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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : COSTE, C.. (2023). La philosophie de l’éducation et la démocratie : entre transcendance et immanence de l’autorité. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2022/dossier/article/la-philosophie-de-l-education-et-la-democratie-entre-transcendance-et-immanence]

La Philosophie de L’éducation et la Démocratie : Entre Transcendance et immanence de l’autorité 

 

Cyprien Coste 
Paris 1 Panthéon-Sorbonne 
Laboratoire HIPHIMO.  

 

Résumé : L’éducation propice à la démocratie entraîne une double réflexion sur la nature de l’autorité et sur la philosophie politique qui la sous-tend : transmettre des valeurs exige-t-il une foi envers les garants de l’éducation et du savoir, quitte à rétablir un rapport de transcendance entre l’éduqué et l’institution ? Cette foi ou cette confiance envers l’École pourrait-elle reposer également sur la connaissance des institutions ? C’est précisément l’acte d’institution qui doit être repensé. Hobbes s’efforce d’établir une autorité transcendante à partir du pacte, qui est l’acte d’institution politique subordonnant l’éducation à l’ordre souverain. Spinoza est davantage soucieux de faire émerger les causes historiques et sociales des figures d’autorité dans les nations. Sa philosophie politique de l’éducation s’inscrit dans le quotidien et s’efforce de diffuser une éducation à l’autorité exempte de domination en garantissant la liberté d’enseigner.  

 

Mots-clés :
éducation,
autorité, démocratie, libéralisme  

 

Abstract : The notion of education suitable for democracy implies examining both the nature of authority and its underpinning political philosophy: does the conveying of values require faith in the guarantors of education and knowledge, even if it entails reintroducing a transcending relationship between the students and the institution? Could this faith or trust in the school also be based on knowledge of institutions and their shaping of the social? It is precisely the act of institution that needs to be rethought. Hobbes establishes a transcendent authority based on the pact, that is the act of political institution subordinating education to the sovereign order. Spinoza is more concerned with bringing out the historical and social causes of authority figures in nations. His political philosophy of education is rooted in everyday life and strives to disseminate an education in authority free of domination by guaranteeing the freedom to teach. 

 

Keywords :
education, authority, democracy, liberalism, transcendence 

 

Faire de la philosophie politique de l’éducation, c’est montrer que l’éducation des enfants et des écoliers n’est pas une affaire de technique, mais bien une affaire de pouvoir. La philosophie a manifesté très tôt l’ambition de transformer le monde et non pas de simplement l’interpréter, et l’éducation a depuis l’Antiquité fait l’objet d’une réflexion cruciale pour changer la cité. Avec la République de Platon, la réflexion philosophique parvient à la représentation d’un ordre à la fois politique et cosmologique, en articulant l’éducation à la compréhension du tout et en fondant le psychisme individuel sur la psychologie générale de la polis. Il s’agit bien de dicter une vision de la justice à partir de ce qui est reconnu comme étant un ordre transcendant. Les mythes et les récits fondateurs constituent alors des dispositifs incontournables pour asseoir son autorité et se donner les moyens idéologiques d’instituer cet ordre par l’éducation. L’influence de cet ouvrage sur l’Occident chrétien et arabe est immense et structure la philosophie politique jusqu’à la critique radicale menée par Machiavel dans le son livre Le Prince. Cet ouvrage montre que le savoir doit s’articuler à la pratique effective des choses et aux rapports de force immanents à la société, et ne pas reposer sur une vision politique abstraite. 

Fort de ce constat, le XVIIe siècle réinvente les fondements de la politique et de la citoyenneté. Deux tentatives retiennent notre attention, étant donné leur écho historique qui résonne jusqu’aux réflexions contemporaines sur l’éducation, mais aussi du fait de leur radicale opposition face au problème posé par la philosophie politique. Le Léviathan de Hobbes et le Traité théologico-politique de Spinoza, bien qu’ils fussent écrits à des moments historiques distincts, désirent répondre à la même question : réunir les individus différents en une même communauté politique afin de mettre un terme à la violence. Car la question n’est plus de savoir en quoi les êtres humains sont sociables par nature, mais de savoir comment ils le deviennent par les institutions. Notre développement aura majoritairement deux objectifs :  

1/ Souligner la tension apparente qui parcourt l’éducation nationale aujourd’hui entre deux conceptions de l’ordre politique et républicain en France : d’une part l’exigence de moderniser l’éducation à l’aide d’une ingénierie technique et des neurosciences qui agissent sur les corps et les esprits ; et d’autre part rappeler l’attachement à l’ordre républicain en revenant à une éducation conservatrice au sens où l’autorité serait mythifiée parce que porteuse d’une transcendance. Cette tension remonte selon nous à la pensée de Hobbes : sa pensée politique a en effet divisé les commentateurs, à commencer par Carl Schmitt qui peut nous donner un indice de la difficulté qui traverse l’éducation et l’autorité  depuis le XVIIe siècle : dans son ouvrage La Dictature, Carl Schmitt voit dans l’auteur du Léviathan un prédécesseur, celui pour qui toute autorité procède de la décision souveraine, non seulement qui est source du droit, mais également transcendante au droit. Il est vrai que chez Hobbes, c’est bien l’autorité et non la vérité qui fait la loi, ce que nous verrons à travers sa conception de l’institution du lien social par le commandement. Ce qui garantit l’unité politique, ce qui la fonde et ce qui la dépasse, c’est la transcendance de l’autorité souveraine, et par extension de toute autorité publique. D’un autre côté, Hobbes reconnaît l’incapacité à contraindre directement les esprits. Sa conception mécaniste de la liberté et son anthropologie l’empêcheraient en effet de croire résolument en l’unité organique ou substantielle de la communauté politique. Obéir à l’autorité pour l’appprenti-citoyen ou accepter le pacte dépend de la représentation de son intérêt propre et de son absence d’opposition au pouvoir ; l’enseignement « canaliserait » alors la liberté de chacun, à l’image d’un corps dont chaque mouvement serait soumis à des mécanismes régulateurs, mais aucune éducation ne pourra fondre ces individualités dans un corps politique homogène. Pour résumer, il y aurait à la fois une vision théologique qui sacraliserait l’unité de la République et qui subordonnerait l’éducation à la philosophie politique. De l’autre, Schmitt verrait dans la science hobbesienne la préfiguration d’une vision techniciste de la politique, et par extension préparerait le terrain théorique pour une éducation des enfants « positiviste » et libérale. Nous analyserons dans une première partie comment les deux modèles d’éducation reposent en définitive sur une seule et unique, conception de l’autorité d’après une transcendance du commandement, qu’il faudra préciser..  

