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mardi 2 mars 2021
Pour citer ce texte : Brassat, E. (2021). La pédagogie au risque de l’applicationnisme. Entre méthodes réflexives et procédures. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 19-34.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/dossier/article/la-pedagogie-au-risque-de-l-applicationnisme-entre-methodes-reflexives-et]
La pédagogie au risque de l’applicationnisme, entre méthodes réflexives et procédures
Emmanuel Brassat
Cergy-Paris Université, laboratoire EMA (EA 4507), INSPE de l’académie de Versailles.
Résumé : La visée de cette recherche est d’interroger de façon philosophique les conditions épistémologiques d’un infléchissement actuel plutôt autoritaire dans la définition des méthodes pédagogiques préconisées dans l’éducation, également favorisé par le développement des neurosciences. Celui-ci se ferait au moyen de l’imposition de protocoles labélisés et standardisés d’apprentissage, évaluables aussitôt, ne requérant que très peu l’appréhension réflexive des acteurs, écartant la construction intuitive et la compréhension créatives des objectifs poursuivis. On parlera en ce sens d’un applicationnisme, terme par lequel le psychologue P. Pastré les qualifie en se référant à l’épistémologie génétique de J. Piaget. Relevant d’un idéal scientiste et positiviste de programmation des apprentissages, d’une technologie logique au sens de Husserl, de circuits cérébraux finalisés, ces orientations reconduiraient, en s’appuyant sur les nouveaux moyens cognitifs permis par l’extension du numérique et de la neurologie, des modèles autrefois behavioristes et tayloristes de l’intelligence, applicables à la fois à l’organisation du travail et à l’enseignement. Répondant à une vision hiérarchisée et exclusive de l’intelligence et de l’action, neuro-centrée, ordonnée à une conception aliénante de la division du travail, ils opposeraient de nouveau des concepteurs et des applicateurs en réduisant l’intelligence opératoire ou pratique à la simple mise en œuvre de procédures pré-données, négligeant dans l’apprentissage l’appréhension intentionnelle et/ou subjective du réel et du donné, ainsi que les dimensions symboliques du savoir.
Mots-clés : application, programmation, apprentissage, aliénation, subjectivation, neurosciences.
Abstract : The aim of this research is to question in a philosophical way the epistemological conditions of a current rather authoritarian shift in the definition of the pedagogical methods recommended in education, also favored by the development of neurosciences. This would be done by means of the imposition of labeled and standardized learning protocols, immediately assessable, requiring very little reflexive apprehension of the actors, ruling out the intuitive construction and creative understanding of the objectives pursued. In this sense, we will speak of applicationism, a term by which the psychologist P. Pastré qualifies them by referring to the genetic epistemology of J. Piaget. Stemming from a scientist and positivist ideal of learning programming, of a logical technology in the sense of Husserl, of finalized brain circuits, these orientations would renew, by relying on the new cognitive means enabled by the extension of digital and neurology, formerly behaviorist and taylorist models of intelligence, applicable to both work organization and education. Responding to a hierarchical and exclusive vision of intelligence and action, neuro-centered, ordered to an alienating conception of the division of labor, they would again oppose designers and applicators by reducing operational or practical intelligence to the simple implementation of pre-data procedures, neglecting in learning the intentional and/or subjective apprehension of the real and the given, as well as the symbolic dimensions of knowledge.
Keywords : application, programming, learning, alienation, subjectivation, neuroscience
« A force de conférer un statut ontologique aux seuls objets représentés par les théories scientifiques, on confine le sujet effectif, c’est-à-dire le fait de l’incarnation vécue, dans les marges du monde »
(Bitbol, 2018).
« Pour faire une bonne simulation, on écrit un programme qui spécifie les propriétés structurales requises et les principes opératoires de l’entité que l’on veut simuler »
(Edelman, 1992).
Introduction
Dans cette étude qui relève de la pensée philosophique, je m’efforce d’interroger ce qui apparait comme le mouvement d’une transformation politiquement et socialement toujours plus insistante dans les institutions éducatives : comment la définition des programmes scolaires et disciplines à enseigner s’infléchit de plus en plus, tant qu’à faire que cela soit possible, dans le sens normatif d’une programmation des apprentissages. Celle-ci tendrait à se fondre dans le modèle, techniquement déjà expérimenté depuis les années soixante du siècle précédent, de l’enseignement programmé ou, plus anciennement, de l’enseignement appliqué. Elle impliquerait un contrôle aigu des résultats des élèves et des enseignants par le recours à des procédures d’évaluation, possiblement automatisées et appliquées de manière extérieure aux acteurs.
