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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : CANTIN-BRAULT, A. (2025). Héraclite éducateur Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.« org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/etude/article/héraclite-éducateur]

Héraclite éducateur 

 

Antoine Cantin-Brault 
Université de Saint-Boniface 

 

Résumé : Depuis au moins le 2ème siècle de notre ère, Héraclite a été décrit comme le philosophe qui pleure. Diogène Laërce, au 3ème siècle de notre ère, fixera le caractère d’Héraclite : il le décrit comme misanthrope, orgueilleux et mélancolique. Cependant, plusieurs fragments d’Héraclite semblent suggérer un tout autre caractère : un Héraclite philanthrope, se plaçant au niveau des autres humains pour urgemment leur enseigner les dangers de l’abstraction et l’importance du Logos. L’article ici veut justement montrer, à partir de quelques fragments décisifs, en quoi on peut voir en Héraclite un véritable éducateur, sensible aux enjeux pédagogiques les plus essentiels : l’importance de ne pas suivre un maître, la nécessité de penser la vérité comme une réalité concrète et l’obligation de considérer la difficulté de l’accès à cette vérité et qui exige beaucoup de l’éducateur. Apparaît alors un Héraclite engagé et un modèle pédagogique fort qui veille sur la liberté.  

 

Mots-clés : Héraclite, éducation, concrétude, Logos, vérité.  

 

Abstract : Since at least the 2nd century CE, Heraclitus has been described as the philosopher who cries. Diogenes Laertius, in the 3rd century CE, determined the character of Heraclitus: he described him as misanthropic, proud and melancholic. However, several fragments of Heraclitus seem to suggest a completely different character: a philanthropic Heraclitus, placing himself at the level of other humans to urgently teach them the dangers of abstraction and the importance of the Logos. This article aims precisely to show, from a few decisive fragments, how we can see in Heraclitus a true educator, sensitive to the most essential educational issues: the importance of not following a master, the need to think the truth as a concrete reality and the obligation to consider the difficulty of accessing this truth and which demands a lot from the educator. A committed Heraclitus and a strong educational model that stands for freedom then appears. 

 

Key words : Heraclitus, education, concreteness, Logos, truth.  

 

 

Introduction 

 

Il nous sera pour toujours impossible de connaître précisément ce qu’étaient les vies et les caractères des premiers philosophes occidentaux. D’abord, bien évidemment, à cause de la distance historique, mais surtout parce que, d’une part, la philosophie était à se constituer et il était encore difficile d’identifier les penseurs dont les vies méritaient une attention particulière, et, d’autre part, car la tâche biographique telle qu’on la comprend aujourd’hui n’existait pas à l’époque. Les vies s’imbriquaient aux idées et vice versa : il ne semblait pas nécessaire de retracer avec exactitude la chronologie de ces gens, ni de repenser la génération exacte de leurs idées. Un mystère donc entoure ces vies, ce mystère qui se manifeste déjà dès l’Antiquité. 

C’est autour de ce mystère que se sont alors construits d’innombrables légendes sur ces premiers philosophes, héros de la pensée plus grands que nature. Thalès de Milet, tourné vers les astres, serait tombé dans un trou et une vieille femme l’aurait raillé en disant : « Eh bien, Thalès, tu n’es pas capable de voir où tu mets les pieds et tu prétends connaître les choses du ciel! » (Diogène Laërce, 1999, 88). Empédocle aurait réussi à ramener à la vie une femme présumée morte durant trente jours (ibid., 988 et 994-995). Et Pythagore, semble-t-il, pouvait raconter toutes ses vies antérieures car, dans une de celles-ci, il avait été le fils d’Hermès et Hermès lui aurait accordé de garder le souvenir de toutes ses vies (ibid., 943-944). Lorsqu’il est question d’Héraclite, dont les idées sont réputées obscures dès l’Antiquité, le mystère est entier et les légendes colorées. On prend les quelques idées de lui qu’on a difficilement comprises pour les projeter sur sa vie. C’est ainsi qu’on dira qu’il est mort en s’enterrant lui-même dans une étable, « espérant que la chaleur de la boue provoquerait une évaporation » (ibid., 1049), alors qu’il devait supposément guérir une hydropisie. Étant à la fois le penseur du feu et de l’eau (du fleuve), c’est sans grande surprise donc qu’on lui imputa une telle mort. 

Cette hydropisie révèle cependant quelque chose d’intéressant. Selon ce qu’en raconte Diogène Laërce, elle était due à son régime d’herbes et de plantes, régime qu’Héraclite adopta lorsqu’il « prit les hommes en haine, et vécut à l’écart dans les montagnes » (ibid., 1048). Diogène Laërce écrivit ses Vies et doctrines des philosophes illustres au début du 3ème siècle de notre ère, soit près de 800 ans après Héraclite. Nul ne sait si Héraclite fut véritablement misanthrope, mais c’est du moins le caractère qui lui est prêté. Diogène Laërce ajoute qu’il « était d’esprit hautain, plus que personne, et méprisant » (ibid., 1047). Jugeant les humains trop sots et en-deçà de sa propre sagesse, il se retira des humains et vécut en ermite. Diogène Laërce rapporte que selon Théophraste, disciple d’Aristote1 , c’est le caractère mélancolique d’Héraclite qui l’a obligé à ne pas écrire un livre tout à fait achevé, rédigeant seulement des aphorismes (ibid., 1051). Misanthrope, orgueilleux et mélancolique : voilà donc ce que serait le caractère d’Héraclite. Déjà au 2ème siècle de notre ère, Lucien de Samosate (2015, 350-351) le dépeignait comme le philosophe qui pleure, qui pleure sur la condition humaine et sur le sens du monde : rien ni personne n’échappe aux mâchoires du temps qui ne cessent de tout broyer, il n’y a que ruine et douleur. Démocrite, de son côté, devant le ridicule de la condition humaine, préfèrerait en rire. Le caractère d’Héraclite, avec celui de Démocrite, semblent alors fixés pour de bon dans l’histoire de la philosophie2 . C’est encore ce caractère qu’évoquera Kant : « car il n’est pas possible que notre cœur se répande en tendresse par intérêt pour chaque homme, ni qu’il sombre dans la mélancolie devant toute détresse étrangère; s’il en était ainsi, l’homme vertueux, avec toute sa bienfaisance et fondant sans cesse en larmes de pitié, comme Héraclite, ne deviendrait rien de plus qu’un oisif au cœur tendre. » (1990, 95-96). 

