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lundi 14 mars 2022
Pour citer ce texte : FONSECA DE CARVALHO, J-S.. (2022). L’école prométhéenne : un héritage que les lumières nous ont légué sans testament Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-2-ecole-et-anthropocene/article/l-ecole-prometheenne-un-heritage-que-les-lumieres-nous-ont-legue-sans-testament]
L'école prométhéenne : un héritage que les lumières nous ont légué sans testament
José Sérgio Fonseca de Carvalho
Professeur de Philosophie de l’éducation
Université de São Paulo
Résumé : À partir d'une reconstruction de la phénoménologie du temps historique, inspirée par la pensée de Paul Ricœur, cet article vise à analyser les transformations de l'image d'une école prométhéenne en réfléchissant aux conditions de son dépassement vers une école ouverte à la diversité culturelle des peuples.
Mots-clés
Ricoeur, école prométhéenne, phénoménologie.
Abstract : Based on a reconstruction of the phenomenology of historical time, inspired by the thought of Paul Ricoeur, this article aims to analyze the transformations of the image of a Promethean school by reflecting on the conditions of its overcoming towards a school open to cultural diversity of peoples.
Keywords
Ricoeur, Promethean school, phenomenology.
Introduction
L’interrogation qui soutient les réflexions de ce colloque – éduquer pour un avenir incertain : la fin de l'école prométhéenne ? – propose une tâche fondamentale pour ceux qui habitent le présent : réfléchir au sujet des impacts de la prise de conscience d'un avenir incertain à la lumière d'un héritage reçu du passé : le gros pari que la civilisation européenne moderne a fait par rapport à une certaine image de l’école. Elle nous invite, donc, à réfléchir sur la relation que l'éducation entretient avec la dimension temporelle et historique de l'existence humaine. Il s’agit, en effet, d’un élément central de la pratique éducative. Les problèmes des choix curriculaires, par exemple, ne se limitent pas aux réponses qu’exigent le présent – qu'elles soient économiques, sociales ou politiques –, mais concernent aussi l’exigence ou le désir de transmettre des connaissances, savoirs et pratiques que nous croyons utiles et porteuses de valeurs pour l'avenir. D'autre part, ces mêmes choix font appel à des jugements de valeur – tacites ou explicites – que nous portons par rapport à la diversité de l´héritage symbolique et matériel du passé et au sein desquels nous faisons des choix (Forquin, 1986). Ainsi, le choix curriculaire, toujours situé au cœur du présent, interroge nécessairement le passé et projette un avenir.
Mais la nature du problème à propos duquel nous sommes ici appelés à réfléchir est beaucoup plus radicale. Il s'agit d’interroger, soit les incertitudes par rapport à la durabilité du monde commun soit la continuité du cycle vital, lui-même. Qu’en est-il de l'impact de ce rétrécissement radical de l’horizon d'attentes sur l’image sociale de l’école et les tâches de ses professionnels ? Il s’agit, donc, d’un sujet qui nous questionne sur la signification des actions et choix présents, mais aussi nous incite à revisiter les espaces d'expériences passés afin d’y chercher des remparts qui puissent nous guider en face de l’opacité de l’avenir. Comme le dit Ricoeur, « notre époque a fait du présent un temps de crise, au double sens de temps de jugement et de temps de décision » (1985, p. 423). Face à cette crise, qui détruit des certitudes établies, il ne nous reste, peut-être, qu'à interroger nos expériences les plus récentes en vue d’y trouver quelques repères pour le présent. Ainsi, je voudrais proposer une interprétation de l'émergence et du déclin de l'image d'une école prométhéenne à la lumière d'une herméneutique de la conscience historique, à partir d’une lecture de Temps et Récit (Ricoeur, 1985), pour ensuite soulever quelques nouvelles questions sur le rapport entre l’expérience scolaire et la dimension temporelle de l’existence humaine.
L’École Prométhéenne à la lumière d’une phénoménologie du temps historique.