Mais que signifie ici programmé et programmation ? Programme, mot venu du grec et du latin de l’antiquité, signifie initialement inscription, ordre du jour. Un programme est donc l’indication écrite directrice de ce qui est à faire et de son déroulement temporel ordonné : référents, objectifs, règles, tâches, étapes successives. En pédagogie, on appelle cela une séquence. Depuis l’apparition de l’informatique dans le sillage des recherches en logique mathématique, programme signifie procédure réglée et finie de résolution d’un problème par un calcul sur des symboles et susceptible d’être automatisée. Dans le sens commun, de telles expressions oscillent entre des significations métaphoriques, le caractère prévu et organisé de quelque chose, voire prédéterminé, et des orientations plus connotées qui relèvent à la fois du registre de la législation scolaire et des systèmes artificiels, mais aussi des techniques informatiques appliquées à l’éducation et à l’organisation du travail humain. Fantasmes et réalité tendent ici à se confondre, sans que l’on puisse toujours les discerner.
Les termes de programmes et programmations viennent ainsi souvent se mêler dans un registre discursif aux accents éventuellement délirants, évoquant des mains invisibles et des pouvoirs technologiques manipulateurs. Ce qui n’est nullement seulement délirant, puisqu’aujourd’hui effectivement de nombreux logiciels et appareils informatiques interviennent pour contrôler et surveiller l’activité sociale. De tels termes incitent donc à une réflexion sémantique et à une prudence théorique. Que désignent-ils vraiment ? Pour autant, il faut observer qu’une confusion dans le jugement commun peut se percevoir, assez réelle, entre le sens ancien du terme de programme qui renvoyait à une législation prescriptive, et l’actuel qui viendrait condenser une articulation complexe entre systèmes artificiels, régulation des conduites et organisation par les pouvoirs du fonctionnement social général.
Une telle convergence n’a rien de seulement fantasmatique. Il y a là l’indication, dans le langage, d’un nouage contemporain de la technique informatique, de la gestion de la société et de la culture propre à notre époque qu’il faut interroger parce qu’il modifie profondément les modes de vie. Dans les visions politiques organisatrices de la culture technocratique contemporaine, au-delà des instances éducatives, c’est un lieu commun de le dire, il existe de nombreux concepts et projets d’automatisation du contrôle des pratiques sociales et du travail humain par le moyen du développement des outils numériques, dont beaucoup sont déjà expérimentés et appliqués donnant lieu à des programmes fonctionnels de gestion sociale des institutions.
Mais plus encore, derrière cet idéal de programmation du contrôle social par des moyens automatisés de surveillance et de régulation de l’activité, pointe un projet plus ambitieux, certes utopique et scientiste, mais toutefois réel. Il s’agirait d’un pouvoir plus direct de programmation des conduites humaines, au sens, cette fois, où des systèmes numériques, des programmes d’intelligence artificielle, géreraient et conduiraient plus directement les actes individuels, voire en provoqueraient et en produiraient le déroulement : apprentissage, mémoire, décisions, opérations pratiques et formelles, perceptions, représentations et perceptions, communication, déplacements et consommation. De tels systèmes numériques interactifs sont aujourd’hui déjà expérimentés avec des enfants considérés comme autistes, dans des perspectives thérapeutiques. Ils n’impliquent nullement la disparition de l’autonomie individuelle, mais seulement de l’intégrer, ou de l’inclure dans des interfaces complexes entre les systèmes numériques et les actes individuels, voire aussi avec l’activité mentale afin, non seulement, d’en augmenter les potentialités, mais aussi de mieux contrôler les conduites.
Deux remarques à ce propos. De telles visions et projets ne sont pas tout à fait neufs, l’idéal d’un système social régulé par des machines intelligentes contrôlant les conduites individuelles apparait dès les débuts du vingtième siècle. Il se verra renforcé par le développement de l’informatique dans les années cinquante-soixante et avec la cybernétique et la théorie des systèmes. Par ailleurs, bien qu’il puisse être jugé comme relevant du fantasme, il n’est pas sans donner lieu à des applications dans l’organisation du travail, des études, du soin médical, du soin aux personnes et dans les thérapeutiques mentales et donne déjà lieu à des expérimentations de couplage du cerveau et d’appareils commandés par des logiciels. En ce sens, l’idée d’un enseignement programmé dans lequel l’élève interagirait avec des logiciels réagissant à ses conduites, voire à son activité cérébrale, est loin de n’être qu’une vision utopique. Ne serait-ce que du fait que l’idée que le fonctionnement du cerveau soit analogique à celui d’une machine programmée capable d’apprentissage, ne soit plus une simple hypothèse formelle, mais déjà un domaine d’expérimentation qui, à la croisée des sciences cognitives et de la neurologie, donne lieu à une neuro-pédagogie.
