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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : AKOU, O.K. (2024). Décolonialité de l’éducation : humaniser ou humanitariser pour émanciper ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/decolonialite-de-l-education-humaniser-ou-humanitariser-pour-emanciper]

Décolonialité de l’éducation : humaniser ou humanitariser pour émanciper ? 

 

Olga Kochie Akou 
Doctorante en Humanités et éducation  
UMRU SPH , Université de Bordeaux-Montaigne 

 

Résumé : Si les humanités sont les activités éducatives qui se veulent à la fois morales et civiques en vue de former un individu, un citoyen capable d’esprit critique, et de créativité, l’école doit être le lieu où se dessine un système éducatif correspondant. En effet, c’est ce que soutient le pédagogue brésilien Paulo Freire. Pourtant, plusieurs ressortissants d’Afrique subsaharienne évoquent la nécessité d’émigrer vers l’Occident pour des études supérieures, alors que force est de constater que la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne comme la Côte d’Ivoire sont soumis à un système éducatif hérité de l’ancien colonisateur. Ainsi, il est nécessaire de comprendre les dynamiques en jeu et les raisons profondes de celles-ci. C’est alors qu’à l’occasion d’une mission de recherche en Côte d’Ivoire, ancienne colonie française nous avons recueilli plusieurs témoignages, par le biais d’entretiens compréhensifs, évoquant la quasi impossibilité d’une insertion socio-professionnelle après des études supérieures. Ce serait ce qui motiverait une migration massive vers l’Europe et principalement la France, anciennement le colonisateur. Devant ce qui s’apparentait pour elles à la difficulté de vivre pleinement leur humanité, plusieurs personnes interrogées se résignaient à l’émigration vers l’Occident. Elles avançaient principalement l’idée selon laquelle pour avoir une meilleure situation sociale, il leur était impératif d’émigrer. Et c’est d’ailleurs cette motivation qui est illustrée, en France, ces dernières décennies, par une forte immigration estudiantine, liée à ce fort besoin d’être formé et instruit par l’école européenne qui serait « supérieure » à celle de l’Afrique. Mais est-ce que cela serait la seule raison ? Ce tout autre constat, dans un contexte de mondialisation et d’interdépendance accrue, s’actualise dans un courant de pensée contemporain appelé la « colonialité ». Dans ce cas, nous sommes interpellés quant à cette posture qui présenterait certains savoirs comme dominants, rendant ainsi subalternes les autres savoirs : la colonialité du savoir. C’est ce que nous étayons aux prismes des Humanités. 

 

Mots-clés 
Éducation, humanité(s), humaniser, humanitariser, colonialité. 

 

Abstract : If the humanities are educational activities that are intended to be both moral and civic, with a view to forming an individual, a citizen capable of critical thinking and creativity, then the school must be the place where a corresponding educational system is designed. Indeed, this is what the Brazilian pedagogue Paulo Freire maintains. Yet many people from sub-Saharan Africa talk about the need to emigrate to the West for higher education, even though most countries in sub-Saharan Africa, such as Ivory Coast, are subject to an education system inherited from the former coloniser. It is therefore necessary to understand the dynamics at play and the underlying reasons for them. That is why, during a research mission in Ivory Coast, a former French colony, we gathered several testimonies, through comprehensive interviews, evoking the near impossibility of socio-professional integration after higher education. This would be the reason for mass migration to Europe, and mainly to France, the former colonial power. Faced with what they saw as the difficulty of living their humanity to the full, many of the people interviewed resigned themselves to emigrating to the West. They mainly put forward the idea that in order to have a better social situation, it was imperative for them to emigrate. And it is this motivation that has been illustrated in France over the last few decades by high levels of student immigration, linked to the strong need to be trained and educated by european schools, which are said to be "superior" to those in Africa. But is this the only reason? This completely different observation, in a context of globalization and increased interdependence, is reflected in a contemporary trend of thought known as "coloniality". In this case, we are challenged by a posture that presents certain types of knowledge as dominant, thereby rendering other types of knowledge subaltern: the coloniality of knowledge. This is what we study with the prisms of the Humanities. 

