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lundi 14 mars 2022
Pour citer ce texte : MESTAL-CRESTA, M.. (2022). Fin d’une représentation de l’enseignement… ou réécriture (avec les « ateliers-philo ») ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-2-ecole-et-anthropocene/article/fin-d-une-representation-de-l-enseignement-ou-reecriture-avec-les-ateliers]
Fin d’une représentation de l’enseignement… ou réécriture (avec les « ateliers- philo ») ?
Martine Meskel-Cresta
Laboratoire EMA (EA 4507),
Cergy Paris Université
Résumé : Quand l’École prométhéenne vit ses derniers jours s’impose la question de savoir comment l’école et l’enseignement peuvent encore aider à métaboliser la vulnérabilité d’un monde menacé. La piste suivie consiste à interroger l’enseignement encore pensé sur le modèle de la Bildung, avec son acquisition conjointe de savoirs, de culture et d’attitudes morales. Continuer à assumer la responsabilité de l’introduction au monde passe alors par la lutte contre les neutralisations, opérées au nom d’un ancrage ou enracinement dans une perspective historiale qui n’est plus et dont il faut penser les traumatismes et le « sans retour » - en essayant de « comprendre l’essence de notre âge ». À cet égard, les « ateliers-philo » pourraient être des occasions, encore inabouties, qui permettraient d’esquisser la figure d’enseignants qui instruisent et désinstruisent dans une école dont le sens est d’être lieu de mise en question des savoirs qu’elle dispense, en se laissant convoquer par ce qui vient.
Mots-clés
enseignement, ateliers-philo, déconstruction.
Abstract : As Promethean school is living its last days, the question that arises is how school and teaching can still help metabolize the vulnerability of a threatened world. The path followed consists in questioning the education, still thought as Bildung, with its joint acquisition of knowledge, culture, and moral values. To continue to assume the responsibility of the introduction to the world requires the fight against neutralizations, operated in the name of anchoring or rooting in a historical perspective which is no longer and of which it is necessary to think the traumatisms and the "without return" - by trying to "understand the essence of our age". In this sense, the "philosophy workshops" could be opportunities, as yet unfulfilled, to sketch out the figure of teachers who instruct and uninstruct in a school whose meaning is to be a place to query the knowledge it dispenses, by allowing themselves to be questioned by what is happening.
Keywords
teaching, philosophy workshops, deconstruction.
Introduction
Au moment d’en finir avec une école qui se voulait prométhéenne, vit-on les derniers jours de l’enseignement, à l’ère de l’anthropocène1 et de la liquidation expropriante qu’elle induit, avec ses modifications/dislocations planétaires imputables à l’activité humaine ? Et un autrement de l’école est-il pensable, pour renouveler l’engagement ? Notamment, avec les « ateliers-philo » qui se sont multipliés ces dernières années, pouvons-nous risquer de nous diriger vers une école peut-être moins conquérante et plus épiméthéenne, impliquant donc, à côté de l’habileté, de la prévoyance et de la clairvoyance du Titan rebelle qui avait dérobé des semences de feu pour donner le « feu sacré » aux humains, la pensée maladroite d’un frère oublieux, négligeant dans la distribution des qualités humaines, et qui laisse « l’homme nu » ou en état de faiblesse ? Épiméthée, « dont la sagesse était imparfaite », dit le Protagoras de Platon (320d - 321e), ne comprend qu’après, en retard. Mais, d’une part il évite la souffrance infinie du supplice infligé par Zeus à Prométhée - avoir le foie éternellement dévoré, puis, une fois délivré par Héraclès, porter une bague faite de l’acier de ses chaînes et d’un morceau du rocher sur lequel il avait été attaché. Et d’autre part, comme Ivan Illich l’analysait dans le chapitre 7 d’Une société sans école, « Renaissance de l’homme épiméthéen » (Illich, 1971), il reconnaît ou exhume « l'espérance restée au fond » de la boîte de Pandore (gardienne de l’espoir à laquelle Épiméthée s’unit, pour faire naître les arts, au moins dans la pièce de Goethe, Pandora, afin de repeupler la terre après le déluge). Surtout, à suivre La Faute d’Épiméthée (Stiegler, 1994), le défaut de qualités, d’essence, du vivant humain dès lors inachevé, prématuré ou néoténique, a mis l’homme dans la nécessité de multiplier les prothèses techniques venant en suppléance, depuis que Prométhée a essayé en vain de rattraper la faute ou l’omission d’Épiméthée et de prémunir contre le défaut originaire, sans suffisamment penser la catastrophe. La défaillance d’Épiméthée, son imprévoyance ou sa négligence, comme la technicité prométhéenne qui a tenté de les dissimuler ou de les oblitérer, sont notre enjeu bifront, l’épreuve double à laquelle nous devons désormais nous attacher.