N’est-ce pas là, encore, l’hypothèse que la connaissance du fonctionnement cérébral serait la clef de tout apprentissage et qu’il suffirait d’actionner les bons processus et d’appliquer les bonnes procédures pour que l’enseignement dispensé produise ses meilleurs effets ? En vérité l’esprit est un os, écrivait Hegel pour se moquer de la phrénologie, cette pseudoscience qui définissait le caractère individuel et les capacités mentales en fonction de la morphologie crânienne. Désormais l’esprit est un réseau synaptique que structurent des algorithmes, autrement dit des procédures réglées, délimitées et câblées, beaucoup moins visibles que l’ossature. Et plus que de corriger la posture du corps par une orthopédie, il s’agirait ici de la possibilité de contrôler ou de gouverner l’activité cérébrale par les normes d’une orthonoèse.
Il y a là l’exercice d’un nouveau principe d’autorité qui consiste à contraindre les acteurs de l’enseignement à se conformer aux hypothèses fonctionnelles du neuroscientifique, à les mettre en application. On désigne de façon critique et péjorative une telle imposition par le terme d’applicationnisme. On parlera dans le champ éducatif d’un retour de l’applicationnisme, d’une soumission cette fois de la pédagogie à la neuro-psycho-technologie logique.
1. Méthodologie
Du point de vue de sa méthodologie, cette étude relève d’une analyse comparative des conceptions pédagogiques et d’une histoire épistémologique et philosophique des concepts, plutôt archéologique et généalogique, au sens de Foucault, que strictement historique (Foucault, 1966). Ses matériaux documentaires sont prélevés dans les ouvrages spécialisés publiés dans les domaines de la psychologie, des sciences de l’éducation, de la psychologie du développement, des théories de la cognition, voire aussi dans un relevé historique et temporel global des pratiques pédagogiques qui en sont plus ou moins issues.
Cependant, la visée de cette recherche n’est pas celle d’une histoire descriptive objective des pratiques pédagogiques instaurées, mais celle d’une analyse des dispositifs conceptuels et idéologiques qui en déterminent l’histoire contemporaine par des influences explicites et implicites, directes et indirectes. S’il est possible de corréler ceux-ci avec des périodes temporelles de l’évolution institutionnelle et des pratiques pédagogiques, il n’est pas dans la finalité de cette étude de le faire précisément, mais plutôt d’identifier des paradigmes, plus ou moins datés, et leur influence théorique globale.
Par ailleurs, une telle investigation ne se limite pas à l’histoire institutionnelle française, mais s’inscrit dans l’évolution des théories pédagogiques sur la scène scientifique occidentale globale. A ce titre, ce qui a pu se passer aux USA, en Suisse, en Belgique, au Canada au XXe siècle en psychopédagogie, importe autant que les développements français dans ce domaine. Une histoire seulement française des pratiques pédagogiques est intéressante pour l’historien des institutions nationales, moins pour l’investigation épistémologique des conceptions qui procède de logiques internationales. Piaget, Dewey, Decroly, Skinner, Montessori, Bloom, Tardif, ou bien d’autres acteurs des théories éducatives, ne se situent pas sur le plan épistémologique dans un domaine simplement national, même s’ils sont aussi inscrits linguistiquement et personnellement dans des circonstances nationales.
Pour donner un exemple, M. Montessori, italienne, se réclame des français Condillac et Itard, qu’elle découvre à travers la lecture des travaux publiés en anglais aux Etats-Unis d’un autre français E. Séguin, qu’elle lit dans cette langue à Paris, et dont elle appliquera les principes à Rome en Italie en 1907. Mais elle s’inspire également du pédagogue allemand F. Fröbel, du biologiste hollandais H. de Vries et de l’éducateur anglais P. Nunn. Peu appliquée en France, elle sera critiquée par l’un des principaux pédagogues nord-américains J. Kilpatrick et membre du mouvement international de la Ligue de l’Education nouvelle fondé en 1921 à Calais avec Claparède, Bouvet, Ferrière, Neil, Piaget, Ensor.
