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lundi 14 mars 2022
Pour citer ce texte : CHAUVIGNÉ, C. (2022). Comment les jeunes générations pensent et refont le monde ? le cas de Greta Thunberg Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-1-l-education-au-risque-de-la-catastrophe/article/comment-les-jeunes-generations-pensent-et-refont-le-monde-le-cas-de-greta]
Comment les jeunes générations pensent et refont le monde ? Le cas de Greta Thunberg
Céline Chauvigné
CREN, EA2661, Université de Nantes
Résumé : Cet article propose une lecture des discours de Greta Thunberg, discours rassemblés dans son manifeste Rejoignez-nous #grèvepourleclimat (2019), comme une forme de parrêsia. L’approche consiste à déterminer dans le rapport de la jeunesse au monde autour de la question du changement climatique, les raisons et les enjeux des clivages existants mais aussi à voir comment se construit la réflexion sur l’avenir par la jeunesse elle-même dans un élan citoyen mondial.
Mots-Clés
jeunesse, cosmopolitisme, citoyenneté, parrêsia
Abstract : This article proposes a reading of Greta Thunberg’s speeches, collected in her manifesto Join us #strikeforclimate (2019), as a form of parrêsia. The approach consists in determining in the relationship of youth to the world around the issue of climate change, the reasons and the stakes of the existing cleavages but also in seeing how young people themselves are thinking about the future as part of a global citizen movement.
Keywords
Youth, cosmopolitanism, citizenship, parresia
Aujourd’hui les questions climatiques, affaires d’ordre public, économique, social et politique font plus que jamais l’objet de controverses, de manifestations et d’appréciations du problème qui conduisent à des débats publics divers. Devant la menace d’un avenir incertain, notre regard porte sur l’étude de la jeunesse et en particulier sur le phénomène Greta Thunberg, porte-parole et lanceur d’alerte (Chateauraynaud, 1996) face à l’effondrement possible de notre planète que les politiques gouvernementales européennes et mondiales des petits pas ne parviennent pas à contenir. Loin d’être résignée, Greta Thunberg interpelle les pouvoirs publics face à leur irresponsabilité et engage une dynamique sociale en invitant tout à chacun à prendre ses responsabilités ici et maintenant.
Comment le paradigme de la catastrophe appelle-t-il à s’interroger sur un monde incertain ? Pour quoi lutte-t-on et contre quoi ? Comment aborder, analyser et concevoir l’activité humaine au présent dans la mesure où elle a une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre ? Comment penser ce système à l’ère de la postmodernité au-delà de la dénonciation du monde actuel ? Quels sont les leviers d’un monde meilleur ? Comment la résistance au monde capitaliste comme force vive (partis politiques) ou méthode (les mouvements de jeunesse) permettrait-elle le salut pour une vie sur la planète ?
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une étude des discours de Greta Thunberg rassemblés dans son manifeste Rejoignez-nous #grèvepourleclimat (2019), comme une forme de parrêsia (Foucault, 1983, 2002) qui repose, d’une part, sur une éthique (autorité morale) et d’autre part sur des preuves (les enquêtes du GIEC) (Fabre, 2019).
Ils interrogent, ainsi, la capacité de la démocratie à répondre de cette urgence climatique dans une sorte de projet radical prenant les contours d’une écologie politique (Gorz, 1975, 1978), d’un développement humaniste, d’un cosmopolitisme au sens de Zarka (2014) et d’une responsabilité éthique (Jonas, 1979) dans le but de développer une écologie de l’action (Morin, 2016).
Les interventions de Greta Thunberg proposent à la philosophie de l’éducation, le paradoxe d’une inversion de sens des liens intergénérationnels, les jeunes faisant la leçon aux adultes et les appelant à prendre leur responsabilité pour les protéger.
1. La jeunesse et le climat : une lanceuse d’alerte Greta Thunberg
Dans une précédente recherche sur l’identité européenne de la jeunesse (Chauvigné, 2020), nous avions identifié le dessin d’une identité collective dans le sens donné par Wittorski (20081 ) autour de trois orientations : la justice sociale (droits équitables pour tous), une humanité partagée (vivre ensemble et le bien-être de tous) et l’écologie.