Aussi le titre choisi pour cette contribution s’adosse à la pièce du satiriste viennois Karl Kraus, Les derniers jours de l’Humanité (Kraus, 1917/2005). Contemporain de Freud, qui écrivait à la même époque que l’humanité avait désormais les moyens de se détruire, Karl Kraus, au nom du Nachwelt, du monde et de l’humanité à venir (mais sans triomphe du progrès), a passé sa vie à pourfendre la presse, les journaux et journalistes de son temps, en clamant : « Je suis persuadé que ce ne sont plus les événements qui adviennent, mais des clichés qui poursuivent automatiquement leur travail » (Kraus, 1975), avec une humanité tétanisée, abrutie par un déluge d’informations qui peut « accepter passivement son autodestruction comme inéluctable » (Crépon, 2001, p85). À Vienne au début du XXe siècle, tout le monde est conscient que la fin est proche, que la postérité est terrible : tout le monde le sait, mais, avec et par la presse ou l'ornement, fait comme si ce n’était pas le cas. On vit dans l'instant et l'ornière du décorum, parce qu'il n'y a plus rien à vivre. Et la presse, que Kraus stigmatise, représente la technique qui, « si elle est incapable de former une nouvelle phraséologie, laisse cependant l'esprit des hommes dans un état qui l'empêche de se passer de la phraséologie ancienne » (Die Fackel / Le Flambeau, n°686, 1925, cité par Benjamin, 1975, p87). Si bien que « c’est dans ce mélange contradictoire d'une vie ayant subi des mutations et conservant des formes de vie dépassées que croissent et s’épanouissent les maux de ce monde ». En effet, face à la déréliction, il est toujours possible de déplorer le passé révolu qui pourtant a conduit à la technique, de s'agripper désespérément aux certitudes dans une gigantesque usine de poncifs. Mais Kraus opte pour libérer des « lieux communs » (Gemeinplätze), en intercalant des cicatrices ; il déchiffre, met en procès la rhétorique à l’œuvre dans la presse où les événements sont, comme l’analyse Jacques Bouveresse, constitués par les représentations et récits que l’on en construit et qui donnent l’illusion d’être plus réels que les événements eux-mêmes (Bouveresse, 2001 et 2007).
Ce geste d’intercaler des cicatrices, je souhaite l’appliquer à l’école et à l’enseignement, et ainsi lutter contre certaines neutralisations qui empêchent d’exister pour aujourd’hui, au nom d’un ancrage ou enracinement dans une perspective historiale qui n’est plus. Mon propos essaie de tenir compte de l’histoire de la pensée occidentale, de la déconstruction de sa métaphysique, pour, en abordant brièvement ici les « ateliers-philo », questionner cette acquisition conjointe de savoirs, de culture et d’attitudes morales, propre à un enseignement encore pensé sur le modèle de la Bildung, où la mise en forme se structure par des apprentissages téléologiquement orientés et organise une formation de soi fondée sur des valeurs idéalistes esthético-éthiques, censées parachever l’humanité dans sa domination du monde.
Ces visées avaient fait l’école prométhéenne, mais ne correspondent plus à l’introduction au monde dans le désastre d’après Auschwitz et Hiroshima, où le monde définitivement désenchanté a découvert l’immonde, très éloigné d’un « sens » (de l’homme, de la culture), d’un « humanisme » qui ne sont plus – et dont il nous faut penser l’interruption, la déposition, dans l’école comme ailleurs. Il y va de la responsabilité, pour ne pas oblitérer que des traumatismes sont venus bouleverser, inscrire des failles irrémédiables dans la culture, ses héritages et son « surplomb obligatoire » (Blais, Gauchet, Ottavi, 2014), dans la souffrance du sens.
De fait, nous peinons à exprimer que nous sommes déboussolés par la catastrophe, comme Michaël Ferrier a pu le tenter après Fukushima (Ferrier, 2012), désarçonné, désorbité par la « demi-vie » d’une existence en état de survie et d’urgence permanente, au sein d’un environnement dégradé ou menacé de disparition, et dans l’indistinction entre cataclysmes naturels et catastrophes techniques (de par l’intrication actuelle de la nature, de la technique et de l’économie capitaliste). L’allusion au Japon, où la catastrophe s’inscrit au cœur des choses et des personnes (de catastrophé, bouleversement, renversement du cours de l’histoire, des valeurs du monde, par l’inattendu/l’imprévu, et dénouement funeste/désastreux d’une intrigue au théâtre), fait écho à ce que Michel Deguy appelle « la fin dans le monde » (Deguy, 2009). Cette fin, à laquelle nous avons pu assister en direct, a vu en quelque sorte la pensée s’abîmer dans l’obsolescence du sans-horizon, pour reprendre le terme de Günther Anders (Anders, 2002) qui affirmait l’apocalypse techniquement possible (Anders, 2007), pour une humanité périmée depuis 1945, quand la conjugaison d'Auschwitz (en vue d’un anéantissement) et d'Hiroshima-Nagasaki (pour éradiquer) a déshumanisé et déréalisé le monde. Car il s’agit d’une fin qu’il n’est plus possible de penser en termes eschatologiques, mais bien comme un terme à l’œuvre au sein du réel, dont il faut entendre le « sans retour », même si l’on n’en finit pas de finir, et sur lequel insiste Gisèle Beckman : « il s’agit, déposant l’espérance, de mettre en œuvre la conscience salubre du perdu ». Une fin qui dit qu’on ne pourra pas réparer, mais qu’on doit interroger la demande occidentale de lumière, de feu et d’énergie prométhéenne – jusqu’à l’explosion atomique, l’arme nucléaire, avec ses brûlures, incendies et effets de radiation, aux suites incalculables. Notamment à l’école, où l’on continue, dans un processus d’auto-développement réconciliateur, à reconduire une certaine architecture ontologico-encyclopédique.