Ajoutons qu’il ne s’agit pas dans cette étude de science de l’éducation, au sens d’une prospective empirique et factuelle, mais d’un travail de réflexion philosophique qui, non sans exigence démonstrative, ne vise pas tant la production de résultats purement objectifs, mais le déploiement d’une position légitime de pensée quand la place de la technologie logique, comme la nomme Husserl, dans l’évolution de la culture et des sciences et ses conséquences en pédagogie. Il ne s’agit donc pas de viser l’exactitude probable d’un résultat, mais de provoquer et de produire des effets d’intelligibilité conceptuelle, y compris au risque d’un forçage de la réalité factuelle. D’une telle position de pensée, l’analyse philosophique est le risque, mais elle en symbolise la nécessité au-delà de la simple science.
2. Programmation des apprentissages et applicationnisme
L’intrication nouvelle du numérique, de la gestion globale de la société et des pratiques sociales, est aujourd’hui confusément mentionnée dans l’emploi de ces termes de programmes et programmations par un déplacement métonymique de leur sens. De sorte que la notion de programme prend ainsi le sens d’une possible programmation des conduites, dans un franchissement sémantique où, symboliquement, la différence entre législation instituée et conduite programmée devient plus incertaine, l’automaticité venant ici se confondre avec le déclaratif, la liberté se dissoudre dans la nécessité fonctionnelle, se voir absorbée au sein du théâtre des opérations cognitives. Dès lors, processus institutionnels, sociaux, psychiques et physiques tendent à pouvoir se traduire et se connecter les uns aux autres dans l’idée ou l’hypothèse d’une continuité formelle et fonctionnelle de la réalité que l’informatique ou les systèmes d’intelligence artificielle pourraient exprimer et ordonner, voire contrôler et modifier.
La possibilité d’une telle continuité est assurément fictive, dystopique, mais elle s’insinue dans les normes en vigueur comme un horizon possible, d’autant plus présente que les systèmes informatiques deviennent omniprésents. En ce sens, par le recours à une telle expression de programmation des apprentissages, à la fois métaphorique et objective, il s’agit de nommer de façon spéculative l’existence de processus de transformation des pratiques sociales, non seulement dans la direction d’une accentuation du contrôle de leurs effets et déroulement, mais aussi, là est la nouveauté, de production et de régulation de l’activité humaine par des dispositifs artificiels impersonnels et automatisés. Comme s’il s’agissait désormais, à des fins de cohésion et de conservation de l’ensemble social, de littéralement fabriquer les conditions formelles et procédurales réglant l’activité humaine dans tous ses détails et non plus seulement d’organiser les activités sociales communes pour la production. Le champ éducatif n’échappant pas à de telles évolutions, mais contribuant à les déployer à sa façon comme un laboratoire expérimental.
D’un tel infléchissement vers une programmation accentuée des apprentissages, en laissant à cette expression sa polysémie, d’organisation systématique des enseignements, d’objectifs programmés d’apprentissage ou de programmations dirigées de l’activité, un observateur peu averti pourrait dire qu’il ne s’agit là que d’une simple nécessité pédagogique, l’expression du cours normal de l’histoire scientifique commune allant dans le sens d’un progrès et d’une maîtrise plus grande, d’un passage d’une pédagogie centrée sur l’enseignement à celle de l’apprentissage. Cet infléchissement conduirait, par un renforcement de l’usage des moyens techniques mobilisés, comme référentiels de compétences, séquences balisées, logiciels, protocoles d’évaluation, outils numériques, à la fois à une amélioration normative des pratiques d’enseignement, à un contrôle légitime de leurs résultats et à une objectivation renforcée des procédures d’apprentissage, grâce à valeur prédictive de la mesure et du calcul de leurs effets sur les élèves.
Néanmoins, quelque chose nous interdit d’en rester à un tel constat, d’écouter béatement le chant des sirènes numériques à l’âge de la technologie informatique. L’exigence réitérée par l’autorité politique de tutelle de soumettre l’enseignement à des sources scientifiques univoques, à des procédures préétablies d’évaluation et, pour les enseignants, de devoir avoir à les appliquer sans pouvoir en discuter, fait symptôme d’une certaine brutalité institutionnelle et sociale. Il y a là comme un basculement de la simple demande usuelle, faite aux acteurs par l’autorité, de rechercher et d’appliquer des procédés pédagogiques efficaces, dans le sens d’une nouvelle doctrine normative, pour ne pas dire idéologie pédagogique. Il s’agirait d’un enseignement scolaire redéfini par le recours avalisé à des techniques organisées et définies indépendamment de l’expérience des acteurs, une sorte de prêt-à-porter procédural. Une telle injonction irait dans le sens d’une orientation que certains désignent comme un applicationnisme, expression qui n’est, à vrai dire, pas très heureuse, mais nullement dépourvue de signification.