La pensée d’Héraclite semble effectivement parfois méprisante et pessimiste : le monde obéit à une loi qui nous dépasse et qui finira par avoir raison de nous, et les humains n’ont pour la plupart aucune compréhension de cette loi, même lorsqu’on la leur explique. Mais sa pensée contient aussi autre chose : une approche pédagogique et un désir sincère d’éduquer les humains à propos de la vérité de ce monde. Le but des pages qui vont suivre est de déboulonner, un tant soit peu, ce caractère bourru d’Héraclite pour lui substituer un caractère attentionné, témoignant d’un véritable amour pour ses semblables, et désireux de leur transmettre une sagesse chèrement gagnée. En discutant de quelques fragments d’Héraclite, nous croyons pouvoir arriver à appuyer une telle supposition et révéler un Héraclite éducateur dont les pratiques pédagogiques sont encore d’une grande actualité.   

 

Suivre le Logos plutôt que le maître 

 

Un premier aspect pédagogique de la pensée d’Héraclite qui saute aux yeux à la lecture des fragments nous étant parvenus3 , est son insistance sur l’écoute du message qu’il souhaite véhiculer plutôt que sur sa propre parole. Le fragment DK B 50 le dit on ne peut plus clairement : « il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le Logos, conviennent que tout est un. » (Héraclite, 1998, 23 (traduction légèrement modifiée)). Nous reviendrons plus loin sur le message du Logos, car ici il vaut la peine d’insister sur l’importance pédagogique de rester fidèle, non pas au maître, mais au sens de ses paroles. Héraclite souhaite de ses interlocuteurs qu’ils n’idolâtrent pas l’idiosyncrasie héraclitéenne en la calquant bêtement, mais plutôt qu’ils développent une véritable écoute qui leur permettrait d’aller au-delà du signe pour retrouver le signifié, c’est-à-dire le Logos. L’éducation a comme présupposition la libération de l’élève : devenir esclave du maître ne libère aucunement, c’est la fidélité à la vérité qui libère, et c’est bien ce qu’Héraclite veut faire passer comme message. Il n’est d’ailleurs pas le seul : Montaigne, quelques 2000 ans plus tard, voudra faire passer la même idée sachant qu’elle est décisive pour la réussite du processus éducatif : « celui qui suit simplement un autre, ne suit rien. Il ne trouve rien, et même il ne cherche rien. » (1989, 170). Pour éviter que la formation des élèves ne soit détournée au profit de la prolifération de pédants sophistes ne répétant que des phrases creuses devenues des formules pour détruire l’argument adverse, l’élève ne doit pas suivre le maître, il doit être guidé par lui vers l’atteinte de la vérité. Suivre le maître ne nous fait pas sortir de l’ignorance, au contraire cela renforce l’ignorance puisque nous avons l’impression, en répétant ses paroles, de connaître quelque chose nous-mêmes. Ainsi l’étonnement s’étiole, le goût de la vérité s’éteint, croyant l’avoir déjà atteinte à travers les propos d’autrui. 

Vérité et liberté : déjà de grands mots qui, s’ils ne sont pas expliqués pour eux-mêmes, risquent fort de nous faire sombrer à notre tour dans la répétition de creux lieux communs. Nous reviendrons sur l’idée de vérité dans la prochaine section. Pour ce qui est de la liberté, Héraclite nous indique déjà indirectement ce qu’elle est au travers de ce fragment DK B 50. Car on peut deviner qu’elle va de pair avec une forme certaine d’obéissance. Être libre, c’est obéir au Logos en lui prêtant l’oreille : il faut se taire pour le laisser se dire, et après coup formuler, en ses propres mots, la façon dont il s’est dit lui-même. Tous ceux qui auront su laisser le Logos se dire et qui auront pu le recueillir conviendront que « tout est un », mais sans devoir eux-mêmes avoir dit « tout est un » dans leur propre recueillir du Logos. En obéissant au Logos, et sans chercher à répéter les mêmes mots qu’Héraclite, les sages, ou du moins ceux et celles qui se dirigent vers la sagesse, diront à leur tour bien d’autres paroles que « tout est un », mais pourront convenir que leurs paroles convergent vers le « tout est un », qu’ils sont donc en accord avec le Logos auquel ils obéissent. 

Pourquoi et comment la liberté va-t-elle de pair avec l’obéissance? Comme l’écrivait Olivier Reboul, « la fin de l’éducation n’est pas de supprimer l’éducation, mais l’éducateur, le seul admis étant celui que l’adulte peut se choisir lui-même » (2005, 171). Héraclite encourage cette suppression de l’éducateur, même si celui-ci doit rester un guide utile aux moments opportuns. Héraclite est un éducateur : il écrit pour être lu, il écrit pour rapprocher les humains du Logos qu’il considère être la fin, et le début, de l’éducation. La liberté est d’obéir, non pas au maître, mais au Logos. Sans cette obéissance, aucune liberté n’est possible. Le Logos, pour le dire le plus simplement possible, est la loi du monde, loi que l’on peut résumer en disant, comme Héraclite, que « tout est un ». Cette loi du monde est administrée par la divinité selon Héraclite4 , c’est-à-dire qu’elle est rappelée aux humains par le sacré qui toujours demeure au travers de tous les changements du monde. Sans vouloir développer la notion de divinité chez Héraclite ici, il faut simplement noter que le monde, en son fondement même, a déjà une mesure que scande la divinité. En ce sens, le Logos nous précède, il est déjà là avant notre advenue et notre action, ainsi est-ce une erreur de croire que l’affirmation de notre volonté est le trait de la liberté. Au contraire, « faire ce que l’on veut », comme est couramment définie la liberté aujourd’hui, risque fort bien de faire basculer dans la démesure. Ne pas suivre le Logos est un acte de licence, pas de liberté, et nous fera nous détourner à la fois du monde et de nous-mêmes, puisque nous-mêmes répondons du Logos en ce qu’« à l’âme appartient le Logos qui s’accroît lui-même. » (Héraclite, 1998, 354 (traduction légèrement modifiée)). L’âme humaine est capable de comprendre le Logos et elle s’accroît elle-même à mesure qu’elle comprend le Logos et ses implications. Il n’y a pas d’autre façon de progresser pour l’âme que de se fixer sur le Logos et l’entendre se dire. Et le Logos ne se dit qu’au sein de notre propre Logos personnel qu’il faut chercher à aménager sans imiter le maître. C’est pourquoi Héraclite a résumé sa méthode de recherche par : « je me suis cherché moi-même. » (ibid., 229).  Il n’y a qu’en notre propre Logos, qu’en notre propre foyer de compréhension, qu’en notre propre loi à nous, que peut résonner la loi du monde et lui permettre de révéler son sens. Il faut accorder notre Logos au Logos-loi du monde; c’est là la seule façon d’être libre, d’être libre des idiosyncrasies du maître, comme de toute erreur ou fausseté nous empêchant de comprendre le monde selon sa mesure. On ne peut ni ne doit rester esclave du maître précisément parce que « de tous les hommes, c’est la part : se connaître eux-mêmes et bien-penser. » (ibid., 227). Il nous est imparti, par le Logos-loi du monde, d’apprendre à nous connaître, d’apprendre à aménager notre Logos pour y laisser croître ce Logos-loi du monde, et ainsi nous libérer de tout ce qui pourrait déformer cette loi du monde. 