L'affirmation, carrément révolutionnaire à l’époque de ses premières formulations théoriques, du caractère historique des phénomènes sociaux et de l'existence humaine semble, aujourd’hui, pâtir d'une sorte d’anémie sémantique, dont le résultat est la réduction de la requête de compréhension de cette condition ontologique à une simple allocation de vies et de phénomènes sociaux dans une chronologie d’événements qui se succèdent, comme si l’énonciation de cette succession nous fournissait la clé de son enchaînement et la compréhension de son sens. Cependant, reconnaître l'homme comme un être historiquement situé signifie, en effet, faire un effort pour le comprendre comme un être situé dans un présent historique, c'est-à-dire, dans un temps qui ne se laisse pas réduire au simple instant chronologique fugace d’une coupure entre deux extensions infinies : le « pas plus » qui l'a précédé et le « pas encore » qui le suivra. Le présent historique, alors, se dévoile toujours comme un temps plein d'attentes vis-à-vis du futur et imprégné d'un espace d'expériences passées qui l'affecte (Koselleck, 2006).
Attacher le présent historique à un espace d’« expériences» passées qui nous touchent signifie, d'abord, reconnaître le primat du phénomène de la transmission de l'expérience, qu'elle soit personnelle et privée ou institutionnelle et partagée entre différentes générations, comme dans le cas de l’éducation. Mais, la transmission ne doit pas, dans un contexte pareil, être assimilée à la simple capacité de communiquer. L'acte de communiquer suggère seulement que des données, des images et des informations puissent transposer l’espace, dans un partage simultané opéré dans le présent, comme dans le cas de la communication des abeilles ou des fourmis entre elles. La notion de transmission, en revanche, propose une communication qui s'opère dans le temps et, dans ce sens, porte une caractéristique éminemment humaine (Gauchet & alli, 2016). Ce que nous communiquons aux jeunes qui arrivent dans le monde de la culture dépasse de loin un simple ensemble d'informations sur le présent. Nous leur transmettons un héritage qui vient du passé : un nom de famille, une langue, certaines habitudes, dispositions, connaissances, bref, un ensemble complexe et indéfini d'artefacts et de réalisations symboliques que nous cherchons à sauver de la ruine du temps, en renouvelant leurs significations et leurs utilisations à chaque génération. C'est dans ce sens, me semble-t-il, qu'il faut comprendre l'affirmation d'Arendt (2006) selon laquelle l'essence de l'éducation est la natalité, c'est-à-dire, le fait que les enfants naissent dans un monde (into a world) qui préexiste à leur arrivée et qui restera après leur départ ; un monde qui leur est étranger, mais avec lequel ils doivent se familiariser, afin de le transformer en leur monde.
La transmissibilité de l'expérience – que Ricoeur appelle « traditionalité » – est donc la condition de possibilité de l'acte éducatif. C'est à travers l'initiation et la jouissance d'expériences symboliques réifiées en formes d’œuvres culturelles et resignifiées à la lumière du présent que nous pouvons surmonter la distance qui nous sépare des générations précédentes, en produisant, par conséquent, la possibilité de créer un passé commun qui est, à la fois, lointain et présent. Ainsi, la compréhension de soi en tant qu'habitant du présent n'est pas séparée de la compréhension des signes, traces et symboles qui nous parviennent des vastes domaines du passé : « l'existence ne devient un soi – humain et adulte – qu'en s'appropriant ce sens qui réside d'abord "dehors", dans des œuvres, des institutions, des monuments de culture où la vie de l'esprit est objectivée » (Ricoeur, 1986, p. 47). C'est, donc, en prenant possession de ce qui ne nous était pas propre – un temps déjà passé, une expérience d'autrui – que nous nous émancipons de la tyrannie d'un présent opaque, refermé sur lui-même et nous constituons comme des êtres historiques. C'est par la réinterprétation d'un héritage symbolique que le passé, initialement lointain dans le temps, devient un passé-rendu-présent.
Deuxièmement, en faisant appel à l'image d'un « espace » dans lequel se situent des expériences susceptibles d'être réinterprétées dans le présent, Koselleck nous suggère la possibilité de nombreux parcours différents lorsque nous pénétrons dans ses domaines. La notion d'espace suggère, surtout aux éducateurs, une invitation à explorer des trésors éventuellement oubliés dans le temps ; une volonté d'écouter des voix puissantes qui ont été étouffées ; de faire revivre des promesses qui n'ont jamais été achevées ou des attentes pour l'avenir qui ont été abandonnées.