2/ Le second objectif consisterait à poser la question de ce qu’est l’institution démocratique. En effet, peut-on imposer un cadre institutionnel et un imaginaire qui seraient transcendants, tout en fondant un régime démocratique ? Et que serait alors une institution démocratique ? Avec Spinoza, nous proposerons dans un second temps de repenser l’acte d’institution comme un acte inhérent à l’éducation : aucun commandement ne peut transcender les différentes manières d’instituer le lien social sans qu’il n’entraîne dans le même temps la domination et l’infantilisation.  

 

  1.  1. Hobbes et le modèle d’une institution de l’autorité transcendante dans l’éducation 

 

 L’auteur du De Cive et du Léviathan montre une réelle volonté de remettre la science morale et politique sur ses pieds. La philosophie politique de l’éducation hobbesienne ne peut se comprendre que si l’on définit ce que peut apporter la science civile. Pour Hobbes, les errements passés ont conduit à des guerres intestines et à une crise de l’autorité, du fait que la science politique n’était que pure verbiage. Nous verrons que l’auteur cherche à retrouver une forme de transcendance dans l’éducation pour conserver le corps politique, à travers la figure de l’État dépeinte sous les traits mythiques d’un dieu mortel.  

 

1) Une certaine ambiguïté de la philosophie politique de l’éducation 

 

Si nous revenons aux souhaits du philosophe anglais énoncés dans la Préface du De Cive, il est clair qu’un double processus théorique et pratique s’opère à partir de sa conception des sciences et du politique : le fait que la fondation scientifique de la politique implique la fondation politique de la science. L’autorité de l’éducation réside alors dans la légitimité de la doctrine enseignée. Il faut alors définir ce qu’est la science et dans quelle mesure elle contribue à mettre un terme aux querelles et à la guerre.  

La science est la dénomination correcte des noms et des définitions : « La véritable sagesse n’est rien d’autre que la connaissance de la vérité sur tout sujet. Et puisqu’elle provient du souvenir des choses suscité par des dénominations précises et définies, elle n’est aucunement le soubresaut d’un esprit enflammé mais l’œuvre de la droite raison, autrement dit, de la philosophie »1 . Il ajoute : « La sagesse n’est rien d’autre que la connaissance correcte, c’est-à-dire la capacité à nommer correctement les choses. Cette sagesse se déploie en différentes branches comme la géométrie, la physique et la science morale qui est consacrée au "droit naturel». La philosophie politique a une forte prétention scientifique, puisqu’elle prétend à la même objectivité que les mathématiques ou la physique, ce que Hobbes range sous la catégorie de « philosophie première ». Il faut cependant tout de suite préciser ce que l’on entend par objectivité dans les deux cas. Il existe une distinction entre l’homme considéré comme un corps naturel, et l’homme en tant qu’il appartient au corps politique. Par conséquent, si les deux objets de connaissance diffèrent, alors c’est la connaissance qui doit être repensée. Si le savoir d’un corps naturel revient à connaître les éléments constitutifs de cet objet, alors l’objectivité consiste à décomposer cet objet par la pensée, d’après un modèle mécaniste. En revanche, les corps politiques ne suivent pas la même logique. Ces derniers se réfèrent aux institutions politiques, et résultent de l’union des volontés de plusieurs personnes. L’État, pas davantage que l’École ou l’Université, n’est donc un corps physique, il relève plutôt d’un acte créateur et fondateur. Il y a une rupture entre la philosophie naturelle et la philosophie politique parce que la réalité ontologique des institutions diffère de celle des corps physiques. Il faut donc avoir à l’esprit que « l’homme n’est pas seulement un corps naturel, mais aussi une partie de l’État, à savoir (pour employer ce langage) d’un corps politique. C’est pourquoi il devait être considéré parfois comme homme, parfois comme citoyen » ainsi que le précise l’épître dédicatoire. L’ambivalence de la philosophie hobbesienne tient à ce passage de l’état de nature au corps civil. Quelle objectivité scientifique permettrait le mieux de cerner cette fondation du corps politique ? 

La philosophie politique chez Hobbes vise  à comprendre la fondation des institutions comme une scission d’un état avec un autre. D’un point de vue ontologique, c’est le pacte qui fait basculer la condition humaine dans une autre dimension, celle de l’état civil en rupture avec l’état de nature2 . Quelle sera la vision de l’éducation dans ce cas ? Son ambiguïté repose sur le statut des institutions humaines, à la fois dépendant de l’anthropologie et d’une fondation politique radicalement nouvelle.  