Tout comportement qui encourage à imposer notre mesure au monde conduit à l’erreur et à l’asservissement, car alors il faudra pour toujours projeter ce mensonge sur le monde, trouver des raisons creuses pour le justifier, devoir défendre son inauthenticité. L’éducation sert donc la liberté en nous éloignant de la démesure : « il faut éteindre la démesure plus encore que l’incendie. » (ibid., 187). L’incendie brûle pendant un temps : la démesure risque de brûler sur plusieurs époques et ses conséquences deviennent alors encore plus graves que celles de l’incendie. Au fond, ce qu’Héraclite nous explique c’est que la liberté se découvre en épousant la mesure du monde et non de l’humain. Son propos est déjà une critique de l’affirmation à venir de Protagoras le sophiste : « l’homme est la mesure de toutes choses » (Dumont, 1988, 998). L’humain n’est pas la mesure de toute chose, et s’il veut le proclamer, il se condamne à devenir esclave de son propre mensonge. L’humain reçoit et interprète le Logos-loi du monde, il lui donne une dimension humaine certes, mais cela toujours en lui obéissant. Le message d’Héraclite pourrait peut-être nous apparaître comme un message pessimiste et ainsi affermir encore plus l’idée de son caractère mélancolique. Mais il n’en est rien : Héraclite est tout à fait optimiste5 en disant que le monde a une mesure, mesure que l’on peut et doit découvrir par soi-même avec l’aide du maître, et que d’y obéir est l’acte le plus libérateur qui soit. « Il ne faut pas agir et parler comme en dormant. » (Héraclite, 1998, 68). Ainsi vivent ceux et celles qui croient pouvoir imposer leur mesure sur le monde, mais sont éveillés ceux et celles qui ont compris que le monde a déjà sa mesure et que s’y accorder est la plus grande affirmation de la liberté. L’éveil est le signe d’une éducation réussie. 

La liberté à laquelle nous renvoie Héraclite n’est pas celle de la volonté et du contrôle, mais bien celle de la contemplation et de la reconnaissance : « bien-penser, la qualité suprême; et la sagesse : dire le vrai et agir suivant la nature, à l’écoute. » (ibid., 234). Cette liberté est bien plus porteuse que la première car notre volonté a ses limites et finit par s’essouffler, alors que le souffle du Logos n’a de cesse. Ainsi épouser son rythme est une source permanente de croissance, une source permanente d’éducation si, comme l’a affirmé Dewey, « l’éducation est l’entreprise qui procure les conditions assurant la croissance ou permettant de mener une vie satisfaisante, indépendamment de l’âge » (2014, 132). À tout âge le Logos que contient l’âme peut et doit croître; à tout âge comme à toute époque, le Logos-loi du monde reste une source d’étonnement et d’éducation. La véritable liberté n’est pas de transformer le monde, c’est de le comprendre, de le laisser-être dans toute sa splendeur. Ce qu’avait bien compris David Henri Thoreau logé dans sa cabane aux abords de l’étang de Walden : « il n’était pas de matin qui ne fût une invitation joyeuse à égaler ma vie en simplicité, et je peux dire en innocence, à la Nature même. » (2011, 104). Thoreau nous livre des mots justes pour parler de la véritable liberté en disant qu’il est « attendu qu’un homme est riche en proportion du nombre de choses qu’il peut arriver à laisser tranquilles. » (ibid., 97). C’est en laissant tranquille le monde que le Logos, enfin, peut nous parler et nous révéler ce qu’il est. Héraclite veut de ses interlocuteurs qu’ils entendent, comme lui mais à leur propre manière, le Logos, et il les prépare en ce sens. Voilà une attitude bien plus philanthropique que misanthropique. 

 

La concrétude de la vérité 

 

Il faut maintenant considérer la vérité même du Logos, celle-ci qui se résume, selon les sages qui ont su l’entendre à leur façon, à « tout est un ». Sur le sens du « tout est un », deux interprétations opposées rivalisent depuis longtemps l’une avec l’autre. La première, d’inspiration platonicienne6 , comprend le « tout est un » à la manière d’un flux incessant, ce flux qui est scandé par le va-et-vient entre une chose et son contraire. C’est pourquoi ce flux est également appelé « discorde » ou « guerre » (voir DK B 53 (Héraclite, 1998, 441) et DK B 80 (ibid., 437)). Selon cette première interprétation, Héraclite a donc voulu dire que tout était soumis à la même loi, cette loi qui est en fait la guerre de tout contre tout, et que tout oscille d’un opposé à un autre, sans qu’aucune unité puisse apparaître. « Tout est un » parce que tout est soumis à la loi, une, de la guerre. La lutte est ici la justice du monde. La deuxième interprétation, au contraire, proclame que le Logos est une unité formée par ce combat des opposés. En cette interprétation, ce n’est pas la guerre qui compte, c’est l’harmonie qu’elle permet de produire. La justice du monde ici prend forme par et dans la lutte. Les Stoïciens, Hegel, Heidegger (d’une certaine façon)7 et bien d’autres penseurs ont fait leur cette interprétation, mais elle se dégage naturellement de quelques fragments clés d’Héraclite. Le fragment DK B 8 indique déjà clairement que la guerre doit être comprise sous les auspices de l’harmonie : « L’adverse, bénéfique; à partir des différents, le plus bel assemblage. » (ibid., 401). L’opposé est utile, en ce qu’il permet l’assemblage d’une belle unité. Mais c’est le fragment DK B 54 qui nous conduit à préférer cette deuxième interprétation sur la première : « L’ajustement [ρμονη/harmonie] non apparent est plus fort que l’ajustement apparent. » (ibid., 430). Il est ici question de l’importance fondamentale de l’harmonie, alors le monde ne peut pas être que guerre. Encore plus, Héraclite fait la distinction entre l’harmonie apparente, visible, perceptible, et l’harmonie non apparente, non visible, seulement intelligible (et seulement en une certaine mesure). Si les choses opposées sont effectivement en guerre les unes contre les autres, elles forment parfois, ensemble, une harmonie perceptible. On peut penser à ce que peut faire naître l’art en créant des rapports d’oppositions.  Mais ces harmonies sont passagères, encore soumises à la guerre des opposés, et vouées à disparaître. Cependant, ce qui reste de par sa force essentielle, c’est l’harmonie intelligible : celle qui, pour toujours, triomphe de la guerre parce qu’elle se crée à même la guerre du monde. C’est là ce que semble dire plus fortement de Logos. Le Logos est bien inscrit dans la « vérité » au sens grec, l’alètheia. L’alètheia dit un dévoilement, mais qui toujours conserve sa lèthè, c’est-à-dire son voile. Les harmonies perceptibles se dévoilent constamment à nous, mais ne peuvent être véritablement comprises comme harmonies que parce qu’elles se construisent sur fond de l’harmonie du Logos lui-même, voilé à nos sens (et en partie à notre intelligence) mais qui toujours régit le monde de la plus belle façon. C’est en ce sens que le Logos peut être compris comme une concrétude.  