D'autre part, en caractérisant l'avenir historique comme un horizon d'attentes, Koselleck propose un ensemble d'images, de métaphores et d'associations possibles. Le terme « attente » est, comme le souligne Ricoeur (1985), suffisamment large pour y inclure à la fois les espoirs et les craintes. Il peut contenir du désir personnel jusqu’ au calcul rationnel, de la simple curiosité au sentiment de la responsabilité et de l´attention envers le monde. L'image d'un « horizon », en revanche, est plus directement associée à la notion de dépassement, puisqu'elle s’inscrit dans la possibilité de l'éclosion du nouveau – de ce qui est sans précèdent– et de l'émancipation par rapport aux conditions du présent. Il serait, pourtant, une erreur de croire que l'espace de l'expérience et celui de l’horizon d'attentes n'entretiennent entre eux qu'un rapport d'opposition. Il s'agit plutôt de pôles opposés qui se nourrissent mutuellement. L'élargissement de la familiarité avec les espaces d'expérience du passé peut dénaturaliser le présent et élargir la gamme des attentes concernant les possibilités de rupture dans le futur.
Quels sont-ils, au fait, les effets que peuvent avoir, par exemple, sur un jeune noir de la périphérie des grandes villes brésiliennes, la lecture d’un roman comme Tout s'effondre, dans lequel Chinua Achebe (2013) reconfigure l'expérience de désintégration sociale des Ibos1 après l'arrivée des colonisateurs britanniques au Nigéria ? En ramenant au présent une expérience lointaine dans le temps et l'espace – mais qui pourrait tout à fait être très proche de l'expérience de ses ancêtres – la lecture de cette œuvre peut avoir des effets sur toutes les dimensions temporelles et historiques de l’existence de ce jeune homme. Elle est potentiellement capable de refigurer son identité narrative, en créant des liens affectifs et sociaux avec la communauté de ses ancêtres. Elle peut aussi redimensionner ses actions au présent, en lui offrant un nouvel horizon d'attentes quant aux lieux sociaux des Noirs dans la société brésilienne.
Il est évident que nous parlons ici des effets potentiels d'une expérience dont les résultats sont toujours de l'ordre de l'imprévisible, comme dans toute expérience formatrice. L'évocation de cet exemple n'a donc pour but que d'illustrer les entrecroisements potentiels parmi les dimensions de l'espace des expériences et l'horizon des attentes. Ils s’agissent toujours de dimensions qui se croisent et se resignifient dans un présent qui, en fonction de ses enjeux, problèmes et intérêts, réinterprète le passé et construit des attentes envers l'avenir. Les catégories formulées par Koselleck fonctionnent comme des éléments métahistoriques ou transcendantaux, au sens précis d'être des conditions de possibilité de l'expérience historique. Pour cette raison, bien que formulée à la lumière de l'expérience historique moderne – en particulier la rupture opérée par la philosophie des Lumières – il est plausible d'étendre sa validité (ou du moins son potentiel heuristique) à d'autres configurations historico-culturelles, comme nous avons l'intention de le faire dans cette réflexion. Notre hypothèse est que les formes par lesquelles des différentes cultures – ou contextes historiques – traitent les intersections entre ces catégories de l'expérience du temps historique touchent directement – quoique ne les déterminant point – leurs conceptions de l'éducation, compte tenu du fait que les pratiques et les idéaux éducationnels sont un ensemble de formes et de principes que visent à organiser les rapports entre les différentes générations qui habitent un monde et un temps destinés à être communs.