Par ce terme d’applicationnisme, employé par le psychologue du travail P. Pastré (2011), en opposition chez lui au constructivisme, on entendra l’obligation de mettre en pratique sans réflexion des orientations théoriques et procédurales prédéterminées et imposées, légitimes parce que produites par la science. La pratique n’étant ici rien de plus que l’application d’une théorie et la théorie l’écriture de la pratique, cette dernière doit dépendre et se soumettre à la théorie qui lui est supérieure. Le défaut de la chose est que le travail humain effectif doit alors se plier à des conceptions qui lui imposent sa règle et n’est pas organisé à partir de la réalité des acteurs, de leur expérience propre dans l’exécution en tant qu’elle diffère de la théorisation et n’est pas une simple application.
Dans ce qui est dénoncé par le terme d’applicationnisme, la technique, ou la dimension opératoire concrète de l’intelligence, est considérée comme n’étant rien de plus qu’une mise en application de la science, des opérations formelles qui constituent les connaissances systématisées abstraites ou des programmes qui régissent l’activité. Le travail humain, dès lors, peut tendre à se mécaniser, chaque agent individuel de la production devenant un élément fonctionnel opérant au sein d’un processus organisationnel d’ensemble conçu préalablement, indifférent à l’exercice individuel d’une compétence professionnelle qui n’existe que d’obéir à la théorie et à ses applications commandées.
En ce sens, le recours à la notion d’applicationnisme permet de désigner et de dénoncer une forme de pédagogie, ou de conception du travail humain, contraires aux conditions qui permettraient un développement personnel dans l’activité. Par cette dernière expression, il faut entendre une subjectivation dynamique et créative de l’expérience ou de l’activité, celle d’un rapport à soi, à l’autre et à l’objet, qui en fait un acte original et pas une simple action passive ou d’application. L’activité pratique comme intelligence opératoire et non pas simple application imposée d’une règle, produirait par elle-même une compréhension fine et organisée logiquement des normes générales dont elle dépend. Pastré, pour justifier d’une telle dénonciation, se positionne donc très nettement du côté de la promotion de la notion de développement individuel et se réfère pour cela aux conceptions du psychologue J. Piaget. Il se reconnait ainsi épistémologiquement et éthiquement dans le constructivisme qu’il lui attribue et qu’il faut entendre, en un sens psychologique, comme synonyme de progression potentielle de l’intelligence individuelle et de la créativité dans l’activité, dès que le sujet humain s’attache à celle-ci, par et pour lui-même.
En ce sens, par opposition, l’applicationnisme dénoncerait un réductionnisme autoritaire, hiérarchique, où la logique pratique du travail humain serait posée comme pauvre en réflexivité véritable et dénuée d’intelligence abstraite, se faisant sans que l’opérateur conçoive le sens de l’activité menée, celle-ci n’étant le plus souvent, dans l’entreprise, qu’application reproductrice de règles et de procédés déjà agencés par la science ou l’ingénierie. Pour résumer, applicationisme en ce sens désigne la réduction de toute activité cognitive ou professionnelle à n’être qu’applicative, à ne devoir mettre en œuvre que des applications. Apprendre ne serait ici qu’appliquer, s’appliquer à appliquer.
3. Questions et problèmes
A partir de ce qui précède, un ensemble de questions se présente, qui indique les fils conducteurs des analyses présentées dans cette étude et permet d’en préciser la visée.
1°) Peut-on poser dans une perspective épistémologique plus globale comme un concept critique et analytique pertinent, la notion d’applicationnisme ? On sait qu’elle procède originairement de l’opposition aristotélicienne hiérarchisée de la connaissance contemplative, de l’action morale avec la production technique et renvoie donc à la subordination du fabriquant au concepteur que l’on peut retrouver dans la division sociale moderne du travail.
2°) Si on emploie cette notion d’applicationnisme, dans sa valeur de dénonciation d’une subordination du travail pratique à la conception scientifique, permet-elle de caractériser les phénomènes épistémologiques et institutionnels qui se produisent actuellement dans les sciences cognitives, en psychologie et dans les pratiques pédagogiques ?
3°) Quelle différence doit-on faire entre la notion d’application, en soi non nécessairement péjorative sur le plan pédagogique, et celle d’applicationisme ? Qu’est-ce exactement qu’une application ? L’application joue-t-elle un rôle particulier dans les situations d’apprentissage et lequel ? Quand est-ce que l’apprentissage ne se réduit pas à des applications ?