 

Keywords  
Education, humanity(ies), humanize, humanitarize, coloniality. 

 

 

« Le colonialisme ne se contente pas d’imposer sa loi au présent et à l’avenir du pays dominé. Le colonialisme ne se satisfait pas d’enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit. » 

Franz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte et Syros, 2002, 201 

 

Introduction 

Ces dernières années, la Mer Méditerranée a été le lieu d’un spectacle nécrophile. Le bateau Ocean Viking, de l’organisation humanitaire française SOS Méditerranée, basé à Marseille, parcourt les eaux de la Méditerranée depuis 2019 dans le but de secourir les migrants qui essayent de rejoindre l’Europe par la Libye ou la Tunisie, car on dénote des milliers de migrants qui ont péri en mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe par cette route migratoire dénoncée comme la plus meurtrière, selon l’Organisation internationale des migrants (OIM). 

Ces chiffres résumeraient, à eux seuls, l’ampleur d’un désastre. Le nombre de décès croitrait de plus en plus, et de manière fulgurante. De plus, selon les informations de l’OIM, tout chiffre donné n’est qu’un « chiffre par défaut » tellement il semblerait que le nombre des décès soit plus élevé. En effet, le nombre de migrants recensés était par mois d’environ 20 000, en 2014 et 2015. En 2015, le seul dimanche 12 avril, 400 personnes seraient mortes noyées. Puis, dans la nuit du samedi 18 au dimanche 19 avril, seulement quelques jours après, 700 autres personnes, voire 900 (selon le témoignage des 24 rescapés), moururent suite à un autre naufrage, à 120 kilomètres des côtes libyennes, d’un bateau de pêche chargé de migrants. En 2021, entre le 1er janvier 2021 et le 21 avril, on dénotait plus de 583 migrants à avoir péri en Mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe par cette route migratoire. Et les chiffres n’ont fait que croître. 

Or, la plupart des immigrés, sont majoritairement issus de l’Afrique subsaharienne. En effet, selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques français (INSEE)1 , plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, sont les premiers pays d’Afrique noire pourvoyeurs d’immigrés. Pourquoi une telle recrudescence alors qu’il ne semble pas y avoir de guerres dans ces pays ? De plus, pourquoi choisir d’émigrer de manière clandestine au risque de périr en mer ? 

Ceux qui réussissent à arriver et à échapper au contrôle des autorités locales, à la reconduite aux frontières, au retour dans leurs pays d’origine, vivraient dans la plus grande précarité. Parallèlement, leur arrivée semble entraîner des opérations qui constitueraient un véritable casse-tête pour les autorités politiques. Aussi, il semblerait même qu’accueillir ces migrants serait coûteux, sources de méfiance et parfois même d’insécurité pour les populations. Il s’agirait d’un accueil et d’une prise en charge d’immigrés très complexes pour des autorités politiques locales. 

Parmi les pays de l’Afrique subsaharienne, la Côte d’Ivoire, recensée comme l’un des premiers pourvoyeurs d’émigrés d’Afrique noire, sur l’année 2019, est une ancienne colonie française. À ce titre, elle a bénéficié de la modernité française et semble ne rien avoir à envier à l’organisation française. Les mœurs dans ce pays s’apparentent, plus qu’on ne le croirait, à ceux de la France. En effet, même son système éducatif est calqué sur le modèle français. Il semble curieux que les habitants d’un pays qui vivent déjà une forme de modernité européenne, avec un système éducatif prévu pour garantir une insertion professionnelle, calqué sur le modèle français, viennent risquer leur vie dans la mer. Même si on pourrait penser à une éventuelle nostalgie coloniale, il est urgent de comprendre les réelles motivations d’un tel engouement vers les États dits du Centre. 