Il faut remarquer, d´ailleurs, l'articulation entre la notion d'histoire comme Magistra Vitae (Cicéron) et le principe éducationnel, exprimé par Polybe, que l’action pédagogique romaine devrait rendre les jeunes dignes de leurs ancêtres. Dans une civilisation qui conçoit la tradition – au triple sens que lui donne la langue latine : transmissibilité du passé, héritage culturel et exemple de conduite – comme source de légitimation et d'orientation, l'exemple des ancêtres joue un rôle normatif en éducation. Il ne s'agit pas tout simplement de reproduire le passé dans le présent, mais de lui donner une durabilité historique à travers sa re-signification. L'espace des expériences passées fournit, ainsi, un modèle de conduite éthique et politique et crée des remparts et des perspectives pour l'horizon des attentes en face de l'avenir. Ce modèle d’« éducation traditionnelle » – qui n’est pas ici conçue du point de vue de ses techniques ou pratiques d'enseignement, mais de celui de sa relation avec un passé monumental (Nietzsche, 1964) – est étendu à de nombreuses autres cultures ou civilisations, comme les Yoruba ou les Yanomamis2 , qui prennent les actes et les paroles de leurs ancêtres comme modèles éthiques, politiques et pédagogiques. Dans ces cultures, le passé est conçu en tant que le moment le plus fort de l'existence historique parce que pris comme une source d'enseignements intemporels.
C'est en nette opposition à cette culture historique que la Philosophie des Lumières conçoit une nouvelle interprétation de la dialectique entre espace d'expérience et horizon d'attente, en faisant de l'avenir le temps fort de l'humanité. Et elle le fait à partir du postulat de trois croyances solidaires et complémentaires concernant le sens de l'expérience historique : 1. que l'époque présente ouvre sur le futur la perspective d'une nouveauté sans précédent ; 2. que le changement vers le mieux s'accélère ; 3. que les hommes sont de plus en plus capables de faire leur histoire (Ricoeur, 1985, p. 379). Ces croyances, à leur tour, découlent d'un changement profond dans le champ sémantique du terme « histoire », qui ne désigne plus seulement le récit d'une série d'événements ponctuels (histoires de...), mais plutôt la notion d'un enchaînement universel qui s'opère dans le temps et qui ne fait plus référence tout simplement à l'histoire d'un événement, d'un peuple, mais concerne l'histoire de l'humanité elle-même.
La notion d'Histoire Générale – la Weltgeschichte – prend son défi de réunir dans un système articulé les histoires apparemment déconnectées d'événements singuliers, locaux ou personnels. Transformée en un collectif singulier, l'Histoire aurait un cours dont le sens pourrait être dévoilé par la raison humaine, comme chez Kant ou Hegel. Son parcours obéit à une logique ou à un principe universel, malgré la nécessité de l’action humaine pour sa pleine réalisation. Il s’agit, donc, d’une nouvelle conception du rapport que les hommes et les femmes établissent avec la dimension historique de leurs existences, mais il s’agit aussi – et surtout – d’une nouvelle forme de concevoir le futur, où la promesse de clarté de l’avenir éclaire le présent et en fait un « temps nouveau ». Plus qu'un simple adjectif, la nouveauté se présente comme la substance qui définit le présent, par opposition à la reproduction du passé qui, soi-disant, conduisait les époques qui l'ont précédée. Et, bien évidemment, cette nouvelle conception sur le sens du présent et du future affecte celle du passé, qui devient, de plus en plus, conçu comme un temps révolu, rétrécissant de « façon sensible l'espace d'expérience couvert par les acquis de la tradition » (Ibid., p. 381) et, du même coup, remettant en cause l'autorité de cette tradition sur le présent. Face à ce que représentait la « Fondation » pour les Romains, la « Révolution » représentera pour la nouvelle ère une source de légitimité pour l'action politique, qui ne jaillit plus de la force du passé, mais des promesses de l'avenir.
Cette façon de comprendre et de représenter la dimension historique et temporelle de l'existence humaine aura un impact profond sur les représentations du rôle de l'éducation en général et de la forme scolaire en particulier. Il ne s’agit pas d’un reflet ou d’un simple épiphénomène qui procurerait l´harmonie entre la partie et le tout. Les mutations historiques de la forme-école ont leur propre dynamique où s'articulent permanence et rupture ; sédimentation et innovation (car elle aussi est affectée par son passé particulier et le réinterprète à la lumière du présent !). Mais, en tant que temps et espace de transmission intergénérationnelle, liée à la dimension historique de l'expérience, l'école subit très directement les effets d'une transformation dans ce domaine de l'existence humaine. Or, l'école prométhéenne est, depuis ses origines, identifié avec les croyances les plus chères aux Lumières, comme la notion de « progrès ». Il est peut-être presque oiseux de rappeler que la réalisation de ce progrès entrevu dépend du développement de nouvelles techniques et connaissances aussi bien que de leur diffusion et universalisation, tâche, par excellence, attribuée à l’école prométhéenne. Une diffusion qui devrait aboutir non seulement au développement économique et social des nations, mais à l'amélioration morale des individus et à leur émancipation de toutes sortes de préjugés et de carcans du passé.