 

Qu’en est-il d’une philosophie politique de l’éducation chez le philosophe anglais ? Sa philosophie politique prend pour objet l’instruction des savoirs davantage que celui de l’éducation. La récurrence du terme de « doctrine »3 , dans son De Cive et dans le Léviathan, témoigne bien de l’importance accordée aux discours enseignés. L’auteur rappelle la nécessité d’être vigilant à l’égard des Églises ou des Universités, qui enseignent trop souvent l’obligation de suivre sa foi plutôt que d’obéir à l’État. C’est contre cette contradiction avec les principes du pacte que Hobbes entend redonner un enseignement légitimé par le souverain. Contrairement à la démonstration mathématique, le pacte n’est évident que parce qu’il existe une autorité souveraine qui l’institue comme légitime4 . Si la pensée de chacun reste libre à l’état privé5 , seul un enseignement officiel et public pourra définir ce qui est juste et bon, en instituant une police du vrai. Par opposition, l’éducation reste dans le domaine familial, dans le cadre privé non légiféré par les lois. Pourtant, toute éducation privée qui exprime l’appartenance des enfants aux parents reflète en dernière analyse le pouvoir d’institution, en ce qu’une famille qui serait sans cité aurait pour monarque le père6 . L’autorité dans l’éducation reste liée au commandement de type monarchique. Ce qui fait basculer l’éducation morale et religieuse privée dans la philosophie politique est bien le commandement central. Si l’éducation morale privée est distincte de l’enseignement public sous bien des aspects, la cause génératrice de toute institution est le commandement, qui est un acte d’institution transcendant à un double titre : il dépasse les rapports entre citoyens puisque celui qui commande ne s’identifie pas aux gouvernés. Et enfin, le commandement est incommensurable par rapport aux autres actes de langage, car cette parole est irrévocable une fois le pacte accepté, contrairement aux conseils (d’un éducateur privé par exemple) qui peuvent être suivis ou abandonnés par les concernés. L’ambivalence de la philosophie hobbesienne vient du fait que l’éducation se situe à la rencontre du naturel et du politique dans l’enseignement ; en termes plus concrets, un professeur s’adresse physiquement à des humains ayant un corps et des passions, mais il donne aussi des ordres qui s’adressent à des citoyens et qui transcendent cette relation immédiate.  

Seules les institutions humaines conformes au pacte sont à même de conférer l’autorité et toute la légitimité à l’enseignement en question. La légitimité d’une doctrine d’enseignement dépend alors d’une autorité souveraine, qui vient en retour s’appuyer sur la philosophie civile enfin achevée. La question demeure de savoir si cet ordre est transcendant dans la mesure où il échappe nécessairement à  une compréhension pour le peuple représenté. Autrement dit, est-ce que cet ordre n’est intelligible que pour le gouvernant ou bien sa mise en pratique dépend-elle aussi de la capacité des citoyens à obéir avec raison ? 

  

2) Deux modèles d’éducation implicites au service de l’autorité transcendante  

 

La transcendance de l’autorité n’est pas immédiatement perçue par la conscience des individus, étant donné que l’absence d’autorité instituée à l’état de nature implique la possibilité pour chacun d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour se préserver. La guerre de chacun contre chacun vient de l’absence d’un commandement auquel obéir, puisque la loi de nature se tait en l’absence d’unité politique7 . Il faut ajouter que l’état de nature qui préexiste à l’état civil n’est qu’une fiction, mais elle permet de montrer que la fondation d’un État souverain ayant autorité, bien qu’artificielle, doit se manifester comme transcendante à l’égard des corps constitués, comme si elle était le centre d’inertie de tout mouvement naturel. Ce qu’il y a de remarquable dans la pensée hobbesienne est bien cet effort pour instituer un centre de commandement qui puisse avoir l’apparence d’une autorité immédiate, et pour ainsi dire naturelle, alors même que cette autorité est pure institution d’un monde créé artificiellement : la transcendance de l’autorité est construite mais doit se manifester comme une évidence pour chaque citoyen en formation Dans l’éducation, l’autorité joue aussi sur cette ambivalence : éduquer un individu à la citoyenneté revient à établir une médiation entre l’autorité civile transcendante et le fonctionnement des institutions telles que l’École. Si l’élève participe à la vie des institutions scolaires de façon immanente en acceptant les règles pour son bien comme s’il s’agissait d’une évidence, l’autorité reste un commandement inaccessible à son jugement. Dès lors que l’instance de commandement n’existe plus, alors l’Ecole s’écroule et l’élève redevient seul juge de ce qui est bon pour sa conservation, comme à l’état de nature.  

D’une part, comprendre la nature humaine semble nécessaire pour restituer le mécanisme qui régit une société et pour préparer chaque individu à assurer sa place dans la communauté ; d’autre part,  l’autorité politique reste irréductible au mécanisme des appareils d’État ; autrement dit, le centre de commandement institue un ordre qui doit jouir d’une certaine aura mystérieuse pour les sujets citoyens. Deux modèles d’éducation peuvent alors être déduits de la philosophie hobbesienne : le premier provient du modèle mécaniste avec lequel Hobbes décrit la cognition humaine pour réguler les représentations par l’enseignement. Le second sera celui d’une autorité mythifiée, dont l’éducateur ou l’enseignant officiel doit être l’incarnation.  

 

Le premier modèle éducatif (que nous nommerons « libéral » ou proto-néolibéral) correspondrait à la connaissance anthropologique des passions, dont la genèse dépend des discours. C’est ce que Hobbes désigne comme étant la doctrine ou l’enseignement. Tout l’enjeu pédagogique se résume à la capacité d’un discours à inciter l’adhésion à un système d’opinions de la part des disciples de lÉglise ou des étudiants d’Université. Cette police du langage par le souverain permet d’assurer la pérennité du cadre institué ainsi que la coexistence des libertés.  