Le contexte de la question qui entoure le climat, ces dernières années, et les manifestations qu’elle engendre (conférences internationales, enquêtes scientifiques, manifestations, etc.) marquent la montée des idées de l’anthropocène et la prise de conscience collective des questions écologiques dans le paradigme de la catastrophe. Le retour, ici, sur une icône du réchauffement climatique, celle qui constitue une référence par rapport à l’engagement et la combativité incarnée dans une figure militante (Galland, 1996) de la cause climatique, nous intéresse à plusieurs titres : d’une part, sur le sens de ses revendications en tant que telles et d’autre part, sur cette jeunesse souvent accusée de se détourner des formes citoyennes et politiques dans la société, par excès d’individualisme (Durkheim, 1876 ; Galland, 2005 ; Martucelli et De Singly, 2012).
La personnalité même de Greta Thunberg et ses discours publics sur l’avenir ne peuvent laisser indifférents, quoi qu’on en pense, tant dans le développement d’une pensée logique qui ne dévie jamais que sur le plan d’une éthique de la conviction, puis de la responsabilité sans faille, face au monde et à l’humanité qui risquent de se perdre2 . Pour arriver à ses fins, Greta Thunberg fait usage de trois modes d’expression et de communication relevant d’un véritable acte politique : le discours, la résistance et les réseaux sociaux. De ces leviers d’action, comment les jeunes peuvent-ils faire l’histoire tout en ayant été influencés par elle dès leur plus jeune âge ? Comment interpréter ce mouvement durable et planétaire où les jeunes tentent de lier vie sur terre et exigence éthique ? Serions-nous, avec le paradigme de la catastrophe, au début d’un nouvel humanisme qui permettrait un avenir de l’humanité là où les politiques ou même la démocratie semblent échouer ?
Nous articulerons notre propos en trois points. Tout d’abord, nous analyserons le contenu (Bardin, 2007) des discours de Greta Thunberg, discours entendus comme dénonciation du monde actuel et leviers pour un monde meilleur. Ensuite, nous aborderons les actions de résistance comme force vive en vue du salut de la vie sur la planète, et les médias comme moyens de diffusion. Enfin, nous discuterons les termes de cette réflexion sur l’avenir proposé par Greta Thunberg et verrons en quoi ils peuvent constituer ou non un nouvel humanisme pour les générations présentes et futures.
2. Le discours comme dénonciation du monde actuel et levier pour un monde meilleur
Dans le corpus étudié, l’analyse de contenu (Bardin, 2007), comme outil d’investigation basé sur la déduction et l’inférence, permet de repérer des caractères communs aussi bien dans la forme du discours que sa teneur. Sur la forme du discours, Greta Thunberg s’adresse à son auditoire en son nom à partir d’un témoignage, mais aussi au nom d’une collectivité, celle de jeunes soucieux de leur avenir, dans une parole maîtrisée, mélangeant sentiments propres « je me souviens » (2019, p. 7), « quand j’avais onze ans » (2019, p. 8) et arguments de révolte. Ces propos se mêlent à des formules plus politiques dans une rhétorique persuasive faite de slogans et de formules de ralliement, dans un souci pédagogique : « seuls nos actes leur importent » (2019, p. 15). L’illustration et le champ lexical sont précisément choisis pour être compréhensifs et pour que ce discours simple marque les esprits. Si nous nous référons aux idéaux-types de l’orientation de l’action sociale (Weber, 1922), Greta Thunberg croise deux orientations, celle d’un comportement affectuel guidé par l’émotion et celle de l’action rationnelle en valeur guidée par la conviction. L’urgence de la situation climatique l’amène à développer le sentiment d’une responsabilité collective qui est étroitement lié au politique (Arendt 1964, p. 174) compte tenu des enjeux soulevés sur l’avenir de la planète.