Avec le Logos (compris à partir de sa deuxième interprétation8 ), ce que livre ici Héraclite n’est pas une vérité parmi d’autres, il s’agit de la vérité de la vérité, c’est-à-dire de ce qu’est la vérité en elle-même et qui commande toutes les autres vérités. La vérité, toujours une, se manifeste au travers de la pluralité, ce qui veut dire qu’aucune vérité ne peut se donner unilatéralement. Pour qu’il y ait unité, unité au sens d’une réunion, il faut quelque chose à réunir, ainsi faut-il que se manifeste de l’altérité, et cette altérité n’est comprise comme totalité que par l’unité qui livre son sens. Le Logos, un, livre le sens des choses car il réunit ces différentes choses selon leur vérité et ainsi peut-on comprendre que les choses dont il est question sont toutes choses. On est face au tout lorsque toute altérité est comprise sous la loi de l’unité. L’un donne sens au tout, et le tout donne sens à l’un. Peu importe où se trouve la vérité, peu importe dans quelle discipline elle se manifeste, elle est toujours une explication unitaire d’une totalité de choses organisées à même cette explication. L’unité est plus que la somme des parties : l’unité est le sens des parties qui permet à ces parties de former une totalité. Ce qu’Héraclite veut nous dire au fond c’est que la vérité est toujours concrète, que le concret est la marque même de la vérité. 

Concrescere en latin veut dire « croître ensemble ».  Le Logos croît au travers des choses du monde, il croît en donnant sens aux différentes choses du monde qu’il permet, en retour, de totaliser. Et l’éducation a lieu précisément quand s’accroît le Logos de notre âme au contact de ce Logos-loi du monde. Au fond, l’éducation vise l’atteinte de la sagesse : « la sagesse consiste en une seule chose : savoir qu’une sage raison gouverne tout à travers tout. » (ibid.,  241). Reconnaître que le monde a un sens en fonction de sa loi, et découvrir ce qu’est cette loi par la concrétude qui l’habite, voilà ce en quoi consiste la sagesse selon Héraclite. Cela doit signifier que la seule façon de s’éduquer est de devenir philosophe, au sens étymologique du terme : l’amoureux de la sagesse est la seule personne en chemin vers l’accroissement de son Logos puisqu’elle cherche, toujours, à le mettre au contact du Logos-loi du monde par qui se livre le sens unitaire de la totalité. Il ne faut pas comprendre ici que seule la personne ayant étudié la philosophie est éduquée. Plutôt, il faut entendre que seule la personne ayant développé et conservé un caractère philosophe peut prétendre s’éduquer. Car c’est l’essence même de l’attitude philosophique que de rester sensible à la concrétude. Héraclite cherche à nous rendre philosophes, comme lui-même a découvert le pouvoir libérateur de la philosophie. Être libre peut d’abord passer par se mettre en position antagoniste avec l’altérité, mais la liberté ne peut s’accomplir pleinement que lorsque l’on comprend le sens de cette altérité au sein du tout, et cela seulement si on a d’abord compris ce qu’était la loi harmonieuse et une du monde. La vérité libère en donnant sens à toute altérité quelle qu’elle soit, ce qui permet d’ailleurs d’identifier ce qui frôle la démesure et qui risque de briser le sens de la totalité, la mesure des choses du monde. Cette démesure, on peut donc l’appeler abstraction. La philosophie est, en sa plus simple expression, une lutte perpétuelle contre l’abstraction, car c’est bien du côté de l’abstraction que se trouve la fausseté. 

L’abstraction consiste à isoler une partie du tout et d’absolutiser cette partie pour la prendre comme le tout. Ainsi formera-t-elle une unité pauvre en altérité qui, une fois projetée sur le monde, voudra justement lui imposer une mesure qui ne lui correspond pas. L’abstraction est une démesure. Il faut tout de même faire voir que la pensée humaine fonctionne naturellement par abstraction : on ne peut tout comprendre d’un coup, il faut procéder par étapes, abstraire certains aspects particuliers pour mieux les comprendre et pour pouvoir ensuite mieux les lier entre eux. Mais l’abstraction qui est ici en procès est celle qui, justement, s’est arrêtée en chemin et a pris son point d’arrêt comme le point d’arrivée. Héraclite, en bon pédagogue, nous avertit à plusieurs reprises dans ses fragments de l’omniprésence de l’abstraction et de ses dangers. Les dormeurs, dont il a déjà été question, sont nommés ainsi car ils sont dans l’abstraction : le rêve, s’il peut nous en révéler sur nous-mêmes, se fait tout de même le plus souvent en cassant avec la mesure du Logos-loi du monde, ainsi peut-on comprendre métaphoriquement que les dormeurs sont mis hors circuit de l’accroissement véritable de toutes choses au sein du Logos unitaire. C’est ce qu’Héraclite dit directement dans le fragment DK B 89 : « il y a pour les éveillés un monde unique et commun, mais chacun des endormis se détourne dans un monde particulier. » (ibid., 63). Les endormis se sont oubliés et perdus eux-mêmes dans l’abstraction, ils n’ont accès qu’à la fausseté, qu’à ce qui ne croît que détaché du tout et qui grandit toujours plus en démesure tant que l’éveil ne s’est pas effectué. 