Ma question est donc celle de savoir si, avec l’insistance sur l’anthropocène, qui radicalise le(s) danger(s), il va enfin être tenu compte dans l’univers scolaire de ce que le XXe siècle a porté au monde. Mon hypothèse est que la prise en compte de la mutation profonde opérée par l’Occident est restée insuffisante du fait de cadres d’interprétation antérieurs qui masquent et oblitèrent une histoire à déployer, pour s’y former. Ce que je propose de traiter en trois points :
L’école et l’enseignement dans leur rapport à l’évolution de la pensée occidentale : déplacement de la Bildung ?
Généalogie des « ateliers-philo » - au-delà du déplacement de la forme scolaire – digues fragiles ou occasion encore inaboutie ?
Vers des enseignants qui instruisent et désinstruisent, dans l’ouverture au présent, compte-tenu de La peau fragile du monde.
L’école et l’enseignement dans leur rapport à l’évolution de la pensée occidentale : déplacement de la Bildung ?
La question qui se pose, face aux dérèglements climatiques et autres effondrements de mondes fragilisés par la prédation technicienne, est celle de savoir si l’école peut encore aider à métaboliser, à élaborer, à dépasser la dévastation ou vulnérabilité d’un monde en péril. De manière générale, quand advient dans notre histoire ce qui ouvre à des incertitudes, inquiète, contamine ou parasite, en tout cas affecte la pensée ou le savoir, les bases rationalistes vacillent. Alors une relecture, un repositionnement des fonctions de transmission et d’émancipation doivent s’opérer, pour faire place aux traumatismes trop vite évincés, et « comprendre l’essence de notre âge » (Heidegger, 1962, p99).
L’on peut en effet tenter, à et par l’École, de toujours reconstituer le projet des Lumières d’« éducation du genre humain », selon le titre de Lessing (Lessing, 1780/1976), qui visait le perfectionnement grâce aux œuvres, à la quintessence de la Culture, afin de révéler l’humain à sa propre humanité, pour que l’homme « atteigne sa destination », (Kant, 1974, p76)2 . Seulement, selon Jacques Derrida citant Jaurès - « l’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine » -, il ne faut pas se tromper d’humanité (Derrida, 1999), mais tenir compte des chocs et traumatismes qui bouleversent la conception de l’humain et obligent, dans le même geste, à revendiquer et à déconstruire les humanités et leur humanisme - même si les humanités peuvent évidemment représenter encore « le principe d’une parole et d’une pensée libres », d’une résistance à tous les pouvoirs et dogmatismes. D’autant qu’avec l’ébranlement des fondations, qu’il s’agisse de la transformation de l’expérience humaine lors de la guerre de 14 (qui a commencé à représenter « concrètement » le nihilisme réalisé du moderne) ou de la transformation de l’homme en matériau humain lors des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, la transmutation a été violente, trop brutale pour être « digérée » et trouver une place dans la linéarité de notre histoire – comme l’indique Jean-Luc Nancy dans L’Équivalence des catastrophes (Nancy, 2012, p25) : « Auschwitz et Hiroshima sont deux noms qui répondent - avec leurs immenses différences – à une mutation qui aura été celle de toute la civilisation : l’engagement d’une rationalité technique au service de fins incommensurables avec toute fin jusque-là visée ». Les gestes de maîtrise ou les visées d’idéalisation ont donc conduit aussi au laboratoire de l’inhumain. Et quand l’industrialisation de la mort a fait endurer à des millions de personnes qu’elles n’étaient pas dignes d’être des hommes, après avoir classé leurs cheveux, leurs dents en or et amélioré la production de savon 100% graisse humaine, « quelque chose ne suit plus le cours », dit encore Jean-Luc Nancy : « celui de l'histoire, celui du progrès, celui de l'humanité émancipée, rationnelle et maîtresse de son destin » (Nancy, 2010).
Dès lors, avons-nous assez pensé ce que signifie cette radicalité, ce qu’implique l’après-coup de l’horreur sidérante, cet « après » du franchissement des limites ? Nous lui succédons dans la stupeur, au cœur de la décréation du monde, où résonne la parole de Nietzsche « Dieu est mort », au « stade terminal » de la métaphysique occidentale (Heidegger, 2006, p253).
Or, c’est depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale que des changements irréversibles induits par l'homme ont fait entrer dans une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène ou « l'âge de l'Homme », en modifiant la planète : précisément après la régression de la personne à de la chair humaine (Legendre, 1999), avec la grande accélération dans l'utilisation de combustibles fossiles, de matériaux artificiels, avec les rejets de CO2, les retombées radioactives liées aux essais nucléaires, etc. Il n’est, par suite, plus possible de reconstituer à l’identique les Lumières scolaires, ni de nous contenter de critiquer la forme scolaire - à partir des analyses de Guy Vincent, qui posait la question de la fin, de l’affaiblissement ou du dépassement de la forme scolaire, datant du XVIe siècle, avec de nouvelles modalités d’assujettissement et d’obéissance qui ont produit les « disciplines » scolaires, dans le but de soumettre maîtres et écoliers à des règles impersonnelles ou, selon la version des Lumières, à la raison universelle - « lieu spécifique, basé sur l’objectivation-codification-accumulation des savoirs, rendant le ‘sens’ fixe et impersonnel » (Vincent, 1994). Car, si cette critique de la forme scolaire semble aujourd’hui entérinée et partagée, elle laisse subsister la structure onto-encyclopédique, dans ses découpages disciplinaires, ses programmes et ses valeurs. Pourtant l’essentiel a été irréversiblement altéré, et nous sommes bien loin de toute conception du savoir « bon », émanant de la raison, neutralisateur des pulsions destructrices. Autrement dit, nous ne pouvons plus, dans et par l’école ou l’université, faire comme s’il n’était rien arrivé, et continuer à définir le réel par l’auto-appropriation d’un sujet maître et possesseur.