4°) Quelle est la nature et la valeur du constructivisme auquel l’applicationnisme s’oppose ? En quoi la pratique opératoire permet-elle de concevoir tout autant le réel que l’intelligence purement formelle ? Faut-il s’affilier en pédagogie à une doctrine constructiviste par souci de démocratisation de l’accès au savoir ?
5°) En quoi la généralisation des outils numériques, du recours à des programmes informatiques dans nos activités, conduit-il à infléchir les pratiques sociales du côté d’une mise en application imposée de conduites et de normes scientifiques, techniques, économiques, ou comportementales? En quoi les dispositifs numériques imposent-ils un nouvel applicationnisme aux acteurs ? Et aussi pourquoi faudrait-il s’en défier ?
4. Applicationnisme et aliénation du travail
Sans répondre aussitôt à de telles questions, il est possible d’admettre, en guise de postulat de départ de la réflexion l’opposition faite par Pastré entre deux épistémologies ou éthiques bien distinctes de l’action opératoire : d’un côté, celle qui voue l’activité concrète, contrainte et subordonnée, de travail ou d’apprentissage, à n’être que l’application d’un système opératoire de connaissances et de procédés formellement élaborés, et qui sera dite en ce sens applicationniste, et, de l’autre, celle qui pense l’activité opératoire concrète comme l’expression d’un développement personnel, au sens d’une affirmation subjective et originale de soi dans l’activité qui implique des actes intentionnels ou une production empirique fine de la compréhension, cela à égalité de la théorie formelle.
Pour ma part, je me positionnerai subjectivement, comme Pastré le fait, en faveur de la seconde, donc du côté de ce qui me paraît être une pensée libérale et émancipatrice, un refus de la normalisation aveugle de l’activité professionnelle ou de la subordination du praticien au concepteur. Est-ce là adhérer épistémologiquement au constructivisme ? Ce n’est pas certain, d’autant plus qu’il faudrait pour cela s’assurer de sa définition. Pour autant, je conserverai quelque réserve envers l’usage de cette notion d’applicationnisme qui s’ajoute à mon avis à celles, déjà employées en philosophie et en sociologie, d’aliénation ou d’instrumentalisation de l’activité humaine, voire d’exploitation, sans qu’il y ait un apport sémantique et logique vraiment supplémentaire à l’employer, si ce n’est à se placer du point de vue de l’acteur du travail et de son autonomie plus ou moins présente.
Applicationnisme viendrait surtout ici souligner et dénoncer l’obligation imposée à des professionnels d’un faire sans réflexion, ou exprimerait la croyance ou la volonté d’ordre inégalitaire, chez les dirigeants, qu’il n’y ait dans le travail de leurs subordonnés que des applications, donc pas le loisir pour ces derniers de penser par eux-mêmes la nature de l’activité menée ni sa régulation. A l’encontre de quoi, on sait que, selon le philosophe Hegel, le travail assujetti du producteur porte la science des maîtres à un degré de liberté en acte que celle-ci ne possède pas sans cela (Hegel, 1970). Le travail asservi est donc dialectiquement un facteur de libération.
Par définition, l’exigence applicationniste semble donc se situer aux antipodes d’une action pédagogique qui implique pour l’élève et l’enseignant de mobiliser un effort personnel de compréhension, de réflexion, de conceptualisation, de production et d’organisation de l’activité intellectuelle, ainsi que d’accès par soi-même à l’expérimentation, aux connaissances et aux lois. Or un tel effort ne saurait se limiter à des applications, cela à la fois chez l’enseignant et chez ses élèves, car il suppose une intelligence de l’action. L’image d’un enseignant appliquant des méthodes d’enseignement déjà formatées et de l’élève ne faisant qu’appliquer des procédés de résolution toujours standards dans ses exercices, paraît éminemment caricaturale, voire absurde dès qu’elle exclut toute réflexion de la pratique.
Curieusement, le sens plus commun d’application, celui de s’appliquer à quelque chose en agissant, de faire preuve d’esprit d’application, n’est nullement synonyme d’une absence de souci pour son action, mais, bien au contraire, exprime la qualité de l’attention de celui qui agit en regard de son acte ou de ses connaissances. En ce sens, l’applicationnisme, comme il a été dit, dénoncerait des situations de travail à ce point aliénées que l’on aurait plus qu’à y appliquer des procédés et des conduites prédéterminées sans avoir vraiment à s’appliquer, à s’y appliquer. Poussé à l’extrême, il s’agirait de situations d’emploi, à proprement parler déqualifiées. Autrement dit, on désignerait par ce mot des formes de travail humain conçues de telle sorte que le sujet, peut-être ici plus exécutant qu’appliquant, ne puisse que peu s’y impliquer et qu’elles soient donc délibérément conçues pour effacer sa subjectivité, son autonomie dans la réalisation, en l’habituant à la passivité.
