de former l’esprit scientifique des élèves et de développer leur relation sensible au monde
- l’importance de se fonder sur l’observation, point de départ de la démarche scientifique
- la nécessité de développer l’attitude rationnelle des élèves dans leur approche des questions environnementales ».
Malgré la référence à la relation sensible des élèves au monde, on peut lire dans cette note une inquiétude latente à l’égard de postures militantes ou revendicatives animées par une forme d’irrationalité qu’il s’agirait de combattre. Mais il ne suffit pas de transmettre des savoirs scientifiques et de faire vivre différents « projets » aux jeunes générations, comme y invitent les démarches suggérées dans ce document pour former de véritables « éco-citoyens » et changer effectivement les comportements des élèves. Il s’agit donc d’échapper à un double risque. Le premier serait de croire qu’il suffirait d’être instruit pour agir en éco-citoyen éclairé, en rejetant par principe toute forme d’expression des affects ou des croyances dans l’espace scolaire. Le second serait de promouvoir des actions qui risquent parfois de rester cosmétiques si la réflexion sur leur sens est absente ou secondaire et si comptent surtout les résultats tangibles et l’évaluation de projets-bannières pour l’école, dans une forme de productivisme dénoncé en son temps par Philippe Meirieu. Ce type de démarche peut aussi conduire à un activisme moralisateur des élèves, notamment à l’égard de leurs propres parents, qui risque de se substituer à un véritable travail de fond susceptible de produire un changement durable de leurs représentations.
D’où la nécessité de développer des pratiques visant à dépasser à la fois la mise à distance scientifique qui ignore la dimension sensible et l’activisme du projet ou le prêchi-prêcha moralisateur qui occultent la réflexivité et l’élaboration collective du sens. Pour revenir à l’exemple de la question animale qui nous intéresse ici, l’école doit pouvoir offrir aux élèves l’espace nécessaire pour construire une véritable réflexion sur leur expérience sensible et éclairée de la question animale, leur donner accès à celle-ci quand elle est absente, et pour cela, accueillir leurs discours passionnés voire militants, même s’ils sont parfois maladroits ou naïfs, afin d’accompagner les enfants et adolescents dans un cheminement qu’ils méritent de pouvoir faire autrement que seuls via les réseaux sociaux, si leur environnement familial ne leur offre pas d’opportunité réflexive. Il y a là un véritable défi pour l’école, car comme le montre le modèle de développement éco-ontogénique avancé par Tom Berryman, la relation que la personne construit avec l'environnement et l'empathie affective à l'égard du non-humain se construisent de manière privilégiée dans l'enfance. De même, les engagements militants ou politiques à l’âge adulte doivent beaucoup aux premières expériences sensibles vécues par les sujets, ainsi que le montre Christophe Traïni à travers l’étude des trajectoires biographiques de militants de la cause animale (Traïni, 2011, pages 213 à 228).
L’un des espaces possibles pour mener ce travail réflexif avec les élèves est l’Enseignement Moral et Civique, qui invite à mener avec les élèves des débats réglés, catégorie dont relèvent notamment les discussions à visée philosophique, même si cette pratique n’est plus explicitement mentionnée dans les programmes. Or Matthew Lipman, qui est l’un des premiers à avoir développé la philosophie pour enfants dès les années 1970, a mené en même temps une réflexion sur la place essentielle que joue la relation entre l’enfant et la nature, et en particulier celle entre l’enfant et l’animal, dans sa construction personnelle, intellectuelle, sociale et sensible. Même si les ouvrages écrits par Lipman ont perdu de leur pertinence avec le temps, il donne des pistes précieuses pour mener des discussions à visée philosophique au sein d’une communauté de recherche afin que les enseignants osent ouvrir un espace pour l’expression de la parole enfantine et adolescente sur ces sujets. S’inspirant de ce penseur, Dominique Droz9 formule quelques questions qui pourraient servir de point de départ à des échanges de ce type, complémentaires des enseignements disciplinaires déjà évoqués :
« Es-tu un animal comme les autres ? Un animal peut-il parfois être considéré comme quelque chose ... ou quelqu'un ? Avons-nous une responsabilité envers les animaux ? Pourquoi des espèces disparaissent-elles ? L'homme a-t-il tous les droits ? L'animal a-t-il aussi des droits ? Y a-t-il de bonnes ou de mauvaises raisons de les tuer ? Faut-il manger des animaux ? Y a-t-il diverses façons de se nourrir sur la planète ? Quelles différences entre l'animal dans les fables, contes, romans, publicités, documentaires ?, etc. ».
