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lundi 14 mars 2022
Pour citer ce texte : ROELENS, C.. (2022). Statius, P. (2020). La voie incertaine de la democratie française. Essai de philosophie politique appliquée. L’Harmattan, 327 pages, 34 euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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Statius, P. (2020). La voie incertaine de la democratie française. Essai de philosophie politique appliquée. L’Harmattan, 327 pages, 34 euros.
Camille Roelens
Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique, Université de Lausanne
« L’éducation démocratique : une tâche impossible ? ». Tel était la question que Statius posait en 2004 dans un article consacré aux difficultés de la transmission en régime démocratique. S’appuyant notamment sur la proposition de philosophie politique de l’éducation formulée par Blais, Ottavi et Gauchet comme confrontation à la problématique de « conversion du projet démocratique en pratiques éducatives » (2002/2013, p. 9) – et à l’analyse de ce dernier qui fait de l’école une « institution typique de la modernité démocratique » et une grande révélatrice des tensions et paradoxes contemporains de l’individualisme démocratiques – il publie en 2009 De l’éducation des modernes, où il lit Tocqueville, Péguy et Dewey dans cette même optique. Sept ans plus tard, il réaffirme sa volonté de « soutenir l’idée que l’éducation est bouleversée par cette révolution à la fois dans ses dimensions philosophique et anthropologique, épistémologique et politique. Le travail philosophique [à mener est de] définir les contours d’une expérience démocratique de l’éducation qui peine à émerger dans le temps qui est le nôtre » (2016a, p. 73). Bref, pour traiter de la conversion susmentionnée, on ne progresse sans doute jamais trop dans la compréhension de ce projet démocratique qu’il s’agit de convertir d’une part, et des déclinaisons singulières qui nous sont le plus immédiatement accessibles en particulier. C’était ainsi qu’il nous paraissait déjà possible de suivre l’auteur dans le stimulant premier volume de ses Voyages en démocratie (2016b). En dépit d’une variation onomastique, le présent ouvrage est bien le deuxième tome de ce qui devra in fine former un triptyque visant à mieux comprendre l’humanité démocratique.
Le livre se compose de sept parties, plus exactement une introduction, une conclusion et cinq chapitres massifs. Les lectures, commentaires et discussions successifs d’ouvrages de sciences humaines et sociales importants des dernières décennies – avec la finesse de grain conceptuel que permet le maniement des outils de la philosophie politique – occupent trop de place dans ces pages pour que nous n’en rendions pas compte ici en prenant le parti explicite de citer nombre des auteurs travaillés par Statius pour conduire son propos.
Dans l’introduction, sous-titrée « crises historiques ou crises structurelles des démocraties occidentales. Approche historique et philosophique » (p. 9-22), l’auteur présente à la fois son intention générale et la structure de son propos pour la mettre en œuvre. Ses œuvres précédentes lui ont permis de mettre au jour une « syntaxe démocratique » (p. 20), autour de grandes questions structurantes. Le présent livre vise sur cette base à compléter cela par « une cartographie intellectuelle, ou si l’on préfère une topique, [ou encore] une syntaxe de notre démocratie contemporaine » (Ibid.), chaque chapitre devant participer à en édifier un pan.
La chapitre 1 est dédié à « la société française et ses métamorphoses, de 1945 à nous jours » (p. 23-52). L’état keynésien français, de ses conquêtes à sa remise en cause, est au cœur de l’analyse. Constant et Tocqueville inspirent ici Statius sur la longue durée. Il convoque en complément des ouvrages plus récents d’interprétation in situ des bouleversements de la société française de l’après 1968 à nos jours – des œuvres de Donzelot et Mendras à celle de Pech - pour montrer « que, au fil du temps et des transformations, cet État devenait incapable de s’ajuster à la société nouvelle qui était en train de poindre » (p. 52).