L’étude de l’anthropologie permet de comprendre comment la pensée individuelle relève d’un calcul et de l’évaluation des différentes options pour son intérêt propre. L’éducation et l’étude génèrent cette aptitude purement humaine qu’est le langage : « Il n’existe, à ma connaissance, aucun autre acte de l’esprit humain qui lui soit naturellement inhérent […]. Les facultés […] qui paraissent propres à l’homme, sont acquises et développées par l’application et le travail ; elles ont leur point de départ dans l’éducation et l’étude, et procèdent de l’invention des mots et du langage »8 . L’être humain est un corps sensible comme tout animal, il a donc un discours mental. Le discours mental n’est que l’association régulière d’images ou de fantasmes qui orientent la prévision, la conjecture et la prudence dans la décision, ceci grâce à l’accumulation d’expériences. Les signes sont dans un premier temps perceptibles autant pour l’être humain que pour tout animal, puisqu’il n’est « que l’événement consécutif à un événement antécédent » comme la fumée qui est le signe du feu et qui signale le danger aux êtres vivants. Pourtant, le passage « au langage et à la méthode (ordo) »9 établit une rupture entre les animaux et la pensée humaine. Cette rupture anthropologique, consécutive à l’apparition du discours verbal, ne signifie pas pour autant l’institution d’un monde humain pacifié. L’éducation peut même dissoudre le lien entre les êtres humains, à l’image du caractère ambivalent de la parole. Le langage sert à accepter le pacte à contracter mais il est aussi facteur de division. C’est bien la parole qui peut perdre les individus à cause de l’éducation morale privée séditieuse, mais c’est également elle qui peut commander ce qui est l’utilité de tous. Seul un discours adéquat ou une police du langage pourra alors orienter les comportements à accepter l’ordre souverain. En donnant un sens aux mots d’unité, de paix et de justice, l’enseignement réaffirme le caractère transcendant et fondateur des institutions humaines par la parole. L’École est alors le lieu où se nouent des représentations du sacré et du divin grâce aux doctrines d’enseignements. Il faut alors réguler les images et les représentations pour subordonner les élèves à l’autorité du commandement. Le maître officiel devient l’intercesseur entre les représentations héritées de l’éducation familiale et l’institution publique.  

Un texte extrait du De Cive nous interpelle particulièrement à cet égard : le chapitre consacré aux séditions. Dans ce texte, la doctrine joue un rôle-clé pour comprendre en quoi un discours est un agent extérieur qui déclenche de manière mécanique une certaine impulsion10 . Le philosophe anglais compare le pouvoir de l’enseignement à la force exercée sur un corps physique, y compris en ce qui concerne les doctrines séditieuses qui sont motrices de la guerre civile : il y a l’impulsion externe sur le corps, la disposition du corps à se mouvoir, et enfin l’absence d’obstacles à ce déplacement. En ce qui concerne le futur citoyen la doctrine séditieuse opposée à l’autorité souveraine enclenche des dispositions chez l’éduqué à la rébellion. L’éducation doit alors soumettre l’individu à une police du langage permettant de normer les comportements. Car l’individu effectue des calculs, il établit une mesure de ce qu’il juge utile pour lui ou pour sa famille par le langage. Il faut alors cadrer les discours moraux et les enseignements universitaires  pour inciter les individus à vivre selon les lois établies par le commandement. Nous retrouvons dans cette éducation les éléments d’une éducation néo-libérale pensée comme conditionnement naturel des corps, en agissant sur les « représentations mentales ». Obéir aux lois d’un État de droit ou à la République, c’est dès lors consentir à un ordre dont le cadre est non négociable, c’est conditionner la subjectivité des citoyens pour qu’ils se conforment de bon gré à l’autorité. Cette conception de l’éducation se subordonne en fin de compte à la mythification de l’autorité même si l’influence d’un discours est décrite de manière analogue à la physique des corps.  

 

Le modèle « libéral » manifeste la subordination de la technique mécanique à l’ordre juridique édicté par le souverain, mais cela ne signifie pas que cette subordination soit synonyme à première vue de transcendance ni même d’autorité théologique. En effet, cette représentation de l’éducation pourrait même apparaître comme « neutre » puisque relevant d’un propos descriptif concernant le mécanisme du comportement humain à l’aune de lois physiques ou cognitives. Cette matrice d’une éducation libérale a cependant pour fonction de réguler la pensée de l’individu en ce qu’elle conditionne l’éduqué à se satisfaire du cadre institutionnel. L’enseignement doit matérialiser cette autorité instituante, son discours doit incarner la transcendance à l’aide d’une connaissance mécanique des corps  

Avec la prise en charge des doctrines théologiques par l’État, c’est bien le mythe de l’unité qui doit être réaffirmé à travers la figuration de l’État sous forme de Léviathan. Les débats actuels sur la laïcité révèlent l’apparition de nouveaux mythes, dont celui qui ferait de la laïcité une entreprise d’acculturation des individus à un même socle de valeurs communes. Au fond, le modèle « d’éducation républicaine » prend le relai de l’éducation libérale lorsque cette dernière échoue à gouverner les passions séditieuses par les divers outils du langage et par les techniques de conditionnement. La philosophie politique de l’éducation proche de Hobbes inclut dans une seule et même fonction celle de définir le principe des institutions scolaires et celle de diriger les connaissances et les expérimentations sur le comportement humain, afin de perpétuer un ordre dans la durée. Il s’agit autrement dit de renouer avec une unité perdue pour instaurer un horizon de sens qui soit pérenne et semblable à un ordre éternel. L’éducation et la transmission des valeurs scolaires viseraient à sanctuariser la République dans le temps et dans l’espace.  