Et pourtant, plus que simplement diffuser les idéaux d'une époque de progrès, l'école les met en scène publiquement, en en faisant un objet tangible. Comme le cours de l'histoire lui-même, la forme-école est structurée en étapes progressives vers une promesse téléologique de rédemption, bien que très peu de ses élèves l’accompliront. Chaque étape prépare soigneusement l´étape suivante, ordonnant le progrès. Et ceux qui ne l'atteignent pas deviennent les « retardataires », ceux qui traînent au fil du temps. Avec le « progrès », l'inégalité abandonne son caractère transcendant, fondé sur le sang et sur un ordre cosmique hiérarchisé, pour s'installer ici et maintenant, dans l'immanence des hommes qui font l'histoire, leur propre histoire, et y se placent en avance ou en retard. Et l'école est, désormais, conçue comme un instrument efficace de la construction d’un nouvel ordre social, quel qu'il soit : l'ordre bourgeois méritocratique, la société sans classes ou les utopies technico-scientifiques.
C'est, en effet, en ce sens précis qu'Arendt critique l'instrumentalisation de l'éducation autant que l'idée – si chère à certains courants des Lumières – que les hommes font l'histoire. Car, si c’est vrai que les hommes agissent – et que leurs actions et leurs paroles peuvent être réifiées en forme de récits historiques – c'est également vrai qu’ils subissent les conséquences d’une histoire précédente qui les affecte. Outre le fait que les résultats de leurs actions, ainsi que les résultats d'un processus de formation, sont toujours de l'ordre de l'imprévisible. Les hommes qui font l'histoire sont aussi ceux qui en pâtissent, puisqu’ils ne maîtrisent jamais tous ses effets, ni dans le domaine des relations humaines ni dans leur impact sur le cycle vital. Quoique soumises à un certain contrôle rationnel, l'action politique et la formation pédagogique n'équivalent pas à la fabrication d'un objet ou d'un instrument, ni en ce qui concerne ses processus, ni ses résultats. Entre autres raisons parce que, si la matière inerte – telle une tôle d'acier utilisée par l'industrie automobile – répond exclusivement aux processus physico-chimiques auxquels elle est soumise, un étudiant interagit et répond non seulement aux contenus, matériaux et méthodes auxquels il est exposé, mais – et surtout – à la personnalité unique de celui avec qui il interagit (l'enseignant). En ce sens, la superfluité de l'expérience personnelle d'un ouvrier qui travaille à la chaîne de montage à l’usine ne peut être étendue à l'action éducative, dont les résultats sont toujours imprévisibles et dépendent d'interactions personnelles très complexes (Scheffler, 1973).