En conséquence et dans ces conditions, comment l’école peut-elle encore assumer la responsabilité de l’introduction au monde (Arendt, 1972), sans neutraliser l’évolution historique, les mutations en cours, dont il faudrait penser les traumatismes et le « sans retour » (Deguy, 2009) ? Les constats de perte d’autorité et de tradition - d’abord chez Hannah Arendt qui, dès les premières lignes de son texte, met en perspective La crise de l’éducation avec les guerres mondiales et les camps de concentration et d’extermination (Arendt, 1960-1972) -, comme les évolutions de la posture enseignante dans le sens de la co-construction des apprentissages avec les élèves, expriment bien sûr les mutations à l’œuvre ; mais les neutraliser, les recouvrir trop rapidement d’aspirations nostalgiques, risque d’aboutir, souvent avec la faillite des systèmes symboliques et la désubjectivation qui l’accompagne, à un enseignement qui ne fait plus sens, à une non-transmission, c’est-à-dire d’abord, selon Catherine Chalier, à la transmission d’un abandon (Chalier, 2008), au profit d'une pensée de l'indifférenciation, rendue possible par la techno-science - avec la question en suspens de savoir ce que l’on dérobe alors aux générations qui suivent, du nouage des vivants et des morts, quand des revenants continuent de nous hanter.
Bref, il importe aujourd’hui de sortir l’école d’une certaine fascination hypnotique, pour l’extraire de l’idole, du mythe, de l’icône sacrée (donc démoniaque, dirait Benjamin) – peut-être en passant de l’image arrêtée au mouvement, de Bild à Bildung(s), mais sans retour à la Bildung humaniste. Cela afin de reposer autrement les questions du sens d’après le non-sens, et de l’irréparable d’une humanité capable à la fois de s’autodétruire et de tout anéantir pour longtemps. Sinon, comme des personnages de dessins animés, l’on réalise soudain que le sol s’est dérobé et l’on tombe dans le vide du crédit que l'on accordait à l’organisation de la connaissance à l’école.
Peut-être nous faut-il également penser que l’enseignement est encore à élaborer - en nous souvenant de son commencement philosophique -, à réélaborer en vue d’un autre départ, car, malgré des aménagements, la scène pédagogique se déploie encore dans sa conformité métaphysique : l’élève se met à l’écoute de la parole de science et de rigueur, à l’écart de ce qui pourrait obscurcir, altérer ou parasiter la pure présence (passions, pulsions, affects, animalité…).
Généalogie des « ateliers-philo » - au-delà du déplacement de la forme scolaire - digues fragiles ou occasion encore inaboutie ?
Puisque la calme césure de l’École ne fonctionne plus quand l’horizon du progrès dans lequel elle s’inscrivait a explosé, nous avons à entendre cet impouvoir ; ce que Jean-François Lyotard, il y a plus de 40 ans, avait suggéré en insistant sur « la prévalence de la performativité (qui) sonne le glas de l’ère du Professeur (le délégitime) : il n’est pas plus compétent que les réseaux de mémoires pour transmettre le savoir établi, et il n’est pas plus compétent que les équipes interdisciplinaires pour imaginer de nouveaux coups et de nouveaux jeux » (Lyotard, 1979, p87). Aussi les exemples des « ateliers-philo » ou des discussions à visée philosophique avec de jeunes enfants, qui ont donné lieu à des expérimentations importantes se présentant comme « pratiques alternatives », seront ici rapidement analysés en tant qu’ils peuvent excéder le seul déplacement de la forme scolaire, pour ouvrir sur un autre de l’école. En les interrogeant dans leur généalogie et leur devenir (mais en les globalisant trop rapidement ici, sans précaution suffisante3 ), il s’agira de problématiser leur impact, au moment où finit l’École qui s’était voulue prométhéenne.
Ces ateliers, qui libèrent l’expression, invitent les élèves (dès l’école primaire) à risquer une parole de sens, pour apprendre à penser ensemble, sans s’en remettre au jugement d’autorité, avec un enseignant qui assume l’insécurité du questionnement. Ils se sont développés, en lien avec la recherche de contre-feux contre les angoisses générées avec l’expérience de l’écroulement ou la carence des points de repère, et ont témoigné d’une nécessité de faire face aux incertitudes du monde contemporain, en faisant débattre et réfléchir. Certes, ces expérimentations et pratiques réflexives, aux potentialités critiques et mutationnelles indéniables, par l’apprentissage de l’argumentation, du débat, permettent de développer l’esprit critique et favorisent des formes de coopération dans le respect des différences ; elles contribuent ainsi à l’éducation d’une citoyenneté active, au fonctionnement démocratique et aux valeurs humanistes, en fonction d’une éthique communicationnelle censée prévenir la violence et améliorer le climat social, par « contamination ». Ces pratiques de discussions, qui provoquent la capacité humaine à raisonner, qui élargissent le jugement et ouvrent l’espace d’une réflexion autonome, œuvrent de surcroît à une modification du rapport au savoir par la réflexion partagée : elles orientent vers un rapport non dogmatique, autorisant à examiner les principes en transcendant les particularités ; elles apprennent donc à élaborer une pensée sans interdit en affrontant oppositions, réfutations, doutes et recherches.