Le fait de penser l’École comme un espace séparé de l’extérieur renvoie bien à une tentative de donner corps à la transcendance. Celle-ci ne peut apparaître que comme une scission ontologique entre le monde soumis à la production et celui dans lequel le futur citoyen est en train d’être formé. Cette séparation appelle un examen approfondi du caractère théologico-politique de l’éducation républicaine et de son action d’instituer. Le souverain, d’une puissance souveraine « illimitée et absolue », est bien la personnalisation de la volonté des citoyens et en cela, il est le principe de l’unité. L’enseignant, en tant que fonctionnaire dépositaire de l’autorité publique, doit nous rappeler à l’ordre républicain par ce qu’il incarne. Cet esprit républicain qui doit guider l’action éducative de l’enseignant se comprend uniquement si nous concevons l’État-nation comme l’âme de la liberté citoyenne. L’introduction célèbre du Léviathan est alors pleine d’enseignement lorsqu’elle compare la décision du souverain à une âme artificielle qui décide à la tête de la machina machinorum qu’est l’État : « C’est l’art, en effet, qui crée ce grand LÉVIATHAN, appelé RÉPUBLIQUE ou ÉTAT qui n’est autre chose qu’un homme artificiel […]. En lui, la souveraineté est une âme artificielle, car elle donne vie au mouvement et au corps entier ». Alors qu’aux yeux du philosophe anglais, il semble n’y avoir de réalité que corporelle, il évoque ici l’âme pour parler de la force spirituelle de l’État. Par conséquent, l’éducation républicaine n’a de sens ou de valeur que parce qu’elle médiatise le rapport des individus à la communauté politique, conçue comme totalité indépassable et comme force spirituelle. D’après ce modèle républicain, l’enseignant appartient à la communauté éducative et participe du fonctionnement de l’École. Il lui est en même temps extérieur, puisqu’il est un membre du corps mystique de l’État11 . Lorsque Jean-Michel Blanquer fait de Samuel Paty un martyr de la république, il fait de sa mort tragique le symbole d’un engagement sacré en faveur de l’esprit républicain. La description mécanique des comportements et des rapports sociaux ne peut devenir un modèle scientifique pertinent que s’il s’accompagne d’un principe spirituel qui régit ces mécanismes. L’idée d’une totalité transcendante et antérieure aux individus sert de mythe politique pour maintenir la cohésion entre les parties de la machine sociale.  

 

Les enseignants seraient les incarnations vivantes d’un ordre républicain, dont l’autorité transcende les citoyens. Alors que nous avons tendance à opposer un modèle libéral ou néolibéral de l’éducation à un modèle républicain, la philosophie politique de l’éducation hobbesienne nous invite à de tout autres conclusions. Il ne s’agit pas de comparer l’École de la cinquième République au Léviathan de Hobbes, ni à l’inverse de faire croire de manière anachronique que Hobbes serait à l’origine du développement des théories éducatives néo-libérales. Il s’agit plutôt de montrer quelle est la normativité inhérente à la philosophie de l’éducation fondée sur la transcendance. Ce qui fait l’institution et ce qui fait l’homme et le citoyen dérivent d’un commandement qui est source de commencement de toute vie humaine selon le philosophe anglais. Les deux modèles « libéral » et « républicain » d’éducation partagent en commun la conception transcendante de l’autorité. Est-ce que ce principe de transcendance est compatible avec une institution démocratique ? 

 

  1. 2. Le rôle de la philosophie des savoirs et de l’éducation dans les institutions : pour la reconstruction démocratique de l’autorité 

 

Enseigner l’obligation de faire partie d’une communauté politique renvoie au geste inaugural qui se trouve être le pacte selon Hobbes. Or, ne serait-il pas possible de penser autrement cet acte d’institution ainsi que les « instituteurs » eux-mêmes ? La philosophie politique de l’éducation hobbesienne n’est pas pensée à l’intérieur des institutions, mais elle entend éduquer, instituer et discipliner d’après des méthodes qui forment les individus. Pourtant, les imaginaires déterminent à leur tour les rituels des institutions, y compris au sein de l’École. Spinoza fournit une première source de réflexion afin de comprendre comment s’institue un rapport d’autorité non transcendante. C’est sans doute ce dernier aspect qui est la condition pour repenser les institutions de manière démocratique. Précisons pour commencer qu’il s’agit moins de concevoir une institution démocratique que de comprendre de façon démocratique les institutions. La famille, les Églises ou les Universités, en tant que lieux d’enseignement et d’éducation, serviront de paradigmes à notre analyse, puisque Spinoza les a traitées dans plusieurs ouvrages, notamment dans le Traité théologico-politique. Nous verrons en quoi sa philosophie politique de l’éducation prend en quelque sorte le contre-pied de la théorie de Hobbes en montrant que le cadre juridique ou social fait constamment l’objet d’une ré-institution permanente ; d’une part, les rites d’institution sont formés par l’imaginaire des éduqués et forment en retour la multitude. D’autre part, la philosophie politique ne peut instrumentaliser le savoir pour fabriquer le consentement ou pour réguler les représentations ; toute tentative de ce type parviendrait au résultat inverse de celui qui était espéré : elle rendrait les individus encore plus puérils et surtout plus prompts à la rébellion.  

 

1) Les rituels d’institution et l’éducation démocratique  

 

Dans l’une de ses fameuses lettres12 , Spinoza répond à une question de Jelles à propos de la différence qui existe entre sa philosophie et celle de Hobbes. Le philosophe d’Amsterdam maintient l’existence du droit naturel comme étant constitutif de toute institution politique, dit-il. Le souverain exerce un droit sur la multitude dans la mesure où sa puissance l’emporte sur celle du collectif. C’est ainsi que se définit l’autorité chez Spinoza. Une personne détient une autorité dans la mesure où le rapport de puissance fait qu’elle l’emporte sur un ou plusieurs individus. L’institution ne résulte que de ce rapport de force immanent au corps politique. S’il n’y a pas de rupture entre le droit naturel et le corps civil, les institutions d’une nation correspondent à une mise en forme des rapports humains. Cette formation est historiquement déterminée13 . Les familles, les Églises et les États constituent en ce sens des exemples particuliers de ces rapports sociaux au sein desquels chacun des individus est formé et éduqué.  