Le chapitre 2 s’empare donc en ce point de la question vive de « la réforme de l’action de l’État » (p. 53-94). Les trois pivots analytiques sont ici respectivement l’idée d’État moderne comme État modeste développée par Crozier, les analyses de Gauchet sur le malaise français face à la remise en cause par le New Public Management dans le sillage du regain d’intérêt pour les politiques économiques libérales d’une certaine tradition nationale de l’État administrateur, et enfin les analyses croisées de l’État-providence par l’historien Rosanvallon et le sociologue Esping-Andersen. Ces lectures invitent Statius à se défier conjointement de toutes propositions de philosophie politique appliquée visant soit à réinstaurer simplement l’État dans sa majesté de conduite des destinées collectives et individuelles d’une ferme poigne, soit de contentement d’un simple État infrastructurel désincarné. Il plaide au contraire pour un État incarnant non quelque fondement sacral extérieur aux sociétés humaines, mais une « démocratie continuée et délibérative qui se donne des objectifs historiques indéfiniment révisables pour mieux piloter ou pour mieux appréhender une histoire faite de surprise » (p. 94).
« Les apories de la démocratie représentative » (p. 95-172) face à un tel défi font l’objet du chapitre 3. On ne s’étonnera donc pas de trouver ici au cœur du propos et en contrepoint des dites apories deux figures majeures – l’une française et contemporaine, l’autre américaine et plus ancienne - de la pensée de la participation comme processus et de la démocratie participative comme horizon, et plus globalement des courants qu’ils ont pu et peuvent encore inspirer. Sans surprise, c’est ici de Rosanvallon et de la deuxième-gauche autogestionnaire d’une part, de Dewey et des pensées contemporaines des publics d’autre part, dont il s’agit, par le biais d’explorations stimulantes de leurs corpus respectifs. La confiance faite dans ces mêmes courants à la pure « horizontalité des relations sociales » (p. 171) est toutefois, pour Statius, à questionner de manière serrée ici. Ne serait-il pas préférable, en effet, de chercher à marier une pensée renouvelée de ce que l’auteur nomme en termes castoriadisiens « l’institution imaginaire de la société » (Ibid.) et de maintien, néanmoins de l’idéal d’émancipation ?
Le chapitre 4 s’attèle à cette tâche massive, puisqu’il s’agit de répondre au double programme suivant « comprendre le désarroi contemporain : penser la démocratie émancipée » (p. 173-240). En termes gauchetiens, il s’agit donc de penser une politique de l’autonomie, sans céder à la tentation de réfuter le politique au nom de la préservation des droits d’individus proclamés autonomes en droit. Deux composants clés de la modernité démocratique – et la problématisation de leur articulation ; nécessaire ou contingente ? – à savoir l’État-de-droit et l’État-nation, sont donc ici au cœur des interrogations de l’auteur. Il dialogue pour cela aussi bien avec Lefort et Jean-Marc Ferry qu’avec des figures importantes du néorépublicanisme français comme Debray ou encore Schnapper. Pour Statius, le Janus de la menace qui pèse désormais sur nos démocraties ne ressemble plus au Janus totalitaire, mais présente désormais les deux visages suivants - la démocratie illibérale populiste et la démocratie néolibérale sans le peuple – juchés sur un même corps où « règne à la fois de la démagogie et de l’impuissance et l’avènement d’une société qui n’est plus une société, mais une simple agrégation, ou une simple juxtaposition, d’individus » (p. 238-239).
Il nous semble que l’ambition du chapitre 5 est plus grande encore, ainsi que son intitulé – « Anthropologie et politique : métamorphose des figures de la subjectivité dans la société française » (p. 241-302) - le laisse d’ailleurs présager d’emblée. L’anthropologie de l’hypermodernité et de l’individualisme, sur des bases sociologiques en particulier, est ici à l’honneur dans un premier temps avec centralement les apports de Lipovetsky et Ehrenberg sur les passions et malaises des sujets contemporains sur fond de réflexions anthropologiques structurantes comme celle de Dumont. Les philosophies foucaldienne d’exploration du sujet et montaignienne de l’« insécurité ontologique » (p. 296) viennent ensuite prendre les relais de cette perspective anthropologique fondamentale. L’auteur précise néanmoins sa propre perspective sur ce point : « mon propos n’est pas normatif mais descriptif, je ne dis pas ce que doit être l’homme si on le réfère à ce qu’il est en vérité, je donne à voir une expérience et un style d’existence d’un homme particulier » (p. 302), en l’occurrence homo democraticus.