Les endormis se trouvent partout, autant du côté des gens moins éduqués que des gens qui passent pour être grandement éduqués, ce qui veut dire que, d’une part, nombreux sont les endormis et que, d’autre part, le savoir en lui-même ne préserve pas nécessairement de l’abstraction. Il y a, si l’on suit les propos de Thomas De Koninck, des « idiots-savants » (2010, 121), c’est-à-dire des gens qui connaissent beaucoup de choses, mais de manière abstraite, c’est-à-dire sans être capable de faire les liens nécessaires entre elles pour y voir apparaître leur sens et leur totalisation, et peut-être aussi leur démesure. Les exemples pullulent encore aujourd’hui : de grands spécialistes de leur domaine prodiguent des conseils tout à fait stupides lorsqu’ils touchent à autre chose que leur spécialité. Ils témoignent d’une grave carence éducative, même s’ils savent d’innombrables choses. Ils n’ont pas su développer, ou encore garder, une attitude philosophique. Héraclite attaque les « idiots-savants » de son époque au fragment DK B 40 notamment : « le grand savoir n’enseigne pas l’intelligence; car c’est à Hésiode qui l’aurait enseignée, et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée. » (Héraclite, 1998, 91). On ne pourra ici chercher à vérifier dans le détail ce que tous ces penseurs ont en commun et qui permet à Héraclite de les dénoncer d’un seul geste, mais l’on peut facilement deviner à l’aune de quelle vérité ils sont jugés : ils n’ont pas tenu compte du « tout est un », ils ne sont pas parvenus à la concrétude du Logos. Marcel Conche, dans son commentaire du fragment 40, nous rappelle à juste titre que certains parmi cette liste que dresse Héraclite ont tout de même « reconnu l’unité du réel » (ibid., 93). Ainsi, pourquoi font-ils tout de même partie des endormis? Parce que s’ils ont reconnu l’unité du réel, ils ne l’ont toutefois pas reconnue dans l’altérité la plus grande, c’est-à-dire dans les contraires. Bon nombre de fragments d’Héraclite cherchent à montrer comment l’unité la plus profonde se manifeste dans la différence la plus forte, comment, au fond, l’unité du Logos se manifeste alors même que l’écartèlement est à son paroxysme. Il ne suffit donc pas de proclamer l’unité de toutes choses, encore faut-il arriver à la voir se réaliser où l’altérité risque de faire tout exploser. Le processus d’éducation doit justement servir à trouver l’unité dans les opposés, car c’est là la seule façon de fuir l’abstraction et de trouver en le Logos-loi du monde une source intarissable de vérité. Héraclite a d’ailleurs un propos qui concerne directement Hésiode et le danger qu’il y a à le prendre comme éducateur : « le maître des plus nombreux, Hésiode. Celui-ci, ils croient fermement qu’il sait plus de choses, lui qui ne connaissait pas le jour et la nuit : car ils sont un. » (ibid., 102). Hésiode, pris dans son abstraction propre, n’a pas su comprendre que le jour et la nuit ne se comprennent mutuellement que dans leur rapport d’opposition, qu’ils n’ont de sens que lorsqu’ils nient leur autre avec lequel ils forment une totalité, qu’ils n’ont de sens qu’unifiés par le Logos. Et le Logos les unifie précisément en ce qu’il est lui-même un processus. Le Logos est un processus, la loi du monde est de processualiser les altérités entre elles, d’organiser, selon le temps, l’espace et le mouvement, les opposés pour que chacun d’eux puisse s’affirmer et trouver son sens toujours en rapport avec son autre. Il faut entendre le « tout est un » comme « tout se détermine par l’un », « tout s’organise par le mouvement de l’un ». L’être (« tout est un ») ici est une façon de parler du temps surtout : « tout se temporalise par l’un », et c’est dans cette temporalisation que se donne la vérité la plus concrète qui soit. C’est pourquoi Héraclite utilisera la figure du feu pour parler du Logos-loi du monde, car le feu organisateur du monde se résume à son processus de consomption mesuré : « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. » (ibid., 279). 

Héraclite, en bon éducateur, veut donc notre bien, il veut nous libérer de la fausseté au contact de ce qu’est la vérité de la vérité, c’est-à-dire la concrétude. Le mélancolique fonctionne au ralenti, détaché du monde et de ses problèmes, mais Héraclite semble bien être à l’opposé de la mélancolie : il est engagé dans un combat contre l’abstraction, il est dans l’urgence de la dénoncer partout où elle se montre, même chez les plus respectables des savants grecs de son époque, car il a découvert que seule l’unité processuelle du Logos peut nous élever vers nous-mêmes au sein de la totalité des choses du monde. 

 

Le difficile accès à la vérité 

 

Si Héraclite semble donc des plus engagés envers l’éducation de l’humanité, en cherchant à la libérer du maître pour la diriger vers la vérité la plus concrète possible, il reste que, de ses propres aveux, il semble prêcher le plus souvent dans le désert. Le fragment DK B 1 le dit sans détour : 

 

« De ce Logos, qui est toujours vrai, les hommes restent sans intelligence, avant de l’écouter comme du jour qui l’ont écouté. Car, bien que tout arrive conformément à ce discours, c’est à des inexperts qu’ils ressemblent s’essayant à des paroles et à des actes tels que moi je les expose, divisant chaque chose selon sa nature et expliquant comment elle est. Quant aux autres hommes, ce qu’ils font éveillés leur échappe, tout comme leur échappe ce qu’ils oublient en dormant. » (ibid., 29 (traduction légèrement modifiée)) 

 

On y reconnaît ici bien sûr plusieurs thèmes que nous avons déjà mis au jour : la majorité des humains vivent comme des endormis même lorsqu’ils sont physiquement éveillés, et Héraclite, qui a pris le temps d’entendre la vérité concrète, sait comment les choses forment, en fonction de leur nature, une totalité vraie selon la processualité même du Logos. Mais ce qu’ajoute ici Héraclite est l’idée que même une fois qu’on a proclamé aux humains le Logos en vérité, soit « tout est un », ils demeurent sans compréhension, sans intelligence. C’est bien sûr par un tel propos qu’Héraclite semble bel et bien misanthrope : les humains resteraient stupides même une fois éduqués, rien ne pourrait les guérir de cette stupidité, pas même Héraclite. Fuyant l’incorrigible idiotie humaine, il serait donc devenu mélancolique et aurait choisi de vivre en ermite. D’autres fragments vont dans le même sens, dont le fragment DK B 72 : « ce avec quoi ils sont en relation le plus continûment, de cela ils s’écartent, et les choses qu’ils rencontrent chaque jour, ces choses-là semblent leur être étrangères. » (ibid., 65). Les humains sont en constante relation avec le Logos, ils le côtoient tous les jours et avec lui la totalité des choses qui sont par lui organisée, mais ils ne le voient pas, ils ne le comprennent pas, et n’arrivent donc pas à faire de leur monde un monde à proprement parler : leur monde est fragmenté, abstrait du monde total. Héraclite semble très critique de ses contemporains, pleurant peut-être sur leur sort, tout en témoignant de condescendance à leur égard. 