Tout en constatant la nécessité de maintenir un rapport d’autorité, l’enjeu serait d’instituer des liens d’éducation exempts de domination. Contrairement à Hobbes, Spinoza soutient que l’autorité civile ou juridique, loin d’anéantir les rapports de domination ou d’asservissement, peut les accroître. Cette idée nous amène à constater que toutes les institutions, qu’elles soient privées ou publiques, fonctionnent d’après des relations de pouvoir. Or, certains régimes tels que la monarchie peuvent faire tenir les hommes ensemble par la contrainte violente. C’est pour cette raison que Spinoza évoque autant les façons de gouverner et les divers dispositifs qui donnent une vision d’ensemble des actes d’institution. Les familles et l’École participent autant l’une que l’autre à cette mise en forme du social. Spinoza vise d’abord à montrer que la science civile hobbesienne accroît la domination et l’infantilisation des citoyens. Dans le paragraphe 4 du chapitre 6 du Traité politique, les types de régimes sont comparés entre eux par le recours à une analogie avec l’éducation parentale. En apparence, « Nul État […] n’est demeuré aussi longtemps sans aucun changement notable que celui des Turcs et en revanche nulles cités n’ont été moins durables que les Cités populaires ou démocratiques, et il n’en est pas où se soient élevées plus de séditions »14 . Comme si la tyrannie était meilleure pour la paix parce qu’elle apportait la stabilité. Tout comme dans les familles, « il y a [...] plus de querelles et des discussions plus âpres qu’entre maîtres et esclaves », ce qui nous ferait conclure que seule l’autorité absolument incontestable est efficace ; pourtant, Spinoza ne signifie pas que les rapports entre maîtres et esclaves soient préférables aux conflits familiaux ! Le gouvernement de la famille qui ne dégénère pas en servitude fonctionne de manière démocratique, précisément parce que la dissension existe et qu’elle renforce l’institution des liens et l’autorité au lieu de l’affaiblir. Les régimes démocratiques et les relations d’éducation émancipatrices s’impliquent conceptuellement en ce sens qu’ils développent une paix véritable, c’est-à-dire une paix « qui n’est pas l’absence de guerre, mais [qui consiste] dans l’union des âmes ». Par opposition, un régime imposant une autorité transcendante propose une paix fragile qui tient les hommes dans la « servitude, la barbarie et la solitude »15 . Et ici Spinoza semble viser la philosophie politique hobbesienne. La servitude consiste bien dans un dressage davantage que dans une éducation, car l’enfant ou l’éduqué sert de moyen pour le maître afin de perpétuer un ordre ou afin de servir l’intérêt des dominants. La barbarie renvoie quant à elle à la contrainte violente avec laquelle les individus sont soumis à l’autorité dans une tyrannie, comme l’esclave qui est tenu par son maître seulement par les chaînes ou l’enfant qui obéit à son maître uniquement par la peur. Enfin, la solitude renvoie à la séparation des gouvernants et des gouvernés, mais aussi à l’esprit esseulé des citoyens ou des membres à l’intérieur de toute institution. L’incapacité à exprimer ses souffrances ou ses désirs et l’impossibilité de réfléchir à l’autorité ne peuvent que produire l’impuissance des individus et du collectif. L’autorité à l’intérieur d’un corps politique est démocratique si elle peut être expliquée et justifiée par la raison, autant que possible. Cela implique la redéfinition de ses prérogatives et le réaménagement des règles au sein des institutions. Une autorité qui serait incommensurable et irréductible aux divers membres fabrique des individus puérils et des citoyens potentiellement serviles. Il est remarquable que Spinoza, non seulement établisse un parallèle entre les familles et les institutions de pouvoir, mais que littéralement tout acte d’institution repose en dernière analyse sur l’éducation. Celle-ci ne se fait pas uniquement dans l’enceinte de l’École, mais dans un dialogue entre l’École et les familles. À l’inverse, cantonner l’éducation familiale au cadre privé tout en la subordonnant à l’enseignement scolaire public, n’est-ce pas renforcer la figure d’une autorité dominatrice ? Une autorité transcendante, et par définition incontestable, ne risque-t-elle pas de produire une obéissance mécanique et potentiellement nocive ? Dans ce dernier cas, obéir mécaniquement pour un enfant (et plus tard pour l’écolier) revient au fond à se conformer à une personne ou à un ensemble de valeurs fétichisées, au lieu d’obéir de manière intelligente pour soi et pour les autres. L’enfant obéit aux parents parce qu’ils sont ses parents et l’élève obéit au maître parce qu’il est son maître. Là encore, la description physique des corps sert à consolider une obéissance mécanique et passive. Par exemple, l’expansion des outils informatiques dans l’interaction entre les élèves, les professeurs et les parents (logiciels de bulletins de note et du cahier de texte) dans l’enseignement secondaire n’est-elle pas l’expression d’une soumission de chacun à un ordre mécaniquement réglé, et dont la gouvernance est soustraite à toute gestion collective ? La technologie peut donner lieu à une obéissance intelligente à condition que l’ensemble de la communauté éducative maîtrise les règles d’usage de l’outil au quotidien16 .  

L’éducation envisagée de façon démocratique implique de renoncer à brider les imaginaires ou les discours, ainsi que l’énonce le Traité théologico-politique, qui est un libelle en faveur de la liberté de philosopher. Alors que les docteurs et les théologiens veulent reprendre le contrôle des esprits en censurant la spéculation, c’est plutôt les rites et les actes qu’il faut réguler pour éviter de propager la violence aux yeux de l’auteur néerlandais. Certes, Spinoza dans cet ouvrage a tendance à opposer deux formes d’éducation, dont l’une convient davantage à un peuple majoritairement puéril, comme l’a été le Peuple hébreu qui sortait à peine de sa captivité égyptienne ; tandis que la seconde serait plutôt l’apanage des peuples à la complexion libre. Pourtant, ces deux exemples insistent sur les rites d’institution du quotidien plus que sur le pacte et la législation d’un État. Si un éducateur comme Moïse contrôle les actes par les rites et les règles de vie, il ne vise pas moins l’émancipation du Peuple hébreu dans une République dans laquelle ils se gouvernent par leurs différentes institutions (Pontifes, Juges et chefs des armées). Autrement dit, l’autorité est l’un des dispositifs médiateurs entre les individus et le collectif, elle n’est pas extérieure ni transcendante aux dispositifs institutionnels. Par exemple, l’autorité des Lévites sur l’interprétation du texte sacré n’était qu’un dispositif mis en place pour constamment rappeler au peuple hébreu son appartenance à un collectif. Le danger d’un tel dispositif peut être la fétichisation des lois, ce qui n’a pas manqué d’ébranler la République des Hébreux, puisque cela a rendu le peuple puéril et dépendant des mêmes rites. C’est pourquoi la liberté d’enseigner et de philosopher est la condition pour investir démocratiquement les institutions, afin de désacraliser les lois pour mieux sacraliser la vertu citoyenne qui est l’obéissance intelligente aux règles, c’est-à-dire la compréhension de ce qui fait institution pour le plus grand nombre.   