Pour cela, nous avons engagé une mission de terrain en Côte d’Ivoire, afin de recueillir plusieurs témoignages d’Ivoiriens pour mieux comprendre les raisons d’une telle ampleur migratoire. Plusieurs des personnes interrogées (hommes et femmes) avançaient principalement l’idée selon laquelle pour avoir une meilleure situation sociale, il leur était impératif de migrer vers l’Occident. Ayant fait des études supérieures (post-bac), ils indiquaient leur difficulté à une insertion socio-professionnelle à la hauteur de leurs études supérieures. Or, la formation universitaire appartient à un parcours d’humanisation qui participe fortement à la construction du sens de la vie d’un individu, il est donc interpellant de voir juger inopérant tout ce processus éducatif par les populations concernées elles-mêmes, comme si le curriculum hérité de la colonisation française était inadapté à leur contexte économico-socio-culturel (Akou, 2021). Ce qui amènerait à interroger le « don humanitaire » de l’école coloniale, non pas comme une école humanisante, c’est-à-dire qui contribue au développement intégral de l’humain dans toute sa dimension en lui rétrocédant le pouvoir de devenir, mais comme un « don colonial » qui correspondrait à une humanitarisation de l’éducation entretenant chez l’ancien colonisateur son devoir d’imposer aux anciens colonisés son hégémonie comme pour perpétuer la colonisation. Car, en effet, Victor Hugo pouvait dire ceci : 

« Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme, au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra. Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. » (Hugo, 1889, 128). 

C’est ce que le mouvement contemporain dit « décolonial » issu de l’Amérique latine nomme la colonialité du pouvoir (Quijano, 2000) et ici, dans notre contexte éducatif, la colonialité du savoir qui relègue les savoirs non occidentaux au rang de subalternes. 

Ainsi, donc, le modèle éducatif hérité de la colonisation ne répondrait pas aux réalités socio-économiques et socio-culturelles des populations et engendrerait un fort désir migratoire pour l’Occident. Autrement dit, l’humanitarisation et la colonialité du savoir auraient un effet déshumanisant. C’est ce que nous nous attèlerons à analyser en relevant d’abord et en mettant en évidence ses conséquences. Puis, dans un deuxième temps, nous exposerons la nécessaire déconstruction de cette éducation « humanitariste ». Pour finir, nous suggérerons un exemple éducatif humanisant et respectueux de l’humanité. 

 

1. L’éducation humanitarisante : une dynamique de la colonialité 

 

Cette étude s’inscrit dans une réflexion menée sur les projets de traversée de la Méditerranée centrale2 par les candidats à l’immigration clandestine issus de l’Afrique de l’Ouest, notamment de la Côte d’Ivoire, pays où a été positionnée l’enquête de terrain depuis 2021. L’étude de ces projets migratoires et de l’imaginaire qui les sous-tend s’inscrit dans le cadre d’une recherche menée auprès d’une organisation de la société civile ivoirienne – la Jeunesse Panafricaine pour la Reconversion des Mentalités (JPREM3 ) – qui travaille à la réduction des émigrations, notamment clandestines. Pour cela, elle mène des actions visant une sorte de réforme culturelle dite de « reconversion des mentalités » afin que les candidats à l’émigration puissent apprendre à se défaire des mirages idéologiques de l’exil et à mieux percevoir les ressources et possibilités locales, en vue de leur autonomisation et de leur épanouissement. L’idée porteuse de ces actions repose ainsi sur une éducation des adultes en vue d’un changement de paradigme. 

Interpellés par la recrudescence migratoire vers la France de populations issus de la Côte d’Ivoire, un pays ayant un passé colonial avec la France, nous avons choisi de nous rendre au plus près des réalités du terrain à la rencontre des populations ivoiriennes. Notre objectif était de comprendre les raisons et donc les motivations liées à cette problématique sociétale. 