Mais ici se pose une question cruciale : est-ce qu’Héraclite, au pire, se moque des humains ou, au mieux, déplore l’état d’ignorance dans lequel ils se tiennent, ou, tout simplement, expose un fait, sans jugement moral ? Est-ce qu’il faut nécessairement y lire une critique des humains, ou faut-il simplement et réalistement accepter la condition même de l’éducation, soit que les élèves partent toujours de loin et ont beaucoup à apprendre? On peut peut-être trouver dommage que les humains doivent toujours devoir être éduqués et que jamais on ne puisse obtenir, de naissance et d’un coup, un être humain complètement éduqué. Mais cela ne change rien à la réalité : à quoi sert de pleurer sur la finitude humaine, si, de toute façon, il faudra composer avec l’éternel recommencement de l’éducation ? Kant l’avait très bien vu : « l’espèce humaine doit, peu à peu, par son effort propre, tirer d’elle-même toutes les qualités naturelles de l’humanité. Une génération éduque l’autre » (2004, 95). Tout éducateur accepte cette règle du jeu : l’élève a beaucoup à apprendre et ne l’apprendra pas du premier coup, il devra se tirer d’affaire avec les seules ressources que d’autres humains ont découvertes avant lui, il ne comprendra certainement pas d’un coup le Logos avec cette seule parole prononcée : « tout est un ». D’autant plus que cette parole, « tout est un », est loin de pouvoir déboucher sur une interprétation unilatérale : elle est la vérité de la vérité, ainsi est-elle la plus profonde et la plus riche des concrétudes. Le Logos ne se laissera pas facilement comprendre, même si tous le côtoient tous les jours, et c’est précisément la tâche de l’éducateur de le redire et de le refaire éprouver de différentes façons à l’élève. Héraclite apparaît donc tout sauf misanthrope : il aime l’humanité car il la prend telle qu’elle est, sans l’habiller de faux vêtements, sans nous faire croire qu’elle comprend tout et d’un coup. Héraclite cherche à se mettre au niveau de l’humanité telle qu’il la trouve à son époque, ce qui pour Montaigne « est l’une des plus tâches les plus ardues que je connaisse; savoir condescendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider » (1989, 169-170). Héraclite lui-même a certainement dû longuement penser au Logos pour pouvoir affirmer que « tout est un » : il démocratise sa sagesse en la rédigeant à qui veut bien la lire. C’est là le sens de la démocratisation de l’éducation : donner à tout le monde accès au Logos, offrir à tout le monde la chance de comprendre la loi du monde pour s’éveiller à celui-ci, même si l’on sait, dans les faits, que tous ne pourront y parvenir. Certes, dans le fragment 1, Héraclite parle « des hommes » qui ne comprennent pas le Logos après l’avoir entendu, ce qui pourrait laisser croire qu’il ne s’agit plus d’élèves, et que donc le processus éducatif a bel et bien échoué pour la grande majorité de ces hommes. Même si le processus éducatif avait échoué, Héraclite, en bon pédagogue, ne baisse pas les bras et continue, dans tous ses fragments, à chercher l’éveil de ses lecteurs, qu’ils soient jeunes ou vieux. 

Héraclite sait d’ailleurs pourquoi il est si difficile d’éduquer au Logos et l’indique au fragment DK B 123 : « la nature aime à se cacher. » (Héraclite, 1998, 253). La phusis ici ne peut être entendue comme ce qui s’oppose à la culture. La « nature » comprend la culture, car elle est ici, tout simplement, le jaillissement de tout étant. La phusis est donc un autre mot pour parler du Logos : tout jaillit et se processualise au sein de la phusis, selon la loi même du Logos. Tout advient et meurt selon la loi une du feu, tout se montre et apparaît toujours en lien avec son autre et au sein du processus générateur un du Logos.  Et ce processus générateur « aime à se cacher », il n’est pas facilement visible, la totalité ne se laisse pas donner d’un coup puisqu’il faut, abstraitement, toujours comprendre un aspect et, ensuite, son autre. La nature obéit donc à l’essence de l’alètheia : ce qui est au plus profondément vrai demeure en retrait, alors même qu’il se livre en partie et difficilement dans le dévoilement de ce qui est fondé par lui. La nature aime à se cacher car elle résiste toujours à l’abstraction : pour parvenir à la voir, il ne faut surtout pas lui imposer notre mesure et projeter sur elle l’abstraction, il faut plutôt croître avec elle en n’oubliant jamais sa concrétude et en cherchant à ne pas faire de jugement hâtif sur elle. En ce sens, parvenir à la compréhension du Logos prend toute une vie : même devenus adultes, nous devons rester élèves de la phusis car sa concrétude nous dépasse encore. C’est à toute l’humanité et pour toujours que s’adresse Héraclite dans ses fragments : la vérité du Logos est d’une profondeur abyssale qui continue de croître au fil du jaillissement des choses. Ceci nous renseigne aussi sur notre propre Logos personnel : « tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même en parcourant toutes les routes, tant elle tient un Logos profond » (ibid., 357 (traduction légèrement modifiée)). Notre âme, notre Logos, est illimitée puisque la profondeur du Logos-loi du monde qu’elle contient est sans limite. Même en parcourant, à coup d’abstractions, tous les aspects du monde, il nous manquerait encore le principe unificateur de ce monde qui est plus profond que toutes les abstractions possibles. On peut seulement deviner les implications du « tout est un », on ne pourra jamais toutes les établir de manière abstraite. 