On pourrait encore, à titre d'exemple supplémentaire, souligner la correspondance entre la croyance en une histoire universelle – capable d'unifier le sens historique de l'expérience humaine – et l'idéal scolaire de diffusion d’un savoir qui serait légitimé par son caractère prétendument universel. Le problème est assez complexe et il ne convient pas de le réduire à la simple dénonciation – non dénuée de raisons, d'ailleurs – du caractère eurocentrique des programmes scolaires. À titre d'exemple, je pourrais ici évoquer l'expérience de ma génération dans les écoles publiques brésiliennes (qui étaient presque des écoles portugaises d'outre-mer). Selon les récits historiques qui nous ont été présentés, le Brésil et ses peuples auraient commencé leur existence avec l'arrivée des Européens, de sorte que les Kayapós, Xavantes, Tapuias, Tupinambás, Guaranis, Jurunas, Terenas, Carajás, Pataxós... étaient tout simplement des "indigènes". Personne n’y faisait référence aux cultures Banto, Nagô ou Jeje, aux peuples Hauçás ou Malês qui, issus de la diaspora africaine, ont bâti la culture des pays dans lesquels ils ont été emmenés et soumis à l'esclavage. Bref, en héritant de la forme scolaire européenne, la culture scolaire brésilienne est devenue aussi l’héritière d'un universalisme exclusiviste qui cherchait à oublier – voire à effacer – la présence des personnages, rites, récits et de toutes sortes de pratiques et de savoirs issus des cultures d'origine africaine et précolombiennes, au sein desquelles la plupart de ces enfants avaient construit leurs subjectivités et leurs identités narratives. Des traces de ces cultures survivaient dans leurs gestes et leurs corps ; dans la musique qu'ils entendaient et dans les récits qu’ils écoutaient par la voix de leurs ancêtres ; dans leurs pratiques religieuses et dans leurs habitudes culinaires. Mais ces traits n'avaient aucune valeur pour la vie scolaire et devraient être purgés. Un universalisme sélectif.
Il ne s'agit pas de remettre en cause la légitimité de l’engagement de l’école en vue d’un élargissement des expériences des étudiants par le moyen de la proposition de langages, pratiques, connaissances et savoirs que se situent au-delà des conditions les plus immédiates de leur vie quotidienne. En effet, nous avons déjà suggéré que la raison d'être de l'expérience scolaire se trouve précisément dans l'opportunité qu'elle offre à ses élèves d'habiter un autre monde ; de pouvoir – à travers la littérature, l'histoire, les sciences ou les arts –inciter à un processus de subjectivation par lequel n’importe qui puisse venir à s'affranchir des marques identitaires antérieures qui lui assignerait une place figée dans le partage symbolique et matériel du social. Il ne s'agit pas non plus de nier la potentialité d'universalisation des créations symboliques et matérielles de n’importe quelle culture.
C'est dans ce sens précis que Ricœur (1999) affirme que tout outil – conçu au sens large, qui couvre de la fabrication d'un artefact comme la roue au tissage d'une œuvre littéraire ; de la construction d'un concept à l'élaboration d'une technique de diagnostic – est potentiellement universalisable (comme le témoigne la diffusion de l'usage de la charrue ou du concept d’« inconscient »). Cependant, il faut rappeler, comme le souligne Ricœur, que cette universalité potentielle ne se matérialise que dans la particularité d'une culture qui imprime des nouveaux usages et significations à ces outils universalisés, comme ce fut le cas de l'école elle-même (Kerlan & Simard, 2011). Il y a donc des dimensions de l'existence humaine – telles que les institutions, les principes et les pratiques éthiques et politiques – qui, bien qu'au cœur de la formation éducative et scolaire, ne se laissent pas universaliser, sauf au prix d'une homogénéisation globale indésirable, comme dans le cas de l'acceptation de normes mondiales pour mesurer une prétendue qualité de l'éducation (PISA). Le défi que notre époque soulève concerne, donc, les conditions de possibilité de donner un autre sens à la notion même d'« universel » – peut-être par le moyen de la réduction, subtile mais significative, de ce concept à la notion d’un « commun » partagé – afin de favoriser la reconnaissance des apports des cultures marginalisées par la croyance des Lumières en un progrès universel sélectif et exclusif.
L’école : un temps-espace qui nous permet d’habiter des mondes étrangers à nous-mêmes
Les impacts que la notion illuministe de temps historique a eus sur l'émergence et le déclin d'une école prométhéenne montrent les interrogations auxquelles cette notion était soumise à partir du XXème siècle. La croyance dans les nouveaux temps (un temps de « promesses de bonheur » !) a été considérablement ébranlée par les critiques d'Adorno et Horkheimer, qui ont mis en doute l’idée
que cette époque avait été à tous égards l'aube du progrès que l'on a tant célébré : l’essor de la raison instrumentale, l'élan donné aux hégémonies rationalisantes au nom de l'universalisme, la répression des différences liées à ces prétentions prométhéennes sont les stigmates, visible à tous les yeux, de ces temps à tant d’égards prometteurs de libération (1985, p. 384).