Au fond, l’éducation des enfants ou des individus puérils et celle des individus libres relèvent de la même logique : réinstituer le commun à partir du quotidien et des rites, pour que chaque enfant ou élève obéisse non pour lui-même ni pour ses maîtres, mais pour l’amour de la vertu17 .  

 

2) La philosophie politique et la connaissance comme instrument 

 

Dans ce cas, quelle peut être l’ambition d’une philosophie politique au sein des institutions démocratiques ? Qu’est-ce qui distinguerait par exemple une telle dynamique démocratique d’une éducation nationale néolibérale, dont le souhait réitéré depuis maintenant deux décennies sont précisément la souplesse, l’individualisation des parcours ou encore l’interdisciplinarité ? Justement, ce qui est en jeu, c’est bien la centralité d’une expérience sociale qui doit être repensée : il ne peut y avoir de point de vue privilégié sur ce qui doit être le principe animateur du corps social ni y avoir un point de vue dominant sur les techniques d’éducation.  

D’après la définition spinoziste d’une éducation à la liberté, la philosophie politique démocratique se concevrait comme une réflexion sur les instruments de la connaissance pour appréhender les institutions éducatives. Les instruments ne seraient pas simplement des outils servant à connaître, mais également à agir pour instituer un monde commun. Par instrument, nous reprenons ce que Lev Vygotski concevait à propos du développement cognitif de l’individu scolarisé en évoquant l’instrument psychologique : « Voici quelques exemples d’instruments psychologiques et de leurs systèmes complexes : le langage, les diverses formes de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’art, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. »18 . Remarquons que ces instruments ont une fonction institutionnelle autant que cognitive, c’est-à-dire qu’ils jouent un rôle de médiation entre l’individu et le monde social. En effet, à travers eux, l’être humain « se sert des propriétés naturelles de son tissu cérébral et contrôle les processus qui s’y produisent »19 afin de mettre en commun ses idées avec celles des autres êtres humains. Les instruments instituent des relations par des moyens détournés, en tant qu’ils forment ce que Hegel appelle l’activité médiatisante. Par conséquent, si chaque science a pour rôle de proposer des instruments et des méthodes pour connaître la nature du comportement des enfants, elle ne peut ignorer que son rôle de médiation s’accompagne d’une formation sociale des éduqués. Par exemple, aborder la cognition d’un enfant à l’aide des dispositifs informatiques implique de prendre en compte la socialisation de cet enfant au sein des institutions scolaires et familiales ; c’est considérer également que l’outil informatique infléchit le regard scientifique sur le comportement de l’enfant. Un savoir ou une science pédagogique est autant un principe d’explication formelle (qui ordonne les connaissances entre elles pour énoncer des lois) qu’une instance de pouvoir, précisément parce que les instruments proposés, tels que les outils informatiques, façonnent la cognition de l’enfant selon un certain point de vue, intéressant mais discutable. Ignorer la nature institutionnelle et sociale d’un instrument de connaissance, c’est s’éloigner d’une vision démocratique des sciences et du caractère institutionnel du savoir. La philosophie politique de l’éducation consisterait alors à ne pas privilégier un instrument sur les autres dans l’éducation, mais plutôt à mettre en relation les différentes disciplines entre elles dans la constitution du savoir pédagogique, à montrer au fond le rôle institutionnel de tout instrument de connaissance.  

La philosophie politique de l’éducation démocratique réfléchirait sur les médiations qui unissent les individus entre eux. Il s’agirait de rompre avec deux idées à première vue antinomiques : l’idée d’une part que les sciences sociales et cognitives auraient une neutralité politique et une centralité dans l’expérience sociale20  ; L’idée d’autre part que la politique serait une affaire de commandement et non de réflexion sur les institutions.  

 

Conclusion : 

 

Les contributions de Hobbes et de Spinoza à la philosophie politique de l’éducation reflètent des stratégies divergentes pour instituer la paix civile. Penser l’acte d’institution comme une forme de transcendance à l’égard du corps politique a pour conséquence de situer l’autorité souveraine comme étant extérieure aux institutions qu’elle fonde. L’éducation et l’enseignement ne servent qu’à jouer le rôle d’intercesseur entre le monde privé et la communauté politique. Le danger d’une telle conception de l’autorité est de rendre les individus dominés, plus passifs et donc davantage puérils. Spinoza nous aide alors à penser les institutions de manière démocratique, c’est-à-dire de façon immanente aux imaginaires et aux rapports de pouvoir. Par conséquent, la philosophie ne peut transformer le monde par l’éducation que si la liberté d’enseigner et d’éduquer est garantie. Cela veut dire que l’autorité ne peut être transcendante aux institutions.  

 

Bibliographie : 

 

Bergeron H., Castel P., Dubuisson-Quellier S., Lazarus J., Nouguez É., Pilmis O. (2018), Le biais comportementaliste. Paris. PUF. 

Blanquer, J.-M. (2017). L’École de demain. Paris. Odile Jacob. 

 

Djaïz, D. (2011). « Let us make man », Théologie et technique dans le Léviathan de Thomas Hobbes [mémoire non publié].  

Hobbes, Th. (2002) Léviathan. Traduction de l'anglais et notes par Tricaud Fr. et Pécharman M. Paris. Vrin.  

Hobbes, Th. (1980). Traduction par Goyard-Fabre S. Paris, GF-Flammarion.  