Dans les discours de Greta Thunberg, l’interdépendance de la responsabilité individuelle et collective occupe une place centrale ou ce qu’elle engage, engage les autres, dans une sorte d’exigence morale, d’exemplarité reposant sur une rectitude éthique. Face au « silence » des multinationales (2019, p. 9 et suivantes), le discours de Greta Thunberg a pour fonction de mettre en lumière la parole confisquée et d’exprimer la volonté des jeunes générations par rapport à l’effondrement du monde (fonction expressive) (Reboul, 1980, p. 54). Pour se faire entendre, elle en appelle à la collectivité dans un but de mobilisation et à la science, dans un souci de justification. Le langage ici « est la forme même du pouvoir » (Lévy, 1977, p. 49) au service de la prise de conscience de la catastrophe climatique. Consciente de l’écart entre les discours et l’action, elle réfute l’argument d’impuissance, se livre à un questionnement éthique soutenu par un devoir d’agir et nous invite à l’écouter : « je suis une messagère » (2019, p. 31).
Nous avons observé dans l’analyse de contenu quatre dialectiques récurrentes dans le recueil de discours proposés dans « rejoignez-nous #grevepourleclimat » : éducation et instruction, adultes et enfants, capitalisme et écologie, politiques internationales et démocratie directe.
Thunberg explicite, dans l’ensemble de ses discours, son point de vue sur le monde. Elle affirme ses engagements et ses convictions sur la question climatique en comparant le risque climatique à celui d’une « guerre mondiale » (2019, p. 7) qui aurait éclatée sans que « personne n’en parle jamais » (ibid.). Sa rhétorique, convoquée par l’urgence, est marquée par des expressions telles que : « une menace existentielle, le défi le plus important de notre époque et pourtant personne ne bouge » (p. 8), « une crise » (p. 10), « une urgence » (p. 11), « un cri d’alarme » (p. 15), « notre maison brûle » (p. 17).
Pour corroborer cette vérité qui alimente les journaux télévisés (incendies, cyclones, etc.), Greta Thunberg prend appui sur la science (« selon le GIEC, il ne reste que 12 ans ») et rajoute « nous n’avons aucun autre manifeste politique ou demande que celle-là : écoutez la science ! » (2019, p. 17). Greta Thunberg s’appuie ici sur des résultats et nous livre des informations précises avancées par des experts. Ces résultats, qui demeurent centraux dans l’argumentaire de la jeune fille, ont pour objectif d’informer le public (adultes compris) et de justifier les prises de décision et manifestations pour sauver la planète et préserver l’humanité. « Pour éviter un réchauffement de plus de 2 degrés, les pays comme la Suède doivent commencer à réduire leurs émissions de 15% par an » (2019, p. 9). Pas de doute, cette jeunesse est instruite, mais Greta Thunberg interroge la nécessité de cette instruction et de sa transmission si elle n’est pas suivie d’une attitude responsable de la part des adultes : « Quel intérêt de suivre les enseignements du système scolaire quand les plus grands scientifiques issus du même système scolaire ne sont pas écoutés par nos politiques et nos sociétés ? » (p. 12). En effet à cette première dialectique éducation/instruction s’ajoute une interpellation des adultes face à leurs actes, dans une société contemporaine, où le progrès technico-scientifique soutenant le néo-libéralisme triomphe.
Déçue par l’inertie des dirigeants de ce monde et emportée par son indignation, Greta Thunberg les interpelle de manière culpabilisante et infantilisante : « tous les mouvements politiques dans leur forme actuelle ont échoué. […] c’est le moment de parler franchement […] la solution principale est pourtant si simple que même un enfant pourrait la comprendre » (p. 18). Elle s’empare ici de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » et exerce une sorte de veille sur le pouvoir exécutif. « Cela ne devrait pas être aux enfants de faire cela. Mais votre attitude ne nous laisse pas le choix et nous pensons qu’il faut que nous continuions » (p. 31). En se positionnant en tant qu’enfant, Greta Thunberg s’emploie à donner mauvaise conscience aux adultes et à leur intimer de prendre leurs responsabilités : « nos vies sont entre vos mains » (p. 16). Dans ce renversement éducatif de la relation adultes/enfants, éducateurs/éduqués, elle met en cohérence sa parole et ses actions tout en reprochant aux adultes leur inconséquence. Le côté répétitif et obsessionnel de ses discours remet systématiquement et méthodiquement en cause la politique des petits pas et la transmission d’un monde qui n’est plus celui envisagé par Arendt (1972), mais un monde incertain et chaotique.