La conclusion « Un moment illibéral dans les démocraties contemporaines ? La situation politique et sociale française » (p. 303-314) témoigne d’une interrogation inquiète. L’auteur y ouvre une discussion avec la critique de l’Europe de droits d’une part, avec la critique de la critique de l’effet politique des droits de l’homme – dont le potentiel dépolitisant a été pointé précocement par Gauchet, auquel Statius revient ici une fois de plus – chez Lacroix et Pranchère. In fine, la quête de Statius est celle ici d’un « humanisme universaliste revisité » (p. 313). Le propos se clôt sur l’annonce d’un troisième volume à venir explorant ce thème.
Suit un index (p. 315-322) utilement compartimenté en trois thèmes complémentaires : auteurs, personnalités, notions.
Alors que le prochain colloque annuel de la Société Francophone de Philosophie de l’Éducation 2022 sera dédié au thème « Éducation et politique. Enjeux philosophiques contemporains : crises, critiques, alternatives », on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage qui est certes centralement de philosophie politique, mais où les préoccupations éducatives et formatives émergent sans cesse au fil des pages. À notre sens, les plus intéressantes de ces dernières sont peut-être celles que l’auteur consacre à l’analyse de ce qui distingue l’appréhension gauchetienne et lipovetskyenne – toutes deux d’inspiration tocquevillienne - du devenir-sujet aujourd’hui et des effets des mutations anthropologiques induites par les métamorphoses des cadres de socialisation primaire des jeunes (et moins jeunes) (p. 269-271). Au-delà de ce bref zoom, signalons aussi que le caractère à la fois rigoureux et foisonnant des connexions que l’auteur propose entre les analyses théoriques, l’histoire récente des idées et les éléments les plus factuels de l’histoire politique française récentes, rend vivante et suggestive la lecture de l’ensemble.
Notre seul regret quant à la richesse du matériau mobilisé et surtout optimisé ici1 est de ne pas retrouver trace sur la photo de famille des grandes plumes du Débat comme de Commentaire, du Centre d'études sociologiques et politiques Aron de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et du renouveau tocquevillien français contemporain (Audier, 2004) – car tel nous parait être en grande partie le corpus où Statius puise une part importante de son inspiration – d’auteurs pourtant dans le cadre comme Descombes, Renaut ou Yonnet. La saisie que l’auteur propose des présents éveille en effet notre curiosité sur ce qu’aurait été son rapport à la pensée de ces absents. Peut-être sera-ce pour le troisième tome, que nous lirons avec plaisir et intérêt.
Bibliographie
Audier, S. (2005). Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français. Vrin / EHESS.
Blais, M.-C., Gauchet, M., & Ottavi, D. (2002/2013). Pour une philosophie politique de l'éducation. Arthème Fayard / Pluriel.
Gauchet, M. (1985). L'école à l'école d'elle-même. Contraintes et contradictions de l'individualisme démocratique. Le Débat, n°37, 55-86.
Renaut, A. (2004). Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du meilleur régime. Grasset.
Renaut, A. (2007). Égalité et discriminations. Un essai de philosophie politique appliquée. Seuil.
Roelens, C. (2020). Former au vivre-ensemble dans une société des individus, est-ce possible ? Penser l’éducation, n° 47, 63-88.
Roelens, C. (2021). Enfance (de l'humanité démocratique). Le Télémaque, n° 60, 29-44.
Statius, P. (2004). Les difficultés de la transmission en régime démocratique. Le Télémaque, n° 26, 69-78.
Statius, P. (2009). De l'éducation des modernes : Réflexions sur la crise de l'école à l'âge démocratique. L'Harmattan.
Statius, P. (2016). L’expérience démocratique de l’éducation : quelques pistes de réflexion, Le Télémaque, n° 50, 73-78.
Statius, P. (2016). Voyages en démocratie. Volume 1. Regards français sur le processus démocratique. Kimé.
Notes
- [←1 ]
Nous n’entrons pas ici dans des discussions de fond quant aux jugements fondamentaux sur l’individualisme démocratique contemporain, mais espérons avoir bientôt l’occasion d’en débattre directement avec l’auteur lui-même. On trouvera ailleurs les linéaments de ce sur quoi nous engagerions l’échange (Roelens, 2021a, 2021b).
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292