Or n’est-ce pas là aussi invoquer l’analyse des formes autoritaires de l’organisation du travail industriel nées avec le capitalisme, analyse corrélée à l’idée d’exploitation telle qu’on la trouve chez Marx (1965). Ce qui suppose de faire intervenir dans l’analyse une dimension de politique sociale qui interfère avec les aspects seulement ergonomiques, psychologiques et pédagogiques, qui sont à l’origine de la notion d’applicationnisme. Plus qu’épistémologique, l’applicationnisme serait en ce sens un concept politique relevant du registre de la sociologie critique du travail et de la philosophie politique. Applicationnisme viendrait alors souligner le refus et la dénonciation d’une société hiérarchisée où le travail intellectuel et la capacité à manier l’intelligence opératoire formelle devraient prévaloir sur l’intelligence opératoire concrète, autorisant les tenants de la première à dominer les praticiens de la seconde dans une vision hiérarchisée de la société et de la compétence professionnelle.
En se plaçant sur le plan de l’histoire sociale, on peut observer que de telles conceptions de l’activité comme un travail d’application, pour cela formaté et segmenté, séquentialisé, appartiennent au processus moderne de la division du travail et de sa hiérarchisation dans les sociétés industrielles, celles-ci y ayant été des modèles dominants. Leur usage et développement se sont trouvés plus particulièrement accentués lors de la phase de mise en place du travail à la chaîne en usine au début du XXe siècle, dans lequel l’ouvrier s’applique à une tâche isolée et répétitive au sein d’un processus de production où son action n’occupe qu’une place fonctionnelle élémentaire et ne dispose d’aucune autonomie.
De telles conceptions du travail industriel correspondent au taylorisme, du nom de l’ingénieur qui les avait imaginées et expérimentées dans les usines Ford aux Etats-Unis (Taylor, 1911). Dans ce cas, il s’agissait effectivement d’appliquer au travail humain, de manière autoritaire et fortement hiérarchisée, des conceptions de son effectuation et délimitation. Par une mise en abyme, applicationnisme prend ici le sens de conception appliquée imposée aux acteurs, sans qu’ils soient en droit de la modifier et de ne pas l’appliquer à leur tour à leur activité de travail. L’application se dissolvant ici dans la mise en exécution d’un programme organisationnel de l’action qui fait des acteurs les instruments dé-subjectivés de sa réalisation.
5. Applicationisme et pédagogie
En suivant Pastré, on peut alors envisager d’étendre, d’« appliquer » une telle critique de l’applicationnisme dans le travail industriel à toute conception de l’action pédagogique qui ferait, au pire, de l’acteur un simple exécutant, et au mieux, de celui-ci un agent de procédés à appliquer sans avoir à concevoir par lui-même leur sens et nécessité, réduisant ainsi sa marge de manœuvre intellectuelle et opératoire a minima.
On rejoindrait alors peut-être ici les pratiques d’enseignement programmé, en considérant que celles-ci emploient des outils directifs d’apprentissage, comme les fichiers-questionnaires à trous, qui impliquent de suivre docilement un protocole segmenté d’apprentissage, sans participer véritablement de façon réflexive à la définition de son sens et de ses finalités. Il s’agirait alors d’agir à l’instar de ces élèves en difficulté à l’école qui font leurs exercices sans trop les comprendre, en suivant néanmoins les consignes qui leur sont données. Agir sans trop avoir à concevoir ferait ici loi. Le savoir-faire n’étant que la mise en application d’un savoir étranger à la compréhension du sujet appliquant. En cela, il s’agirait pour l’enseignant ou l’élève de suivre un pattern procédural, un format, et de l’appliquer sans juger ni devoir ou pouvoir le modifier ni l’interpréter.
Mais n’est-ce pas là encore quelque peu caricatural de l’affirmer à la fois comme possible et pleinement hégémonique sur le plan pédagogique ? Tout d’abord ces exercices programmés ne fonctionnent que si l’élève consent à suivre leur protocole. D’autre part, que l’enseignant suive et applique dans son action des procédés ou des procédures, et qu’il y ait aussi pour l’élève des exercices d’application ou appliqués, non seulement ne rend pas compte de toutes les situations pédagogiques possibles, mais pas non plus exactement de ce qui se produit ou pas dans un apprentissage. Et, de plus, les procédés pédagogiques employés, même les plus procéduraux, visent des acquisitions conceptuelles, pas seulement des gestes opératoires. Or réfléchir ne se limite pas à calculer, mais consiste bien plus à choisir une opération pour résoudre un problème.