Si son statut d’enfant interroge sur sa légitimité comme citoyenne, il n’en demeure pas moins que les propos de Greta Thunberg manifestent une nouvelle parrésia dans le sens donné par Foucault (1983, 2002) qui repose sur deux vérités. La première vérité réside dans « un dire vrai », une autorité morale sans complaisance et culpabilisante et confrontant les adultes à leurs contradictions : « Personne n’agit comme si nous étions en crise. Même les plus grands scientifiques du climat ou les politiciens "dits verts" continuent de voyager autour du monde, en avion, mangent de la viande et consomment des produits laitiers » (p. 11). La deuxième vérité s’appuie sur des preuves scientifiques menées par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), organisme ouvert à tous les pays membres de l’ONU.
« Dans la méthode, le doute est levé par l’évidence » (Fabre, 2019, p. 123) et également ici le sens commun. À ce titre, Greta Thunberg devient, comme « citoyenne du monde » à la fois symptôme et symbole d’une lutte radicale amenant deux autres dialectiques : capitalisme/écologie et cosmopolitisme/démocratie directe.
Capitalisme/écologie et cosmopolitisme/démocratie directe
L’urgence de la question climatique amène Greta Thunberg, dans le même temps, à implorer son auditoire : « considérez la crise climatique comme la crise gravissime qu’elle est et donnez-nous un futur » (p. 16), à remettre en cause notre modèle économique et à opter pour un renversement radical de notre société. Elle se pose en lanceuse d’alerte et dénonce le système capitaliste et ses méfaits sur l’écologie : « nous avons besoin d’une nouvelle façon de penser. Le système politique que vous avez créé ne fonctionne que sur le principe de la compétition. Vous trichez autant que vous le pouvez puisque le plus important, c’est de gagner uniquement pour avoir du pouvoir. […] nous devons arrêter cela, nous devons coopérer et partager les ressources de la planète de façon équitable […] limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré » (p. 24). Elle oppose ainsi le bien commun de la planète à la prédation et l’appropriation (Zarka, 2014).
Pour y parvenir, elle en indique la méthode et pose une dernière dialectique : cosmopolitisme/démocratie directe. Pour ce faire, Greta Thunberg en appelle plus au pragmatisme qu’à l’idéologie politicienne (Becquet, 2005, Gravillon, 2019/3) : « je veux que vous agissiez comme si notre maison était en feu » (p. 20), pousse à la désobéissance civique auprès de ses pairs et à la mobilisation du vendredi des lycéens : « Nous ferons nos devoirs quand vous ferez le vôtre ». Il s’agit d’une radicalité à la fois dans les discours et dans l’action, avec un appel à la mobilisation lancé via les réseaux sociaux. Cet acte de désobéissance, politique et citoyen, extrêmement fort, quoi que Greta Thunberg s’en défende, demeure au service d’un projet certes non politicien mais bien politique dans le sens d’une défense d’un bien commun, la planète : « chaque vendredi, je m’assois au pied du Parlement […] je demande à tout le monde de faire de même, où que vous soyez […] » (2019, p. 21), et comme un acte de pénitence et de révolte. Il faut se donner les moyens d’établir un nouvel ordre de vie et de re-singulariser les espaces et les rapports sociaux (Morin, 1977, 1980, 1990) par une action de résistance collective et directe.
3. La résistance comme force vive ou méthode et salut pour une vie sur la planète ; les médias comme moyens de diffusion
La méthode repose sur la grève du vendredi. Elle marque l’insoumission aux adultes qui ne protègent pas les générations présentes du monde incertain et l’affranchissement de l’obligation scolaire. C’est une marque de défiance envers les adultes, qui prend, par extension, la forme de manifestations relayées dans le monde entier avec pour enjeu la survie de l’humanité et la continuité de la vie sur la planète.