Ainsi la phusis doit nous demeurer pour toujours d’une certaine façon cachée, car jamais nous n’atteindrons les limites de l’âme qui renferme le Logos-loi du monde. Mais il faut tout de même se lancer dans cette compréhension puisque c’est d’elle que le monde obtient son sens. Si Héraclite peut, il est vrai, à quelques endroits paraître provocateur, c’est une provocation pédagogique qu’il propose : il cherche à étonner et le premier moment de l’étonnement est l’aveu de son ignorance. Il veut que nous admettions notre ignorance pour qu’ensuite nous puissions nous lancer dans la compréhension du Logos. Encore une fois, Héraclite refuse d’avoir des disciples : l’idée est de regarder, ensemble, vers le Logos, et non d’idolâtrer les paroles du maître. Nous, humains, et peu importe notre formation, devons accepter que nous ne connaissions pas bien le Logos puisque nous nous sommes fort probablement perdus en quelque abstraction dans notre développement. Il faut, en méditant sur le « tout est un », croître avec le Logos et parvenir à saisir, un tant soit peu, la vérité du monde. Le Logos aime se cacher en son principe, il ne révèle pas sa vérité d’un coup, mais jamais il ne sombre, toujours il est là pour quiconque veut apprendre à le connaître et, au travers de lui, connaître les choses selon qu’elles forment une totalité : « de ce qui jamais ne se couche, comment quelqu’un pourrait-il se cacher ? » (ibid., 256) La difficulté pour l’éducateur réside alors dans sa capacité à faire apparaître le Logos qui ne se couche jamais, sans pour autant le dévoiler impudiquement à coup d’abstractions banales et réductrices. Il doit vulgariser sans devenir vulgaire. Il peut certes provoquer en confrontant les humains à leur ignorance, mais il doit aussi manifester le Logos pour leur donner le goût de se lancer à sa recherche. Et c’est là que prend sens toute l’obscurité des propos d’Héraclite : « le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. » (ibid., 150). Autre variation sur le thème de la cachette, Héraclite nous explique ici ce qu’est sa propre méthode pédagogique : il ne nous dit pas tout d’un coup (car alors ce ne serait qu’une abstraction), mais ne cache pas non plus (car alors on ne saurait pas où chercher le Logos), plutôt il signifie, il pointe, il donne des indices (il dit « tout est un » et nous laisse le soin de l’interpréter). Le signe en appelle à l’intelligence de l’interrogé, il est concret car il pointe vers quelque chose qui contient de multiples dimensions, et le signe interpelle l’interrogé en l’obligeant à cheminer pour trouver le signifié. Le signe est un outil privilégié pour le pédagogue, il lui permet de lancer l’élève dans sa propre quête libératrice plutôt que de l’enfermer dans le système du maître. 

 

Conclusion 

 

Ce qui doit donc ressortir des pages précédentes est le véritable engagement d’Héraclite envers l’éducation de l’humanité. Il n’apparaît ni misanthrope, ni orgueilleux, ni mélancolique : tout au contraire, il aime les humains, il se place à leur niveau et tente, par des signes plutôt que par des paroles qui inféoderaient l’élève au maître, d’amener les humains à reconnaître la concrétude du Logos qui, seule, donne sens aux choses en leur totalité. Les fragments d’Héraclite laissent facilement deviner qu’il se considérait seul dans sa quête du Logos. Mais toute solitude n’indique pas nécessairement une volonté de devenir ermite. La solitude n’est pas nécessairement l’indice d’une fuite devant l’humanité qui nous aurait trop fortement déçus. La solitude d’Héraclite est une solitude bien philosophique qui ressemble bien plus à celle de la figure du Zarathoustra (de Nietzsche) que de celle de l’ermite. 

Au tout début d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, Zarathoustra, après 10 ans de solitude qui lui ont permis de jouir de son esprit en méditant sur le sens du monde, s’adresse au Soleil et lui affirme : « de ma sagesse voici que j’ai satiété, telle l’abeille qui de son miel trop butina, de mains qui se tendent dont j’ai besoin » (Nietzsche, 1971, 21). Il décide donc, tel le Soleil, de décliner vers les humains et de leur faire part de cette sagesse. En chemin, il rencontre un vieil ermite qui le raille de vouloir se rendre jusqu’aux humains. Cet ermite a découvert Dieu et ne se plaît qu’avec Dieu. Il a vécu parmi les humains mais considère que « l’homme est pour moi trop imparfaite chose. D’aimer les hommes je périrais. » (ibid., 22). Il conseille à Zarathoustra : « point ne va chez les hommes, et reste dans la forêt ! Ou, mieux encore va chez les bêtes ! Pourquoi n’as-tu vouloir d’être comme je suis – un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux ? » (ibid., 23). Mais Zarathoustra a un don pour les humains, il veut leur apporter quelque chose, il veut leur apporter un sens alors même qu’ils sont endormis à ce sens. Tout simplement, Zarathoustra dit : « j’aime les hommes » (ibid., 22). L’ermite d’ailleurs ne connaît pas le sens du monde que Zarathoustra veut apporter aux humains : il veut leur annoncer la mort de Dieu, alors même que l’ermite le croit vivant. Certes Héraclite n’a pas annoncé la mort de Dieu, mais ce qu’il annonce dépasse les dieux : il annonce aux humains, qu’il aime, la loi du monde, cette loi qu’aucun dieu n’a créée et qui, toujours, unifie le monde. Héraclite, comme Zarathoustra, voulut éduquer l’humanité, et la mission éducatrice s’oppose à toute misanthropie, à tout orgueil, à toute mélancolie. S’il fut ermite, il est difficile de croire que c’était par dégoût pour l’humanité, car les fragments d’Héraclite laissent transparaître bien plutôt un désir honnête et fort de rendre l’humanité meilleure en la dirigeant vers le Logos. Ses fragments témoignent surtout de son urgente mission de combattre d’abord l’asservissement au maître, ensuite la paralysie dans l’abstraction et finalement la fausse prétention à obtenir la vérité d’un coup. Ce combat qu’il a mené pour lui-même et les autres, n’a d’autre but que d’arriver à mieux jouir de son Logos dont la profondeur doit ressembler de plus en plus à celle du Logos-loi du monde. L’éducation devient alors un deuxième soleil9 , plus vrai et plus lumineux que le premier, et qui nous libère des lumières artificielles des conseils pédagogiques bon marché dont la quantité démesurée a de quoi nous effrayer.  

 

Bibliographie 

 

Aristote (2018). L’homme de génie et la mélancolie (tr. fr. par J. Pigeaud). Rivages poche. 

Cantin-Brault, A. (2023). Penser le néant : Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne. Hermann. 

De Koninck, T. (2010). Philosophie de l’éducation pour l’avenir. PUL. 