Néanmoins, elles restent prises dans la tension entre changement et nostalgie - en retrait d’une pensée de la philosophie dans son historicité, et du projet qu’avait eu le GREPH, Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique dans les années soixante-dix (GREPH, 1977). Car, grâce aux débats qui régulent les conflits et aux « opérations » didactiques de problématisation, argumentation et conceptualisation qui caractériseraient le philosopher, ces discussions à visée philosophique essaient encore d’introduire de la complexité, mais aussi du sens et de la cohérence au monde. En plus de parachever les finalités scolaires d’émancipation et de liberté de jugement, ces ateliers, de par leur caractère « transversal », associé aux modalités instituantes des pédagogies coopératives comme au regard renouvelé sur l’enfance, développent des compétences dans le domaine de la maîtrise de la langue ou dans celui du vivre ensemble et de la citoyenneté. La réflexion doit y rester universalisante : avec un maître qui fait discuter, qui accompagne, mais souvent reste en retrait, on essaie de redonner du sens aux valeurs et attitudes éthiques, citoyennes, rationnelles, au sein d’une communauté de recherche, faisant office d’image et d’initiation à la démocratie politique. Comme si, face à la crise de légitimation du monde contemporain, « les vérités regardées comme indiscutables ne pouvaient plus être stabilisées que par des discussions » (Monjo, 2004), où l’on tente d’obstruer les différences en privilégiant l’entente, l’accord des accommodements plus ou moins raisonnables, les rapprochements d’une connivence construite en bonne intelligence. Bref, dans un contexte de déchirements où dominent l’incertitude, la désorientation, la carence des points de repère et la fin des utopies alternatives, outre que le philosophique y est essentialisé et instrumentalisé, la discussion philosophique permet de retrouver sens et direction, sorte de dernier bastion face à l’inintelligibilité ou au dissensus – à la place des idéologies ou récits de légitimation, que le post-moderne a rendu caduques.
Mais le logos conquérant des Lumières et du progrès s’est disloqué, a explosé dans les tranchées de Verdun, a failli dans l’irreprésentable des camps de concentration, et aujourd’hui reste sidéré par les effets de l’anthropocène. Donc demander à « la » philosophie et à sa fonction de « questionnement critique » de restaurer des espérances évanouies, de combler les vides laissés par les traumatismes, c’est aussi se dispenser de l’interpeller dans son histoire et sa destination. Le recours à la nostalgie d’une philosophie qui oriente et qui « sauve » en prolongeant encore un peu ce qui déjà n’est plus, non seulement renvoie à une philosophie qui n’a pas pris conscience de son évolution et de son dépassement, de sa fin, qui est aussi celle de l’école dans son fonctionnement traditionnel humaniste, mais il met sous rature le non-scolaire, la non-école déjà à l’œuvre dans l’école (sans lui donner une chance d’opérer sa mutation ou son ressourcement).
Ces discussions à visée philosophique et leurs « finalités humanistes » (Tozzi, 2001), en instrumentalisant le philosophique de manière pragmatique pour développer des compétences dans le domaine de la maîtrise de la langue, grâce au travail argumentatif et au dialogue, ou dans celui du vivre ensemble et de la citoyenneté, non seulement risquent d’œuvrer dans le but extérieur au philosophique de pacifier les rapports sociaux ou de conformer aux normes d’une communication efficace, mais surtout s'adossent à l’illusion de retrouver sens et direction perdus, avec le fantôme d’un humanisme qui s’est absenté de la rationalité instrumentale et de ses techniques sans sujet.
Les multiples protocoles et dispositifs d’ateliers-philo actuels (M. Lipman, J. Lévine, M. Tozzi, O. Brenifier, S. Connac, E. Chirouter…) - que je globalise encore une fois trop vite ici et qu’il faut bien sûr étudier aussi dans leurs spécificités - apparaissent comme des digues modestes, ou encore des « oasis de pensée » selon l’expression d’Edwige Chirouter4 , à distance du projet du GREPH, initié en 1975 par Jacques Derrida, de mettre en place une progressivité de l’enseignement philosophique, pour que l’usage du philosophique dès l’école primaire puisse aussi questionner et déconstruire l’édifice des savoirs et de l’École.
Si « la » philosophie peut se mettre au service de la praxis ou de la citoyenneté, et si, évidemment, placer précocement les enfants en contact avec le questionnement philosophique renforce l’objectif démocratique de formation du jugement critique, les ateliers-philo actuels, oublieux de leur origine déconstructrice, semblent représenter une occasion encore inaboutie, par rapport à l’historicité et à l’extension de l’enseignement philosophique proposée au GREPH. Car, en visant la mise en place d’une progressivité ou extension de l’enseignement philosophique bien en amont de la Terminale, donc en souhaitant un temps long pour s’y affronter et s’y former progressivement, le GREPH œuvrait à la mise en question et à la déconstruction, donc à la mutation de l’édifice scolaire et de sa hiérarchie ontologico-encyclopédique ; par le déplacement de cet enseignement philosophique dans l’institution comme dans ses modalités d’enseignement, il souhaitait rendre l’enseignement philosophique coextensif aux autres enseignements et ainsi amorcer la critique des articulations entre les disciplines. En réclamant la sortie pour la philosophie hors de la classe unique de couronnement des études5 , il entendait dépasser ainsi une extraordinaire interdiction de savoir, en faisant lire et écrire des textes philosophiques aux enfants (pas seulement discuter ou débattre). Et se posaient dès lors les questions de l’âge pour philosopher, en travaillant également à la mutation de la construction scolaire sanctuarisée, avec la « réélaboration générale des contenus, des méthodes, des rapports interdisciplinaires, etc… » - comme l’a explicité Jacques Derrida dans « La crise de l’enseignement philosophique (Derrida, 1990)6 - en faisant circuler le sens, sans toujours en fixer la signification, en incluant les phénomènes de discontinuité, de rupture, voire de retournement, dans un procès d’« indirection ».