Dans ce cas, c’est la frustration qui demeure le moteur de l’action. Elle donne lieu à une nouvelle forme de mobilisation qui n’est ni corporatiste ni liée à la revendication de droits propres. Elle ne passe pas par les institutions habituelles, mais joue avec pour incarner une forme de démocratie directe en assumant les problèmes contemporains comme un devoir, une responsabilité à l’égard des générations présentes qui se projettent dans le futur. Cette approche constitue une nouveauté par rapport aux discours usuels qui s’adressent généralement aux générations futures, en oubliant l’ici et maintenant du devenir des générations présentes. Comme chez Jonas, elle expose le sens de la vie dans un futur qui a besoin de nous (Pommier, 2012) et pour lequel nous devons agir au présent.
La dynamique sociale, impulsée par Greta Thunberg, marque la volonté de s’affirmer et l’attachement à la démocratie directe participative (Caillé, 2005), dans un engagement performatif. Greta Thunberg se place en messagère et lanceuse d’alerte à la tête de mouvements sociaux comme leviers d’un changement de masse (Touraine, 1978, Touraine et al., 1980). En ce sens, la société civile devient son propre fondement (historicité chez Touraine). Le rapport au politique se modifie et les États sont mis devant leur irresponsabilité. Pour y parvenir, les réseaux sociaux vont renverser les modes de transmission et servir de caisse de résonance. La jeunesse cultivée rompue aux codes médiatiques, la voie 2.0 (Gravillon 2019/3), va ainsi défier directement les autorités : « Nous sommes venus ici pour vous informer que le changement s’amorce, que cela vous plaise ou non, le pouvoir appartient au peuple » (Facebook, janvier 2019). À ce titre, l’identité est souvent abordée comme étant l’objet et l’enjeu d’une « transaction/négociation » entre les groupes sociaux et les institutions […] » (Wittorski, 2008).
Le questionnement autour de Greta Thunberg porte à la fois sur la signification de son action (Que défend-elle au juste ? Qui a-t-il de nouveau dans ces revendications ? Pouvons-nous avancer l’idée d’un changement majeur ? D’une prise de conscience inédite ?) mais aussi sur la vérité de ses thèses (Faut-il revoir nos modes de vie ? Changer le système capitaliste ? la société ?).
Au regard de ces interrogations multiples, peut-on avancer l’idée d’un nouvel humanisme chez ces jeunes générations en révolte.
4. De la réflexion sur l’avenir… vers un nouvel humanisme ?
La cause planétaire devient la norme émergente (Neveu, 2002), pour l’humanité entière (Zarka, 2014). Ne peut-on pas voir dans ce rapport au monde, un humanisme au caractère nouveau, celui du cosmopolitisme ? Selon, Greta Thunberg, comme pour de nombreux philosophes, cet humanisme deviendrait le lien intergénérationnel d’une société et aurait pour sens une lutte pour l’Existence, à travers la fraternité des peuples et l’invention d’une nouvelle vie. Elle implique, pour ce faire, quatre éléments de fondement. Le premier repose sur un rapport au temps bousculé par le paradigme de la catastrophe, le second réside dans l’effacement de l’idéal de progrès, le troisième s’appuie sur l’invention de nouveaux modes de vie et d’organisation et le dernier sur notre responsabilité vis-à-vis de l’humanité.
Le rapport au temps et le paradigme de la catastrophe
Le paradigme de la catastrophe appelle de fait à s’interroger sur un avenir incertain, tel est bien le propos de Greta Thunberg. Mais comment s’en sortir le moins mal possible sans pour autant avoir une ligne directrice très précise et se préparer devant ce qui semble inéluctable ?
La réponse est univoque : il faut agir ici et maintenant comme si l’urgence de la situation modifiait les formes de l’action. Le mode opératoire consiste à dénoncer les politiques. Greta Thunberg renverse la thèse d’Hannah Arendt : les adultes témoignent de leur incapacité à protéger les enfants et transmettre le monde ; un monde qui s’autodétruit par la faute des adultes. Ce qui pousse la jeunesse à un rapport nouveau au temps (Hartog, 2003), c’est l’incertitude. Dans l’incertitude le temps commande. Il s’agit donc d’agir en articulant le passé, le présent et le futur pour faire l’histoire, il s’agit d’agir et de penser l’avenir du présent pour les générations actuelles et les générations à venir. Si la démocratie (les politiques) est incapable de relever le défi, seul un pouvoir autoritaire peut régler le problème (Gorz, 1978). La méthode radicale passe par l’organisation en communauté politique directe (résistance, opposition, révolte) des « enfants » (Thunberg, 2009). C’est l’imminence de la catastrophe et l’urgence de l’action pour la prévenir qui justifie une pensée radicale. « Il est alors besoin d’un impératif nouveau, nous imposant d’agir de telle façon qu’il y ait encore des humains après nous » (Ricoeur, 1995, p. 65). Cet impératif oblige, sur le plan éthique, à prendre en considération ce lien entre générations « sans lequel l’humanité même est en péril » (ibid.) et la place de l’idéal de progrès au sein de nos sociétés.