On voit que ces questions convoquent des types de réponses et de représentations de diverses natures et peuvent parfois apparaître très orientées par la façon dont elles sont formulées ou présentent certaines alternatives. Elles nécessiteraient un travail critique et d’établir une claire distinction entre des questions proprement philosophiques et d’autres scientifiques et juridiques. Mais une fois retravaillées, elles peuvent être intéressantes en ce qu’elles permettent aux élèves de réfléchir collectivement sur leur expérience du rapport aux animaux, qu’ils soient familiers, domestiques, d’élevage ou sauvages.
Sollicitée en tant que professeure de philosophie par une association de la métropole bordelaise visant à sensibiliser les jeunes générations au développement durable, j’ai eu l’occasion de mener pendant plusieurs années des discussions à visée philosophique portant sur l’animal avec des enfants entre quatre et douze ans, dans des classes où intervenaient également des associations scientifiques de découverte du milieu naturel, de la faune locale et des enjeux de la biodiversité, ou bien des conteurs présentant les récits traditionnels issus de différentes cultures mettant en scène des animaux, ou encore des artistes plasticiens amenant à découvrir des représentations figurées d’animaux ou à en construire à partir d’éléments divers issus de la récupération. L’expérience permit à chaque fois d’élaborer collectivement un questionnement à partir des représentations des élèves, mais aussi de situer les uns par rapport aux autres ces différents discours et pratiques. Elle fut aussi l’occasion de constater le très grand intérêt des enfants et adolescents pour ces interrogations sur le statut de l’animal, et, selon les enseignants, l’effet de levier qu’elles pouvaient avoir sur divers apprentissages via les projets menés sur le long terme : développement de compétences orales, écrites et de compréhension de récits (contes, fables, allégories), appropriation d’une démarche scientifique ou plastique, etc. Elle fut aussi souvent l’occasion d’aller-retour entre les familles et l’école, l’enfant évoquant des expériences issues de sa vie domestique en classe et l’élève renvoyant les questions travaillées durant les discussions à visée philosophique aux membres de sa famille, prolongeant ainsi la réflexion menée avec ses camarades et l’enseignant au-delà du temps scolaire. Les revues et travaux sur les discussions à visée philosophiques étant aujourd’hui foisonnants, ils peuvent fournir de solides appuis pour aiguiller les enseignants et les encourager à s’essayer de façon progressive à ces discussions à visée philosophique à partir de cette thématique10 .
Mais pour que ces pratiques puissent se développer à l’école au service d’une meilleure compréhension de la question animale par les élèves, former les enseignants à la discussion à visée philosophique ne suffit pas. Il faut aussi les amener à réfléchir individuellement et collectivement sur leur propre rapport à l’animal. Les travaux intéressants et précurseurs d’un chercheur ayant étudié l’enseignement du bien-être animal en lycée agricole, Michel Vidal, peuvent nous donner quelques pistes en ce sens. Ils interrogent la façon dont sont eux-mêmes formés les enseignants qui y interviennent. Ils posent clairement le problème de la place faite à l’affect dans la relation à l’animal et préconisent « un enseignement professionnel fondé sur une réflexivité critique scientifico-éthique » ( Vidal, 2014, p. 2) indiquant ailleurs qu’« il ne s'agit […] pas de privilégier une approche intuitive et sentimentaliste ou une approche rationnelle. [Mais] bien au contraire d'en favoriser [le] dialogue » (Vidal, 2014, p. 582).