Dewey, J. (2014). Démocratie et éducation, suivi de Expérience et éducation (tr. fr. par G. Deledalle). Armand Colin. 

Diogène Laërce (1999). Vies et doctrines des philosophes illustres (tr. fr. par M.-O. Goulet-Cazé & al.). Librairie générale française. 

Dumont, J.-P. (dir.) (1988). Les Présocratiques. La Pléiade-Gallimard. 

Heidegger, M. (1980). Introduction à la métaphysique (tr. fr. par G. Kahn). Tel-Gallimard. 

Héraclite (1998). Fragments (traduction et commentaire par M. Conche ; 4e édition). PUF. 

Kant, I. (1990). Essai sur les maladies de la tête. Observations sur le sentiment du beau et du sublime (tr. fr. par M. David-Ménard). GF-Flammarion. 

Kant, I. (2004). Réflexions sur l’éducation (tr. fr. par A. Philonenko). Vrin. 

Laks, A. et Most, G. W. (2016). Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à Socrate. Fayard.  

Lévy, C. et Saudelli, L. (2014). Présocratiques latins : Héraclite. Les Belles Lettres. 

Lucien de Samosate (2015). Œuvres complètes (tr. fr. par É. Chambry). Robert Laffont. 

Montaigne, M. E. D. (1989). Essais. Livre 1 (traduction en français moderne par A. Lanly). Honoré Champion. 

Nietzsche, F. (1971). Œuvres philosophiques complètes VI. Ainsi parlait Zarathoustra (tr. fr. par M. de Gandillac). Gallimard. 

Platon (2008). Œuvres complètes (dir. L. Brisson). Flammarion. 

Reboul, O. (2005). Les valeurs de l’éducation, PUF. 

Thoreau, D.-H. (2011). Walden ou la vie dans les bois (tr. fr. par L. Fabulet). Gallimard. 

 

Notes
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 Diogène Laërce semble ici faire référence à l’écrit, probablement rédigé par Théophraste mais attribué à Aristote, Le Problème XXX, qu’on a intitulé en français : L’homme de génie et la mélancolie (Aristote, 2018). Cependant, rien n’est dit à propos d’Héraclite ici.   

[←2

 Carlos Lévy et Lucia Saudelli précisent que c’est justement « entre la fin de la période hellénistique et le début de l’époque romaine » que la figure du sage prend forme, cette figure qui est « capable de réunir le cynisme, le stoïcisme et l’épicurisme » parce que le sage « se moque de tout, se détache des autres et se place au-dessus de la mêlée ». Démocrite devient alors l’archétype de ce sage, et Héraclite sa contrepartie mélancolique : « une légende forgée » comme « anti-modèle » à Démocrite. (Lévy et Saudelli, 2014, XL-XLI).  

[←3

 On compte aujourd’hui environ 130 fragments d’Héraclite considérés comme authentiques. Ces fragments furent regroupés et numérotés au début du 19ème siècle par deux philologues allemands, Hermann Alexander Diels et Walther Kranz. C’est pourquoi aujourd’hui la numérotation des fragments d’Héraclite, et également des autres philosophes dits « présocratiques », commence toujours par les lettres DK. 

[←4

 Ce qu’Héraclite nous dit au fragment DK B 94 : « le soleil ne dépassera pas ses mesures; sinon les Érinyes, auxiliaires de la Justice [Dikè], sauront bien le découvrir. » (Héraclite, 1998, 192). Le soleil, être naturel et soumis au Logos, ne dépassera jamais ses limites, du fait que Dikè veille à faire respecter ces limites décidées par le Logos.  

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 Heidegger disait des Grecs qu’ils ne pouvaient pas être décrits selon ces catégories : « les Grecs étaient, bien entendu, plus pessimistes qu’aucun pessimiste ne peut l’être. Mais ils étaient aussi plus optimistes que tout optimiste. Seulement, leur Da-sein historial se trouve encore en deçà du pessimisme et de l’optimisme. » (1980, 182). Cela s’explique parce que les catégories optimiste/pessimiste n’ont de sens que lorsque l’humain pense pouvoir contrôler son monde, autrement dit lorsque la démesure a commencé à apparaître. Si Héraclite pressent une démesure en germe, les Grecs en général ne vivaient pas encore de manière démesurée face au Logos. Ainsi ils ne peuvent être ni optimistes ni pessimistes, n’ayant que le Logos comme référent, qu’ils en soient conscients ou non. 

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 Platon avait résumé la pensée d’Héraclite par la fameuse expression « Tout coule » (Platon, 2008, 216 (Cratyle, 402 a)). La formule fait partie des « témoignages » chez Diels-Kranz (DK A 6), ainsi elle n’est pas considérée comme une parole authentique d’Héraclite. Mais chez Platon, les choses sont plus compliquées qu’elles n’y paraissent, parce que la deuxième interprétation que nous présentons ici, qui s’oppose au « Tout coule », s’y trouve aussi. Dans Le Banquet, Éryximaque dit bien qu’une harmonie se trouve dans la pensée d’Héraclite (Platon, 2008, 119 (Le Banquet, 187 a-b,)), ainsi il ne peut pas s’agir seulement que les choses coulent : elles forment des harmonies, des touts. Il y a donc une indécision, nous dirons essentielle, quant au sens de la pensée d’Héraclite chez Platon, ce qui n’est aucunement surprenant puisqu’Héraclite est le penseur des opposés et nous empêche, d’une certaine façon, à en choisir un pour délaisser l’autre. 

[←7

 Pour plus d’explications sur la façon dont Hegel et Heidegger ont compris le Logos d’Héraclite à la manière d’une unité, nous renvoyons à notre ouvrage Cantin-Brault, 2023.  

[←8

 Nous ne prétendons pas avoir mis fin au débat quant à la validité de la première interprétation. L’obscurité d’Héraclite réside entre autres dans cette indécision essentielle quant à savoir si c’est la guerre ou l’harmonie qui doit prévaloir. Que la pensée d’Héraclite soit une « critique de l’identité » ou une façon de défendre « une identité supérieure » (Laks et Most, 2016, 255), il faut au moins admettre que c’est par une saisie des opposés que cela se produit, et que les opposés, pour être compris comme opposés, doivent tout même être pris ensemble, unifiés, suggérant, même pour la première interprétation, une forme de concrétude.  

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 En référence ici à la réception d’Héraclite dans la Gnomologie du Vatican : « Héraclite dit que l’éducation est un second soleil pour ceux qui sont éduqués. » (Laks et Most, 2016, 339).  

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292