Effacement de l’idéal de progrès
Greta Thunberg incrimine, dans son discours, notre société contemporaine et l’idéal du progrès. Le progrès scientifico-technologique, comme l’avait perçu H. Jonas (1979), met en danger la vie elle-même aujourd’hui et pose la question de savoir si l’humanité peut décider de sa propre extinction.
Est-il permis de se sacrifier et sacrifier les générations présentes et à venir ? Le régime capitaliste et industriel, dans sa composition, conduirait, comme le définit A. Gorz (1978), à une crise multiple, celle de la suracculturation (la prééminence des machines par rapport à l’homme, les effets du profit, etc.), celle de la production qui limite nos ressources naturelles et celle du capitaliste qui déshumanise nos relations. Il conduirait donc progressivement l’individu à se déposséder de lui-même. En ce sens, la lutte contre le réchauffement climatique ne serait pas une fin en soi mais une étape.
Plus largement, l’écologie, nous affirme Gorz,
peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cèdera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intègrera cette contrainte comme il a intégré les autres. C’est pourquoi, il faut poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là-même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou Révolution ? (1978, p. 9 et 15).
C’est en ces termes, que Greta Thunberg s’emploie à défendre une attitude radicale pour tout un chacun, ce qui à l’évidence implique des changements de vie et d’organisation.
L’invention de nouveaux modes de vie et d’organisation
Pour garantir une vie meilleure, la jeunesse va puiser ses ressources dans la science et les enquêtes du GIEC, dans une forme d’expertise, et non à l’école ou dans la société puisque les adultes, en charge des populations, sont jugés irresponsables. Dans la mesure où l’école et le programme idéologique des États ne font plus sens, il convient d’inventer de nouveaux modes d’organisation (Callon, 1998), repenser les relations et les pratiques (Morin, 1977, 1980, 1990) et envisager une mutation du capitalisme (Gorz, 1978, 2008). « Des choix de sociétés n’ont cessé de nous être imposés par le biais de choix techniques […] l’inversion des outils est une condition fondamentale au changement de société » (Gorz, 1978, p. 28-29).
Le salut sur terre nécessiterait alors une transformation radicale des comportements, seule réponse à la crise climatique. Il s’agirait d’écologiser l’homme ou de développer une écologie de l’action (Morin, 2016). Comme si la société contemporaine ne permettait pas à cette jeunesse de se sentir chez elle, en sécurité et avec un avenir serein, ce qui la pousse à prendre pour maxime de son action l’impératif catégorique de Jonas : « agis de façon telle que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie " (Jonas, 1979, p. 40-41). Cette rupture ne peut venir, selon la jeunesse, que des individus eux-mêmes, remplaçant ainsi la rationalité productiviste pour une autre rationalité (Gorz, 1978, 2008) : celle qu’André Gorz nomme l’écologie politique. Dans un retour permanent entre son histoire et ses idées, Greta Thunberg souligne la perte des repères qui la contraint de trouver son chemin, pour elle et pour les autres, ce qui l’amène à une éthique de la responsabilité ayant en jeu l’humanité (Jonas, 1979).