Les ateliers-philo actuels se conforment souvent à une représentation de la philosophie assimilée à la construction du jugement ou de l’esprit critique ; donc à une conception du philosophique sans pensée suffisante de son historicité et de son devenir, qui est aussi pensée de l’institution scolaire – autrement dit sans la radicalité d’une redéfinition des rapports entre les disciplines, au travers d’un certain registre de discours, de textes et éléments de culture à faire travailler, jusqu’à une redéfinition des rapports interdisciplinaires, voire des programmes dans leur manière de séquencer et d’organiser les savoirs. Par la réintroduction des sempiternelles grandes questions de « la » réflexion philosophique thésaurisant ses doctrines et concepts, sans se déplacer par rapport à l’instruction métaphysique qui ordonne et impose la vérité de l’Idée, ils font courir le risque de faire de cet enseignement ou initiation le succédané d’une forme de normalisation précoce et moralisatrice. Mais bien sûr, loin de cette dérive, en prenant acte de l’historicité, ils peuvent aussi être l’occasion de réfléchir à nouveaux frais sur ce qu’est l’enseignement de/dans la démocratie, être une opportunité pour un re-travail de la posture, de la fonction et de la condition de l’enseignant moderne, qui ne laisserait pas dans l’ombre les déplacements auxquels pourrait ouvrir dans l’institution scolaire ce « droit à la philosophie » (Derrida, 1990). Car, occasion inaboutie – ou encore en chemin – les ateliers-philo actuels le sont également par rapport à la mise en question de la position ancillaire de l’enseignant, notamment celle des enseignants des premier et second degrés.
Vers des enseignants qui instruisent et désinstruisent, dans l’ouverture au présent, compte-tenu de La peau fragile du monde.
Ces ateliers parfois déplacent la posture de l’enseignant vers un rôle d’animateur et d’accompagnateur ne détenant aucune « bonne réponse », mais susceptible de médiatiser l’appropriation des savoirs ou le cheminement réflexif dans l’animation et l’accompagnement des tâtonnements : il apporte l’étayage nécessaire et la garantie d’une mise en œuvre du processus de pensée réflexive ; il ramène au penser par le travail rationnel de contradiction, il veille à interroger les certitudes au profit d’élaborations problématiques ; enfin il prend soin de développer la disposition à définir avec précision pour penser avec acuité, ou encore l’habileté à argumenter pour démontrer et fonder en raison. Néanmoins, l’enseignant est maintenu dans une logique de subsidiarité, de secondarité - « structure retardataire » (Derrida, 1990, p130) ou « magistrale servilité » (Nancy, 1978) -, toujours second par rapport à la science ou au savoir constitué, en continuant à faire signe, à indiquer direction ou progrès à venir, alors même que la direction fait défaut. Et il contribue à insister sur des connaissance(s) stable(s), des énoncés communicables qu'il faut acquérir sans les toucher, par exemple sans les expérimenter, sans l’émotion, le toucher au sens d'entrer en contact, de bouleverser et d’« hospiter »7 l'étrangeté ou étrangèreté de la connaissance.
Pourtant, l’enseignement, qui procède aussi de la traduction, fait également accéder à ce qui ne relève pas d’emblée d’un sens déjà constitué. Et l’idéal de l’école ne peut faire sens qu’à être lieu de mise en question des savoirs qu’elle dispense, donc à amorcer un processus de désinstruction, au moment même où elle instruit : processus d’interrogation, restituant à l’enseignant son aptitude à traduire et à faire apparaître les structures cachées ou sens restés illisibles, à faire émerger les normes dans leur caractère historique, donc la nécessité de leur (ré)interprétation réitérée et interminable. Ce geste de lecture-écriture déconstructrice pour « penser avec et contre » auteurs et théories, dans l’attention fine aux plis ou articulations entre les concepts, permet d’ouvrir d’autres lumières sur les significations établies. Il implique de « résister », comme l’avait tenté le GREPH8 , d’« apprendre à désapprendre » (Lyotard, 1986, p34-40), en réfléchissant notamment à la manière dont les « apprenants » sont réduits à l’insensibilité, forcés à hériter du traitement technique du savoir. Ce qui suppose aussi et surtout d’engager la responsabilité de l’enseignant-qui-se-fait-chercheur, qui rompt avec la sacralisation de scènes imaginaires, pour oeuvrer avec impertinence et indiscipline, en questionnant ses automatismes de pensée et philosophèmes inaperçus, en doutant de ses propres certitudes, donc en bouleversant les choses - ce qui peut jeter le trouble, mais oblige à déjouer les formes-clichés. Bref, si l’enseignant assume ses responsabilités (de penser), dans la disponibilité aux ouvertures du réel, en fonction du droit inconditionnel de questionner sans limites (pour éviter que Lumières, humanité(s), culture(s), laïcité ou démocratie ne soient qu’illusions ou simulacres), alors les ateliers-philo nous autoriseront à nous emparer et nous dessaisir des résistances critiques à tous les dogmatismes dans l’école et l’université, en réintroduisant sa fonction d’instituer de la distance par rapport à ce qui reste étouffé et indistinct. L’école d’un monde incertain et désorienté est dès lors une école qui à la fois instruit (sans renoncement) et désinstruit pour reconnaître la dimension de la complexité et se donner les moyens de l’affronter, donc qui déplace sans assurance, en prenant le risque de remettre en cause l’ordonnancement et les découpages métaphysiques et méthodologiques des savoirs, en travaillant les significations et leur provenance au lieu de les faire acquérir ; une école également où il s’agit pour les enseignants moins de conduire magistralement que d’assumer un décryptage critique dans une dispersion irréductible de sens.