Pour notre recueil de données, nous avons donc menés des entretiens compréhensifs selon la méthode Kaufmann (Kaufman, 1996) en déployant un questionnaire en guise de support. Il s’agit d’une méthode d’enquête qui emprunte aux techniques ethnographiques de travail avec des informateurs et à l’entretien semi-directif. À la différence des entretiens directifs et des entretiens d’explicitation, ce mode d’entretien respecterait mieux la cohérence des récits, ce qui fait que la philosophie de terrain (Vollaire, 2017) s’en rapprocherait. Cette procédure nous permettait de recueillir un récit de vie sans induire des réponses toutes faites, ni influencer nos interlocuteurs. Ces entretiens furent déployés essentiellement auprès de candidats à l’émigration et auprès d’anciens migrants ayant échoué à atteindre leur but (Akou, 2021). De façon concentrique, cette étude s’appuie donc sur l’analyse des verbatims de ces entretiens et en fait le premier cercle de compréhension, ancré dans les récits d’expérience. Pour la mise en œuvre de l’analyse des entretiens et pour la production de résultats cohérents, nous avons regroupés les questions en quatre catégories : 

- mobiles et motifs (1) : il s’agit de connaître les raisons avancées quant à l’émigration ; 

- typologie sociale (2) : il s’agit d’identifier la catégorie socio-professionnelle de chacun des candidats à l’émigration et de comprendre en quoi elle peut, ou non, expliquer le désir migratoire ; 

- conscience migratoire (3) : il s’agit de savoir ce que chaque candidat sait de l’immigration, d’évaluer sa compréhension des données migratoires ; 

- mentalités et représentations (4) : il s’agit de comprendre l’état d’esprit et l’imaginaire qui animent la détermination des migrants, notamment relativement à l’Occident. 

Nous abordions donc le niveau d’éducation et d’instruction des personnes interrogées, leur connaissance de l’aventure migratoire clandestine et les imaginaires en jeu. 

Il en est ressorti un sentiment de non pertinence des programmes scolaires face aux compétences liées aux offres d’emploi locales, un mirage du développement, un sentiment d’infériorité des savoirs locaux et de l’être-soi (colonialité de l’être) : « rien de bon dans ce qui est local », « il faut partir et revenir pour être considéré », « nos diplômes ne sont pas considérés mais ceux venant de l’Occident oui », « les postes sont occupés par ceux qui ont étudié en Occident ». Ainsi, pour avoir, selon eux, les mêmes chances et les mêmes opportunités que leurs contemporains revenus de l’Europe, les candidats à l’émigration sont prêts à vivre l’aventure migratoire en Occident, quelle que soit la voie utilisée, même au risque de leur vie. Car, comme ils le disent, « chacun a sa chance », « que nous restions nous risquons de mourir, que nous partions nous risquons de mourir, alors autant tenter sa chance ». Ils avancent que la paupérisation grandissante à laquelle ils sont soumis ne leur permet pas de subvenir ni à leurs propres besoins, ni aux besoins de leurs parents qui avaient investi dans leur cursus scolaire et de diplomation. Les parents se retrouvent pauvres et eux aussi. Ils sont, désormais, honteux de ne pas lire la satisfaction et la fierté dans le regard de leurs parents. Leur difficulté est illustrée par la quasi-impossibilité d’une insertion socio-professionnelle à la hauteur de leurs études supérieures. 

À la préoccupation de comprendre pourquoi ils choisissent la voie clandestine par le désert de la Lybie, puis la traversée de la Méditerranée, ils arguent tous du caractère dissuasif des critères et démarches administratives en vue de l’obtention d’un visa. Certains peuvent s’exprimer en ces termes : « ils nous refusent le visa ». En réalité, il y a bien évidemment des conditions à remplir pour se voir délivrer le sésame, ce petit autocollant dans son passeport. En plus des justificatifs de séjour et de domicile, il y a un montant « exorbitant » indiqué pour justifier de ressources financières conséquentes pour une année scolaire entière. Ce montant correspond au budget annuel d’un séjour. Il faudrait, donc avoir à l’avance, a minima, un tel montant sur son compte bancaire personnel, et en fournir la preuve. Il s’agit de plusieurs milliers d’euros (et donc de millions en francs CFA). Pour des individus en situation de précarité sociale et issus de familles pauvres, il s’agit d’une condition qui semble quasi-impossible à satisfaire. 

