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mardi 2 mars 2021
Pour citer ce texte : Roelens, C. (2021). Recension de La laïcité, de P. Foray. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 247-251.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/recensions/article/recension-foray-par-camille-roelens]
Foray, P. (2020). La laïcité. Presses universitaires de Saint-Étienne, 96 pages, 9 euros.
Un lecteur francophone, lorsqu’il se documente sur la laïcité, manque moins de points de vue tranchés que d’une conception à la fois claire et philosophiquement rigoureuse de cette notion. Le premier mérite de l’opus de Foray est donc d’investir en philosophe de l’éducation ce second possible, de manière féconde et sans doute nécessaire.
L’ouvrage s’ouvre sur ce constat : la laïcité est une « passion française » (p. 6), mais si jadis cette caractéristique s’exprimait par le caractère tranché des positions (pour ou contre l’Église, l’État républicain et leur éventuelle séparation), elle en a surtout aujourd’hui la capacité à brouiller les perceptions. « Il vaut donc la peine de s’efforcer de la clarifier » (ibid.).
Pour ce faire, Foray en passe par une discussion de ses origines, puis procède à un rappel de sa distinction avec la sécularisation. La laïcité ajoute à la logique de distinction des ordres l’exigence de la matérialisation institutionnelle de cette disjonction. La sécularisation « a concerné l’ensemble des sociétés occidentales, alors que la laïcité est, en Europe, une particularité française » (p. 13). Suit un rappel de la chronologie législative de cette particularité qui étaye utilement le propos. C’est dans ses dernières pages (pp. 22-23) - dévolues au moment où, à partir de 1989, il est apparu dans l’espace public que « les lignes de forces de la laïcité se sont déplacées » (p. 22) – que l’ouvrage trouve sa problématique plus précise : qu’est-ce qu’une laïcité qui n’est plus pensée contre l’Église, c’est-à-dire en opposition à elle, mais aussi en appui sur elle comme l’est tout terme défini a contrario ?
Pour passer de la définition négative à la définition positive de la laïcité, Foray articule deux principes fondamentaux.
Premièrement, le principe de liberté de conscience, dans toute sa triplicité complexe. Il joint en effet les droits à la « liberté religieuse » (p. 31), à l’« apostasie, […] le droit de changer de religion, mais aussi celui d’abandonner […] toute croyance » (ibid.), « à l’athéisme et à l’agnosticisme » (p. 32). Laïcité, athéisme et anticléricalisme doivent donc être bien distingués, et les possibilités que « la liberté de conscience s’exerce individuellement ou collectivement » (ibid.) - donc y compris par la tenue de cultes - doivent être, dans une logique laïque, garanties par la puissance publique.
Deuxièmement, le principe de neutralité de l’État, qui conduit à distinguer des « institutions publiques » (p. 34) ne pouvant aucunement témoigner de la reconnaissance officielle d’une religion et des « institutions sociales » revendiquant parfois une « affiliation religieuse », avec lesquelles les institutions publiques peuvent interagir – il ne s’agit donc pas de les ignorer (p. 38) - mais non se confondre. Foray rappelle que cette exigence de neutralité touche les agents de l’État et non les « usagers des services publics » (p. 36) et vise, chez les premiers, leur « personnalité professionnelle publique » (ibid.) et non leur « conscience privée » (ibid.) (d’où l’existence de clauses de conscience).
Troisièmement, Foray montre qu’il y a à la fois des accords et des désaccords constitutifs entre ces deux principes. D’une part, « le second principe peut être considéré comme la condition du premier » (p. 39), car il permet d’instaurer, par le jeu du couple droit-pouvoir, un espace public de tolérance (ibid.), d’égalité et de relativisation au présent des avantages acquis dans le passé par telle ou telle religion. D’autre part, de nombreux cas (sépultures consacrées ; aumôneries des lycées, hôpitaux, prisons et budgets afférents ; jours chômés pour motifs religieux ; émissions religieuses sur les médias publics) peuvent poser question et donner lieu, ou non, à « accommodement raisonnable » (p. 43). C’est toutefois, selon Foray, la recherche constante d’équilibre entre les deux principes en tensions qui « honore une laïcité attentive à la fois au respect de la liberté de conscience et de la neutralité de l’État » (p. 44).