Et, malgré le constat de l'accélération de mutations historiques, les catastrophes environnementales et sanitaires et la montée des mouvements néo-fascistes rendent très difficile – voire impossible – d'identifier cette accélération à la notion de « progrès » vers les « lendemains qui chantent ». Ces mutations ont eu, pourtant, un impact considérable sur notre façon de concevoir les rapports dialectiques entre espace d'expérience et horizon d'attentes, et sur l'image d'une école prométhéenne héritée des Lumières. On assiste, à présent, à un rétrécissement progressif de l’espace d’expérience qui comprend le passé comme quelque chose de lointain, de révolu, voire d’obsolète. En même temps, l'horizon d’attentes devient de plus en plus incertain face aux menaces qui pèsent sur la durabilité du monde et la continuité du cycle vital.
On ne doit pas sous-estimer les effets que cette mutation apporte à l'expérience scolaire, à l'image sociale de l'école et aux responsabilités éthiques et politiques des éducateurs. La critique de la notion de progrès a entraîné comme conséquence l'effacement de l'horizon d’attentes au profit d'un présent devenu de plus en plus dense, voire hypertrophié (Hartog, 2012). Nous assistons au développement d’un régime de temporalité sous lequel ce n'est plus le passé, ni le futur, qui émettent une lumière éclairante sur le présent, capable de créer un lien temporel entre les générations. Au contraire, c'est le présent qui s'éclaire. Cette immédiateté du présent, cette obsolescence du passé et cette méfiance par rapport à l'horizon des attentes interpellent l'éducation dans ses fondements et ses méthodes et, surtout, l’interpellent en ce qui concerne une de ses tâches fondamentales : la promotion d’un dialogue intergénérationnel qui soit capable d´imprimer de la durabilité au monde commun et de donner un certain espoir à nos vies. Un dialogue qui se construit à partir d’une dialectique entre un passé d'expériences symboliques et un ensemble de problèmes que le présent nous pose comme défi pour l’avenir.
Cependant, sous la pression de ce présent immédiat, les discours pédagogiques essaient d’imprimer à la pratique pédagogique une nouvelle signification, qui se croit plus en phase avec les exigences de productivité, flexibilité et mobilité qui guident les préoccupations managériales typiques du présentisme contemporain. Mais le prix à payer pour cette efficacité managériale d’une école qui se veut conforme à la temporalité dominante peut être la perte de son sens historique. Autrement dit, un affaiblissement de sa raison d'être en tant qu'institution qui opère une médiation – toujours imparfaite – entre différentes générations et la dimension historico-temporelle de l'existence humaine.
Au long de son essai What is authority ?, Arendt commente les impacts de la dissolution d'un monde structuré par l'autorité et maintenu par la tradition sur les relations intergénérationnelles et souligne les dilemmes, les opportunités et les dangers d'un oubli qui vienne à effacer le passé comme espace d'expériences, en faisant de lui un passé mort :
Avec la tradition, nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé, mais ce fil était aussi la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé. Il se pourrait qu'aujourd'hui seulement le passé s'ouvre à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dise des choses pour lesquelles personne encore n'a eu d'oreilles. Mais on ne peut nier que la disparition d'une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) ait mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d'oubli et un tel oubli - abstraction faite des richesses qu'il pourrait nous faire perdre - signifierait humainement que nous nous priverions d'une dimension, la dimension de la profondeur de l'existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l'homme autrement que par le souvenir (2006, p. 94).