Encore faut-il se laisser convoquer par ce qui vient et s’ouvrir au présent comme venue éphémère, compte tenu de la peau fragile du monde (Nancy, 2020), donc dans l’indétermination. Car notre monde n’est plus un « cosmos », mais un « plurivers » ou « multivers » sans ordre, en expansion infinie (Barrau & Nancy, 2011), où il ne s’agit guère « de revenir à des gestes fondateurs, bâtisseurs, constituants ou instituants, même s’il s’agit bien d’ouvrir et d’inaugurer, de laisser naître du sens ». Dans l’ébranlement puissant qui nous arrive, par-delà construction, instruction (comme mise en ordre du savoir) et destruction, sans projection ni architectonique possible, ce que Jean-Luc Nancy appelle la « struction » l’emporte (de truo, amasser, entasser) ; donc le tas, constitué de juxtaposition, contiguïté et coprésence, dans l’illimitation et sans principe ordonnateur, que la technique a éliminé dans la multiplication des fins qui sont aussi des moyens. Cette interconnexion, dans l’indistinction et ce désordre, nous pouvons en déplorer l’éparpillement, l’incohésion, mais nous pourrions aussi les considérer comme « surprise, chance, passage », en entretenant la capacité de rêver, et en sauvegardant un espace « transitionnel » de jeu et de culture (Winnicott, 1980) – autre manière d’assumer l’introduction au(x) monde(s), dans l’impermanence, et de donner l’hospitalité aux singularités qui adviennent avec chaque nouveau-né. Dans notre époque où tout paraît ensemble, comparaît, s’il nous manque les repères vectoriels qui nous sécurisaient, il nous faut ouvrir les yeux sans refuser de savoir, il faut « tenter de voir au cœur de ce qui nous aveugle. Ce qui toujours s’est appelé ‘penser ‘ »9 , ne serait-ce que dans le plus grand danger : il importe aujourd’hui, non de maintenir de force ce qui est déjà passé, encore moins de vouloir y retourner, mais de « nous ouvrir à « l'épuisement d'un programme, c'est-à-dire la réalisation ou l'effectuation, la pensée de la bimillénaire interrogation sur le Même d'où s'est déployée la philosophie dans son ensemble » (Lacoue-Labarthe, 1986, p44).
Il nous reste, en fonction de l'idée que toute impuissance, toute pauvreté est une occasion, l’opportunité parfois de rendre vivante la tradition par le commentaire, le déplacement. L’impuissance est aussi une chance si, dans ces lieux de methodos, donc de chemin, que sont l’école et l’université, nous parvenons à être en prise avec le présent. L’école serait alors enclave de mondes à venir, au-delà les réponses de la tradition, ce qui ferait de l’enseignement une « gageure » (Derrida, 1995). Le sens alors pourra(it) répondre à une aventure, à l’ouverture de ce que Jacques Derrida nommait une « destinerrance », à effectuer ensemble, en commun, aujourd’hui, non dans l’après-demain d’une perspective lointaine.
L’enjeu est de ne plus considérer les savoirs (à acquérir) comme des objets techniques fonctionnels dont les professeurs livreraient le mode d’emploi, mais d’accorder l’hospitalité dans les savoirs, en autorisant les « apprenants » à faire œuvre d’auteurs, de chercheurs traitant les connaissances comme des hypothèses à vérifier, en continuant à examiner, justifier ou approfondir le déjà-là des réponses constituées. Bref, si un questionnement philosophique ne s’arrête pas à la clôture d’une réponse, mais rebondit dans la réflexivité problématisée, il autorise à agir avec les savoirs dans la complexité indécidable qui permet rarement de trancher sans précaution, chacun prenant le risque de s’égarer, dans l’inépuisable qui le dépasse, d’opérer des transformations (toujours risques de monstruosités ou de barbaries), qui viendront interrompre le cercle des formes mythiques, pour inventer une autre trajectoire (Benjamin, 2000) et « libérer l'avenir de ce qui aujourd’hui le défigure » (Benjamin, 1971).
Dans cette perspective benjaminienne, l’enseignement serait à même de retrouver l’expérience poétique de la mise en forme (et de l’écriture), au lieu de se défendre contre les chocs de l’histoire ou des vies modernes urbaines qui veulent traiter les événements par l’entendement et la réflexion, en les assignant à une place déterminée, meilleure manière de les aseptiser ou de les oublier ; il assumerait la discontinuité, pour se débrouiller avec le dépouillement, en commençant par faire table rase, comme Descartes, pour mieux se couler dans le « devenir-visible et le devenir-libre de la tradition » dans la mer agitée de la culture et du monde (Benjamin, 1979). Ce qui lui éviterait de croire, avec l’aval des technologies, à un nouvel humanisme, numérique10 , qui est souvent le « cache-sexe apposé à la nouvelle ‘culture du pauvre’, tandis que l'inhumanité s'affiche cyniquement », affirme Gisèle Berkman (Berkman, 2013, p197), notamment dans une gestion technocratique du capital humain (et des portefeuilles de compétences).