Dans son travail, ce chercheur analyse les modes de relation différenciés en jeu dans les interactions entre les futurs éleveurs et les animaux, en s’inspirant des catégories de « fusion », d’ « apparentement » et de « coupure » bâties par Harold Searles (1986). Il étudie aussi les modes de défense construits par les élèves ou les étudiants pour gérer les conflits de valeurs rencontrés en situation. Il souligne par ailleurs l’impact que peut avoir « l'expression des émotions et des valeurs » par les élèves sur les formateurs eux-mêmes. Les stratégies d’évitement qu’élaborent ces derniers, tant ils se sentent démunis, compromettent le développement chez les élèves d’un rapport réflexif à leurs propres valeurs et croyances. Ces éléments ont évidemment une importance spécifique dans ces formations professionnelles, mais ils attirent notre attention sur le fait que pour que les élèves puissent effectivement aborder la question animale, en articulant savoirs et affects, il faut que les enseignants aient pu eux-mêmes être formés sur cette question, et se soient interrogés sur leur propre rapport à l’animal, sans quoi les stratégies d’évitement décrites font obstacle, laissant les élèves seuls face à une problématique dont on peut supposer qu’elle ne fera que prendre de l’ampleur à l’avenir.
Prendre au sérieux cette question animale à l’école et ouvrir la boîte de Pandore qu’elle représente aux yeux de beaucoup d’enseignants est donc loin d’être simple, puisque cela interroge les adultes sur la façon d’articuler la dimension sensible et la dimension rationnelle de l’expérience enfantine ou adolescente et, sans doute plus secrètement, sur leur propre rapport à l’animal. Pourtant, il y a un enjeu fort à faire réfléchir les élèves sur cette question dans un contexte médiatique ou viral souvent très passionnel et simplificateur, voire binaire, qu’il revient à l’école de mettre à distance pour armer intellectuellement et émotionnellement les jeunes générations face aux problèmes complexes qu’elles seront amenées à résoudre à l’Anthropocène.
Bibliographie
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Notes
- [←1 ]
Dans les années 2000, ces recherches à partir de « vaches hublot » ont permis de mener des expériences visant à diminuer la production de gaz à effet de serre en réduisant la méthanogénèse bovine, et donc d’étudier pour le réduire l’impact environnemental de l’élevage des ruminants.
- [←2 ]
Voir l’enquête internationale accessible en ligne réalisée par le CREDOC pour FranceAgriMer et l’OCHA en 2018 : « Un végétarien potentiel, de la même manière que le végétarien auto-déclaré « actuel », est plus jeune que l’ensemble de la population : 44% des 18-24 ans et 37% des 25-34 ans disent qu’ils pourraient devenir végétariens, une possibilité envisagée par 29% des répondants des 4 pays au global ». Les pays en question sont l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne et la France. Voir également la thèse de Quiniou Laura (2018).
- [←3 ]
À titre d’exemple, et de façon nécessairement réductrice, on peut renvoyer à deux volumes qui s’efforcent de balayer chacun à leur manière plusieurs aspects de la question : Afeissa & Jeangène Vilmer (2015) ; Engélibert, Campos, Coquio & Chapouthier (2011).
- [←4 ]
Voir notamment le site très riche Le bien-être animal dans l’enseignement agricole : éléments de réflexion, introduit par un texte de deux inspecteurs de l’inspection agricole, Sylvie Campario (inspectrice pédagogique lettres-philosophie) et Joël Rigal (inspecteur pédagogique zootechnie), URL : https://www.bien-etre-animal.net/pr%C3%A9face/
- [←5 ]
Fontenay (de), 1998, p. 389.
- [←6 ]
Pour une analyse détaillée du raisonnement, voir Gontier, 1998, p. 41-84.
- [←7 ]
Bentham, 1907, p. 311, cité et traduit par Bimbenet, 2016, p. 193.
- [←8 ]
Voir le site du Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, URL : [https://www.education.gouv.fr/l-education-au-developpement-durable-7136], consulté le 25/05/2021.
- [←9 ]
Cette psychologue clinicienne exerçant en pédiatrie est une ancienne formatrice à l’ESPE et au rectorat de Nancy-Metz. Quelle place pour l’empathie envers l’animal dans l’enseignement, URL : [http://educ-ethic-animal.org/index.php/articles/]. Notons que ce texte est publié sur le site de l’association « éducation éthique animale » qui se présente comme visant à « favoriser l’enseignement de l’éthique animale afin de reconsidérer et améliorer notre relation au vivant ».
- [←10 ]
Voir, parmi beaucoup d’autres, les expérimentations et analyses présentées dans la revue Diotime, ou les travaux menés dans le cadre de la chaire Unesco de pratiques de la philosophie avec les enfants.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292