Alors, la crise de la conception moderne de l'expérience historique reçoit, chez Arendt, un caractère ambigu. Elle comporte un risque sérieux : oublier le passé, ayant pour conséquence une perte de la profondeur de l’existence. Mais elle comporte aussi une opportunité : reprendre les expériences passées et, avec des yeux dépouillés du poids de la tradition, y entrevoir une source d'inspiration pour la réflexion et l'action au présent. C'est dans ce sens précis, je crois, qu'il faut interpréter l'entrecroisement que Rancière opère entre l'expérience de la scholé athénienne classique et le significat social et politique de la forme-école moderne. Dans son essai École, production et égalité (1998), Rancière caractérise l’école non pas comme un temps et un espace dédié à l'apprentissage, mais plutôt comme une forme symbolique, une norme de séparation des espaces, des temps et des occupations sociales (1998, p. 2). Une séparation qui accorde aux écoliers un temps libre caractérisé par trois rapports symboliques fondamentaux : « l’école n’est pas d’abord le lieu de la transmission de savoirs préparant les enfants à leur activité d’adultes. Elle est d'abord le lieu placé hors des nécessités du travail, le lieu où on apprend pour apprendre, le lieu de l'égalité par excellence » (Ibid., p. 4). Une égalité qui ne renvoie, donc, pas à une condition socio-économique future, issue de ses effets supposés sur le dépassement ou la reproduction des privilèges, mais à ce que l'école peut mettre en scène au présent : accorder à tous et à n'importe qui l'égale possibilité de profiter d'un temps libre et égal de formation de soi : « Si l'école change la condition sociale des écoliers, c'est d'abord parce qu’elle les fait participer à son espace-temps égal, séparé des contraintes du travail […] [ l'école] n'égalise pas par son contenu – la science avec ses effets supposés de redistribution sociale – mais par sa forme » (Ibid., p. 5).
Mais, plus importante que son intervention controverse dans le débat sur les rapports entre école et égalité est, à notre avis, sa thèse qui soutient que la forme-école constitue un temps et un espace dont la logique des pratiques produit une rupture avec celle de la production. Si, par exemple, dans le domaine de la production, ce domaine n'intéresse que ce qui est immédiatement utile aux exigences de la consommation, à l'école on peut se permettre d'enseigner la poésie, la philosophie, les sciences ou les arts, sans s´inquiéter de ses effets – ou de l´absence d´effets ! Or, cela implique que la forme-école constitue un temps et un espace doté d’une logique particulière, potentiellement capable d’offrir des expériences par lesquelles « nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes » (Ricoeur, 1985, p. 447). Des mondes réifiés dans les œuvres – littéraires, cinématographiques, philosophiques, historiques, etc. – qui nous viennent du passé. Des œuvres qui condensent des expériences vécues ou imaginées et les transforment en langage commun et public. Des œuvres qui n´accomplissent leur destin que dans l'acte même par lequel elles sont reçues et réinterprétées sous la lumière du présent. Des œuvres qui, lues, vues et débattues, actualisent la dialectique entre un passé interprété et un présent interprétant et plein des nouveaux horizons d'attentes.
L'acceptation de cette thèse nous amène, cependant, à une nouvelle question. Une question dramatique et pour laquelle il n'y a pas de réponses univoques : quelles œuvres héritées du passé pourraient, dans les conditions du présent, nourrir une certaine confiance dans l'avenir de l'école elle-même, conçue en tant qu’une institution qui a pour but le soin de la vie, du monde et de sa dimension temporelle et historique ? Il est, peut-être, venu le moment de poser à l'école prométhéenne la même question que Ricoeur (1985), de façon généreuse et courageuse, a posée à Nietzsche : « Comment ramener l'histoire à sa fonction – servir à la vie – sans discerner dans le passé ses promesses inaccomplies, ses potentialités interdites d'actualisation, plutôt que ses réussites » (p. 431) ? Et j´ajouterais modestement, comment l´accomplir sans faire appel aux trésors cachés et aux voix réduites au silence des peuples qui ont été les victimes d'une vision historique et scolaire prométhéen ?
Bibliographie
Achebe, C. (2013). Tout s’effondre. Actes Sud.
Arendt, H. (2006). Between the past and the future. Penguin.
Forquin, J.-C. (1986). École et Culture. De Boeck.
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Notes
- [←1 ]
Les Ibos ou Igbos sont une population du sud-est du Nigeria (NdE).
- [←2 ]
Les Yorubas sont un grand groupe de populations africaines, surtout présentes au Nigeria. Les Yanomamis sont un des peuples indigènes parmi les plus nombreux des forêts d’Amérique du Sud, à la fois au Brésil et au Venezuela (NdE).
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292