Conclusion.
En vue d’une réanimation de ce qui aujourd’hui manque de souffle - à l’époque d’une pandémie, produite par nos conditions de vie, d’alimentation et d’intoxication, qui nous a coupé le souffle (Nancy, 2020) - j’aurai suggéré avec les auteurs évoqués qu’on peut se défaire des chaînes de la punition prométhéenne. À la fois, en finir avec l’école et reprendre les chemins de la skholè, « ce loisir où s’agite la question des principes » (Granel, 1982). En prenant les risques de la traversée, aidée au demeurant par les télé-technologies globalisantes et délocalisantes, puisque la relation pédagogique n’est plus qu’une connexion parmi d’autres du monde en réseaux : traversée des disciplines, traversée des genres de textes, et ouverture de chemins de traverse sans idée préconçue où s’expérimentent de nouveaux passages.
L’essentiel pour l’enseignant est de garder simplement le contact avec le vif du sujet, suspendu à l’ouvert des questions, au milieu d’éclats et débris divers de culture, au lieu de rester en retrait, à la place assignée pour « faire la leçon ». Ce qui implique une école dont le sens est d’être lieu de mise en question des savoirs qu’elle dispense, dans l’éphémère et la mobilité, sans nécessairement faire école pour l’éternité, mais en rendant habitable notre présent, en le soumettant aux questionnements radicaux, et en sortant de la reproduction ou de l’injonction, au sein des ateliers-philo et ailleurs, pour parier sur une recherche à plusieurs voix, et viser moins à « trouver une réponse (unilatérale et qui renforcerait notre somnambulisme), qu’à découvrir la difficulté d'une question » (Lacoue-Labarthe, 1986, p88).
La transmissibilité implique assurément du doctrinal et passe toujours par de la répétition, de la grammaire et des règles ; cependant, une école qui ne renonce pas à enseigner, à émanciper, qui donc se méfie des acceptions sédimentées, engage / invite à (se) réinventer, dans l’impropriété.
Références
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Cette multiplicité d’appellations (rassemblée ici comme « ateliers-philo ») exprime à la fois des finalités hétérogènes et des déroulements différents malgré quelques invariants concernant le droit à la parole, l’argumentation, l’interdiction de se moquer ou la disposition des élèves (en cercle) pour favoriser la discussion ou la co-élaboration de réponses provisoires. Chaque fois, est postulée une « éducabilité philosophique de l’enfance » : prime l’accompagnement de la réflexion et de la parole des élèves - sujets producteurs de pensée ; pour échapper au relativisme, le droit démocratique d’expression a pour contrepartie philosophique le devoir rationnel d’argumentation ; et l’enseignant est déplacé dans ses interventions magistrales et son degré de guidage, à l’écoute et à l’école de ses élèves, attentif aux énoncés, recherches ou délibérations, comme à leurs répercussions sur les apprentissages. Selon le titre de son intervention au colloque L’École Primaire au XXIème siècle, d’octobre 2021 : « Les ateliers de philosophie à l’école : des oasis de pensée comme modèles de fonctionnement de l’école du XXIè siècle ? » Si l’école est l’entreprise par laquelle la philosophie s’est faite institution, en visant l’éducation rationnelle pour l’humanité, la place du philosophique au sommet de l’édifice scolaire, lorsque les rationalités de tous les autres savoirs ont apporté leur contribution, permettait de ressaisir l’intégralité d’un sens dans sa prétention ontologique. Dès lors, déplacer ce qui se présentait comme achèvement en amont, même sous forme d’ateliers en bordure ou aux marges des programmes et emplois du temps de l’école, ne pouvait être sans répercussion, par-delà le prétendu « manque de maturité des élèves ». Cf. le Rapport de la commission de philosophie et d’épistémologie, de Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, 15 juin 1989. Selon l'expression de Benveniste, E. (1969), Vocabulaire des Institutions européennes, vol. 1. Minuit, p87. Pour s’opposer à un enseignement optionnel de la philosophie que proposait le ministère Haby. JL Nancy, « Alep, les yeux grands ouverts », tribune dans Libération, 21 décembre 2016. Cf. Doueihi, M. (2011) : Pour un humanisme numérique, Seuil. Après l’humanisme aristocratique de la Renaissance, l’humanisme exotique au XIXe, et l’humanisme « démocratique » de l’anthropologue qui prend en compte tous les faits de l’humain – tous trois ancrés dans une culture du document - , le quatrième humanisme, numérique, s’appuie sur l’amitié (des réseaux sociaux) ; sur le retour des récits, du narratif, comme garantie de cohérence par l’introduction d’une signature (dans le fragmentaire) ; et sur une autre textualité, avec la banalisation du geste éditorial et la radicalisation du geste de lecture qui modifient le rapport lecteur/écrivain puisque les documents ne sont plus intouchables, dans une « esthétique de la coexistence » qui à la fois augmente le livre de commentaires et scolies, partage les interprétations, et met les savoirs à disposition, ce qui induit que ces derniers ne constituent plus la valeur ou la plus-value qui leur était conférée.
Platon (1966), Protagoras (320d - 321e), Œuvres complètes III, 1. (traduit par A. Croiset). Belles Lettres. Notes
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292