Suivent sept confrontations de l’auteur à des « questions et controverses » sur la laïcité, inhérentes selon lui au pluralisme démocratique, que Foray entend davantage éclaircir que trancher. A l’interrogation sur ce qui est public en logique laïque, il rappelle (question 1) que notre existence comprend en fait la sphère privée, la sphère publique et intermédiaire entre les deux, la sphère sociale ou encore, la « société civile » (p. 49), lieu électif d’articulations équilibrées des dimensions individuelles et collectives de la liberté de conscience. C’est une vertu qu’il attribue aussi à la loi de 1905 (question 2), d’une « généralité qui lui permet de s’adapter à la diversité des contextes » (p. 52) dans la recherche de cet équilibre. Si cette législation contribue à faire de la laïcité une exception française (question 3) au sens d’une particularité historiquement fondée, il serait sans doute téméraire, comme Foray le rappelle avec Ricoeur, de prétendre en faire un motif de supériorité morale valant exemplarité et motif d’universalisation. De même, le lien entre République et laïcité - un des points que Debray mobilise dans sa fameuse opposition entre démocrates et républicains - est certes courant en France mais n’a rien d’évident, comme Foray le rappelle (question 4). Ce lien ouvre davantage un champ d’interrogation qu’un panel de positionnements clairs. Le point d’observation éducatif domine ensuite avec les cas des signes religieux (question 5) et de l’enseignement des faits religieux (question 6) à l’école publique, occasion pour l’auteur de les restituer clairement dans leur histoire et leur complexité. Il témoigne alors : d’une vigilance critique quant aux respects des autonomies individuelles ; d’une position instructionniste et patrimonialiste, considérant que les religions « font partie du patrimoine de l’humanité » (p. 71) et sont en cela objet de culture à connaitre, mais que l’enseignement des faits religieux n’a pas de vertus privilégiées d’éducation morale et civique. Le septième temps est pour mettre en garde contre certains présupposés (racisme, amalgames, mépris) de la question « L’islam est-il soluble dans la laïcité ? » (p. 75). En logique laïque, l’« Islam est en France une religion comme les autres qui doit être traitée comme les autres » (p. 77).
La conclusion fait remarquer que les « zones grises » (p. 83) ne pouvant être régies de manière évidente par la conception juridique de la laïcité donnent aujourd’hui une importance décisive à son appréhension par la liberté de conscience, bien plus qu’elles n’autorisent un simple constat de crise, un appel volontariste à l’inflation législative et répressive ou à l’indifférence (tendances portées par sa politisation croissante).
Pour Gauchet, penser l’entrée de La religion dans la démocratie (1998), implique de comprendre le « dans » en deux sens complémentaires : hiérarchique (la loi humaine s’impose à celle de Dieu) mais aussi inclusif. La démocratie des droits de l’homme - ou société des individus - n’est ni la société sans religion ni la société sans croyants, plutôt la société où des individus de droit peuvent ou non être croyants et en tirer des conséquences quant à leur vie privée et publique, mais dans une commune admission que : 1° cette société est métaphysiquement autonome, elle n’a pas d’ordre et de forme fixée par quelque extériorité transcendante, 2° les communautés religieuses n’y sont pas des communautés au sens holiste mais des groupes, potentiellement mouvants, d’individus. D’un côté, il y a le politique et le droit qui garantissent les conditions de l’être-ensemble par la laïcité comme principe juridique et constitutionnel. De l’autre côté, il y a l’éthique et le champ de ce que chacun entend faire de son autonomie individuelle et de sa possible participation à une autonomie collective, soit la laïcité comme notion philosophique et conception de l’humaine condition. Les procédures de la démocratie libérale représentative permettent une prise en charge du premier volet, non du second, qui repose davantage sur le travail intellectuel pour qui s’en empare.
Une double qualité du travail conceptuel conduit par Foray est donc bien : 1° de ne pas refuser de partir d’un point de vue juridique, des questions inhérentes à la politique comme coexistence pacifique des êtres dans leur pluralité et de l’historicité des enjeux et notions ; 2° de se donner aussi les moyens de ne pas en rester à ce premier stade, en évoluant vers un nécessaire point de vue philosophique fort sur la laïcité.
Le souci pédagogique dont témoigne l’ouvrage est aussi à noter. Le style est limpide, l’appareil bibliographique sobre et solide, les annexes utiles. Le plan permet de progresser pas à pas à travers une compréhension des origines de la laïcité, de ce qu’elle est, de ce qu’elle implique comme conséquences et débats. L’ouvrage se clôt utilement en restituant « à l’idée de laïcité sa complexité [et sa] duplicité » (p. 86) irréductibles et à prévenir contre les charmes potentiels des « solutions unilatérales […] toujours simplistes et insuffisantes » pour envisager l’articulation de l’être-soi (conscience) et de l’être-ensemble (loi) humain social.
Les pages sur la liberté de conscience sont sans doute les plus précieuses du livre pour penser les démocraties contemporaines - et l’éducation en leur sein - dans leurs rapports à la religion. Elles sont aussi celles où les précédents développements de Foray sur l’autonomie morale – comprise comme capacité à répondre par soi-même à la question de la vie bonne (2016, pp. 21-22, pp. 120-123) – semblent rencontrer sa constante préoccupation pour la question de l’apprentissage du monde commun (2008, pp. 10-13, pp. 111-124).
C’est aussi en ce point qu’émerge le principal regret – induit par la logique éditoriale d’une collection alliant brièveté et généralité - que l’on peut exprimer après avoir fermé l’ouvrage : ne pas disposer de développements supplémentaires sur les possibles philosophiques, politiques et éducatifs qu’ouvre ce travail pour penser la société des individus. Au lecteur, donc, de s’en saisir.
Camille Roelens
INSPE-HDF, Université de Lille, CIREL (Recifes)
Travaux cités
Foray, P. (2008). La laicité scolaire : autonomie individuelle et apprentissage du monde commun. Peter Lang.
Foray, P. (2016). Devenir autonome. Apprendre à se diriger soi-même. ESF.
Gauchet, M. (1998). La religion dans la démocratie. Gallimard.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292