A moins donc de croire pouvoir réduire l’enseignement à des processus purement mécaniques de conditionnement, aucun apprentissage ne se limite à la seule application ou reproduction d’une action abstraite ou pratique sans la moindre réflexion ou conception de son sens et des opérations requises. La difficulté pédagogique portant non pas sur la procédure à mettre en œuvre dans l’application, mais sur l’accès à son sens et sur le fait de la choisir pour agir ou opérer.
Conclusion : Applicationnisme et contexte épistémologique
Sur le plan de l’histoire épistémologique, on observera que de telles conceptions applicationnistes, si on les désigne par ce terme, peuvent se voir apparentées à des visions formalistes et abstraites, voire mécanicistes ou béhavioristes de l’intelligence et de l’action, d’origine biophysiologique. Elles ont effectivement joué un rôle très direct dans l’apparition de l’enseignement dit programmé, sous la forme de programmes d’apprentissage gérés directement par les élèves à partir de formats procéduraux ou d’appareils à apprendre (Skinner, 1968).
En élargissant alors le spectre sémantique de cette notion d’applicationnisme, on peut encore l’associer à un certain positivisme logique qui a pu s’exprimer dans la théorie des conceptions informatiques de l’intelligence et de l’apprentissage. La formalisation logique d’un domaine opératoire et sa possible automatisation et fonctionnalité venant se substituer de droit à toute autre démarche de pensée. Enfin, à un tel tableau contextuel, déjà ancien, il faut ajouter l’irruption récente des neurosciences cognitives comme disciplines normatives dans le champ épistémologique des théories de la connaissance et de l’apprentissage. Parce qu’elles préconisent désormais des modèles ou pattern d’apprentissage et qu’elles se déploient à l’encontre de l’ancienne psychologie expérimentale ou développementale, refusant souvent leurs résultats en matière de théorie de l’apprentissage, elles apparaissent politiquement à leur tour en demande d’application à l’enseignement de leurs conceptions.
Que la psychologie expérimentale ait été auparavant elle aussi une science d’applications, y compris à la pédagogie, cela ne fait aucun doute, mais aujourd’hui la convergence nouvelle autour des neurosciences, de la médecine, des sciences cognitives et du numérique, voire de l’économie et de l’ingénierie, est telle qu’on assiste de plus en plus de leur part à des demandes de mise en application sociale de leurs conceptions et résultats. A un nouvel applicationnisme donc, qu’on pourra dire cette fois neuro-centré, puisqu’il fait des processus cérébraux et de la connaissance de leur fonctionnement la clef de toute activité pédagogique (Gabriel, 2017).
De telles reconfigurations des conditions de définition de la connaissance, ont bien sûr des conséquences sur la définition des méthodes d’enseignement et des modes et finalités donnés aux apprentissages scolaires. Elles donnent donc lieu à de nouvelles initiatives de programmation des contenus et objectifs d’apprentissages, en un sens ici juridique, mais aussi préconisent, au sens cette fois de l’effectuation d’un programme de conduites opératoires, des procédures d’enseignement et d’apprentissage que les écoles devraient suivre et appliquer. Si l’on voit ici converger dans des conceptions théoriques unifiées, programmes d’enseignement, procédures d’apprentissage et gestion des processus cognitifs, en regard des mécanismes cérébraux, alors c’est bien au surgissement d’un nouvel applicationnisme qu’on assisterait désormais.
Références
Bitbol, M. (2018). L’auto-consistance du cercle épistémologique corrélationnel – Enaction et théorie quantique de la cognition. Dans E. Alloa et E. During (dir.), Choses en soi. Métaphysique du réalisme (p. 283-294). Presses Universitaires de France.
Edelman, G.M. (1992). Biologie de la conscience (traduit par A. Gerschenfeld). Odile Jacob.
Foucault, M. (1966). Les mots et les choses. Gallimard.
Gabriel, M. (2017). Pourquoi je ne suis pas mon cerveau (traduit par G. Sturm). J-C. Lattès.
Hegel, G.W.F. (1970). La phénoménologie de l’esprit (traduit par J. Hyppolite). Aubier-Montaigne.
Marx, K. (1965). Le capital. Dans Œuvres I. Economie. Gallimard.
Pastré, P. (2011). La Didactique professionnelle. Presses Universitaires de France.
Skinner, B.F. (1968). La Révolution scientifique de l’enseignement (traduit par A.-M. Richelle). Mardaga.
Taylor, F.W. (1911). The Principles of scientific management. Harper.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292