Dans le discours de cette jeunesse porté par Greta Thunberg, le souci de préserver l’environnement est la condition pour la qualité de vie des générations futures. Greta Thunberg initie une réflexion sur nos propres actes et comment nous devrions nous comporter, soit une nouvelle façon d’articuler la vie sur terre et l’exigence éthique qu’elle requiert Dès lors, ne peut-on pas entrevoir ici, le développement d’un nouvel humanisme, le cosmopolitisme selon Zarka (2014), pour lequel la terre est un bien commun à tous et, pour lequel, la responsabilité de l’humanité présente et à venir dépend de nous (Jonas, 1979, Morin, 1977, 1980, 1990, Ricoeur, 1995) ? En référence à H. Jonas, Ricoeur invite alors à penser que « la portée immense attribuée à nos actes par l’idée de nuisance à l’échelle cosmique [...] peut être assumée si nous introduisons le relais des générations. Il s’agit d’interpoler en quelque sorte entre chaque agent et les effets lointains le lien interhumain de filiation » (Ricoeur, 1995, p. 65). Dans cette prise de position, chez Greta Thunberg et certains philosophes, l’idée d’humanité procure à la fois liberté et responsabilité où est pensé le souci du milieu de vie et de la qualité de la vie (Gorz, 2008) dans une forme organisée de prise en main de son destin.
Greta Thunberg cherche, à travers ses discours, dans un cheminement éthique, une prise de conscience individuelle et collective pour survivre dans le présent et se donner des possibilités d’existence dans le futur quitte à faire la leçon aux adultes qui ont failli dans leur mission.
Conclusion
Par les discours qu’il diffuse et par les actions qu’il initie, le phénomène Greta Thunberg, ne laisse pas indifférent. Le dérèglement climatique est chose admise mais la manière de se l’approprier ou d’y remédier peut être mise en discussion. Ainsi, les réactions vis-à-vis de Greta Thunberg paraissent contradictoires. Elle suscite aussi bien des adhésions enthousiastes que des rejets violents. On l’accuse alors d’être instrumentalisée et de servir d’objet marketing pour des mouvements radicaux écologistes, d’exagérer les risques et de proposer des solutions simplistes et inefficaces (Alexandre, 2019 ; Onfray, 2019). Si le mouvement Greta Thunberg séduit, outre hexagone, comme dans les pays nordiques ou le Canada, le mouvement français reste plus limité sur les mobilisations du 15 mars 2019 et suivantes.
Dans tous les cas, la question climatique est une vraie question sociale, politique et scolaire. Elle interroge notre rapport au monde et au temps et l’école n’est pas en reste. Alors comment faire ? Embrigadement, engagement ou prise de conscience ? Face à cette question, le Ministère de l’Éducation Nationale français a publié des ressources pour débattre sur le changement climatique à l’occasion de la mobilisation du 15 mars. À ce titre, des évènements ponctuels, comme la Semaine du climat, visent à aborder le changement climatique à travers ses enjeux scientifiques et civiques.
Elle mobilise les différents enseignements disciplinaires, notamment scientifiques, tout autant que les éducations transversales, en particulier « l’éducation au développement durable, la culture scientifique et technique et l’éducation morale et civique, l’éducation au développement et à la solidarité internationale, l’éducation à la santé. […] La mise en œuvre de débats sur les liens entre les enjeux de développement durable et la lutte contre le changement climatique, des projets pédagogiques et des ateliers scientifiques s’inscrit dans la mise en œuvre d’un projet pédagogique de développement durable impliquant l’ensemble de l’école ou de l’établissement et de ses partenaires. Ces débats sont organisés avec des partenaires territoriaux, engagés dans l’éducation à l’environnement et au développement durable et les actions territoriales d’atténuation et d’adaptation au changement climatique » (MEN, 2015).
Pour autant cette traduction dans le curriculum, de par son caractère épisodique, peut-elle répondre au développement d’un nouvel humanisme cosmopolitique et terrien ?
Bibliographie
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Notes
- [←1 ]
La notion d’identité collective se définit ainsi : « La constitution d’une identité collective pour un groupe semble répondre d’abord au besoin de se défendre vis-à-vis des contraintes qui lui sont imposées, mais aussi de revendiquer une définition autonome de son propre projet d’existence et enfin d’être reconnu dans l’espace social. » (Wittorski, 2013, p. 1)
- [←2 ]
La presse a souvent relayé le syndrome d’Asperger dont est atteint Greta Thunberg comme cause obsessionnelle de ses actes et ses paroles.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292