Jaeger, W. (1964). Paideia, La formation de l’homme grec. Paris. Gallimard coll. « TEL ». 

 

Lefort, Cl. (1986). Essais sur le politique : XIXe et XXe siècles. Paris. Seuil. (republié coll. « Points essais », 2001). 

 

Spinoza. (1999) Traité théologico-politique. Traduction et notes par Moreau P.-F. et par Lagrée J. Paris. PUF. coll. « Épiméthée ».  

 

Spinoza. (1964). Traité politique, traduction et notes par Appuhn Ch. Paris. GF-Flammarion.  

 

Schmitt, C. (2002), Le Léviathan dans la doctrine de l’état de Thomas Hobbes, sens et échec d’un symbole politique. Paris. Seuil.  

 

Vincent, G. (1980), L’École primaire française. Étude sociologique, Lyon, Presses universitaires de Lyon.  

 

 

Notes
[←1

 De Cive, trad. Ph. Crignon (2006), Paris, GF-Flammarion, p.76.

[←2

 Cf. Moreau P.-F., Hobbes : philosophie, science, religion (1989), Paris, PUF. L’auteur relate les liens entre le naturalisme et l’anthropologie politique chez le Comte de Malmesbury en posant la question suivante : « comment l'homme qui est un corps, comme tous les autres êtres et qui n'est pensable qu'en tant qu'il est un corps – peut-il produire des effets qu'aucun autre corps ne produit et hors desquels son action et son bonheur ne sont pas pensables ? Comment cet être de part en part naturel parvient-il à constituer une seconde sphère de réalité, une anti-nature ? » (p. 57).

[←3

 Cf. Lév. p. 323 : le souverain « juge les théories ». Le latin doctrina peut être traduit par « enseignement » plutôt que par « théorie ».

[←4

 Cf. Léviathan, trad. G. Mairet (2001), Paris, Gallimard, p. 112 : « Non que la raison elle-même ne soit toujours droite raison à la façon dont l’arithmétique est un art certain et infaillible, mais ni la raison d’une seule personne, ni celle de plusieurs, quel qu’en soit le nombre, ne crée de certitude, pas plus qu’un compte n’est bien fait par cela seulement qu’il est unanimement approuvé par un grand nombre de personnes. Ainsi, tout comme lorsqu’il y a contestation au sujet d’un compte, les parties en présence doivent elles-mêmes convenir de s’en remettre à la droite raison laquelle sera la raison de quelque juge dont elles accepteront toutes deux la sentence ». L’ouvrage sera noté par la suite Lév. Sauf lorsque la traduction est celle de François Tricaud et de Martine Pécharman.

[←5

 Cf. Lév. p. 633 : « Une personne à l’état privé a toujours la liberté […] de croire ou de ne pas croire ».

[←6

 Cf. Léviathan, trad. F. Tricaud et M. Pécharman (2004), Vrin, Paris, p. 164.

[←7

 Cf. J. Terrel, Hobbes, Matérialisme et politique, (1994), Paris, Vrin, p. 304 : « Dans son royaume naturel, Dieu se tait : la raison de chaque sujet est la seule parole divine autorisée ».

[←8

 Léviathan, trad. F. Tricaud et M. Pécharman (2004), Paris, Vrin, p. 30. Nous soulignons.

[←9

 Ibid., p. 31.

[←10

 Cf. De Cive, trad. S. Goyard-Fabre (1980), Paris, GF-Flammarion, p. 214-215 : « Or comme au mouvement des corps naturels, il y a trois choses à considérer [...]. Premièrement les doctrines et les affections contraires à la paix […] en second lieu, quels sont ceux qui les sollicitent […]. Et enfin, la manière en laquelle cela se fait [...]. Cette explication est analogue à la description du mouvement d’un corps, suivant la « description interne », « l’agent externe » et « l’action même ». 

[←11

 Le statut de l’École et de ses fonctionnaires peut être associé à ce qu’Étienne Balibar dit à propos de l’État hobbesien : Cf. « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », in Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, sens et échec d’un symbole politique (2002), Paris, Seuil, p. 25 : « Le modèle du corps politique chez Hobbes oscille entre l’organisme (c’est-à-dire la machine) composé de forces et de rouages matériels, et le corpus mysticum inspiré de la théologie ».

[←12

 Lettre 50 à Jarig Jelles, du 2 juin 1674.

[←13

 C’est pourquoi Spinoza dit que c’est l’histoire qui crée les nations, et non la nature. Cf. Traité théologico-politique, chap. 17, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée (1999), Paris, PUF « Épiméthée ».

[←14

 Traité politique. trad. Ch. Appuhn (1964). Paris. GF-Flammarion. p. 42.

[←15

 Ibidem.  

[←16

 Nous reviendrons sur la dimension institutionnelle de tout instrument pédagogique dans le point suivant. cf. supra « La philosophie politique et la connaissance comme instrument » 

[←17

« Agir par vertu est agir sous la conduite de la raison » comme l’explique la démonstration de la proposition 36 de la quatrième partie de l’Ethique, c’est poursuivre un bien « qui est commun à tous les hommes » (trad. B.Pautrat, p. 411). Dans ce cadre, les outils techniques et tous les dispositifs qui fondent l’institution scolaire doivent faire l’objet d’une réappropriation intelligente. C’est à cette condition que l’autorité peut exister démocratiquement au sein des institutions.  

[←18

 L. Vygotski, « La méthode instrumentale en psychologie » in J-.P. Bronckart et B. Schneuwly (éd.), Vygostky aujourd’hui, (trad. C. Haus), Paris, Delachaux et Niestlé, p. 39.

[←19

 Ibid., p. 41.

[←20

 Nous reprenons cette expression à Arnaud Milanèse qui montre sur quoi repose l’expérimentation du social selon Walter Lippmann. Cf. A. Milanèse, Walter Lippmann, d’un néolibéralisme à l’autre : changement social et leadership libéral, Paris, Classique Garnier, 2020.

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292