Quel que soit le niveau d’instruction de nos interlocuteurs, et bien qu’ils soient issus de différentes communes et lieux de vie, les éléments de réponse convergeaient, comme s’ils s’étaient concertés pour fournir les mêmes réponses. Il est donc question, pour certains, de poursuivre leurs études supérieures en Europe. C’est, selon eux, la garantie d’obtenir plus tard, un meilleur emploi, de meilleurs salaires et de vivre dans l’opulence. Mais pour d’autres, qui avaient été déscolarisés ou qui avaient déjà terminé leurs études, d’y obtenir un emploi et de pouvoir prendre en charge leurs parents restés au pays. 

Ainsi, l’analyse de ces récits nous a permis, dans un second temps, de percevoir l’imaginaire eurocentré du développement (Sachs, 1992) qui influence les mécontentements puis, enfin, de révéler une dynamique de la colonialité du savoir, de l’imaginaire et des êtres (Quijano, 2000). La saisie de ces éléments a, donc, été essentielle pour comprendre ce qui se joue dans les représentations et, in fine, dans la réalisation des projets migratoires – ce qui pourrait aider à réaliser la nécessaire déconstruction des schèmes de pensées qui orientent les projets des individus. 

En effet, quand Victor Hugo pensait que la responsabilité de la France était de civiliser l’Afrique, cela sous-tendait que les uns sont voués à éduquer les autres. Ces derniers semblent donc avoir été prédestinés à être des ignorants, incapables de connaître et de savoir par eux-mêmes. Voici une autre raison de l’importance d’analyser le système éducatif dont ils ont hérité par la colonisation. Or, en réalité, le modèle éducatif ivoirien est calqué sur le modèle éducatif français : programmes nationaux, structure pyramidale primaire/secondaire/supérieur, même système de diplomation et même découpage disciplinaire, imposition de la langue française, instauration du système de diplomation universitaire LMD (licence-master-doctorat) depuis 2012 dans les universités publiques et privées et les grandes écoles en Côte d’Ivoire, sur la base du modèle de l’OCDE, dans le but d’améliorer l’employabilité nationale et internationale, modèle des compétences, etc. voici tant d’éléments qui renforcent notre réflexion ! N’y aurait-il pas alors une méséducation (Goodman, 1964), c’est-à-dire la mise en œuvre d’une fausse éducation qui ne permet pas aux individus de connaître et de s’émanciper. Si oui, de quelle nature ?  

Vue sous cet angle, l’émigration clandestine massive, qui se présente comme un « suicide » auquel, par désespoir, les humains sont poussés, ou comme un crime de masse si nous nous référons au concept de nécropolitique (Mbembe, 2006), questionne l’humanisation éducative : n’est-il pas aussi « inhumain » d’être poussé au désespoir malgré l’éducation reçue que d’être réduit à une animalisation ? Si le modèle éducatif auquel sont soumis les populations ivoiriennes, bien que calqué sur le modèle éducatif français, semble inopérant, n’est-il pas utile d’envisager de le repenser et le remodéliser ? Pourquoi persister dans un système qui ne profite pas aux populations ? 

Est-ce une simple question de compétences non abouties du fait de défaillances didactiques – outils et référentiels de compétences ? Est-ce un problème plus général lié à des lacunes pédagogiques et donc à la formation même des enseignants ? Est-ce un problème de confiance des employeurs locaux ? Dans ce cas, qu’est-ce qui mettrait à mal la confiance des employeurs locaux dans les diplômes et les compétences supposées acquises par les apprenants en Côte d’Ivoire ? 

 

2. La décolonialité du savoir, un nécessaire changement de paradigme 

 

Si les humanités sont les activités éducatives qui se veulent à la fois morales et civiques en vue de former un individu et un citoyen dans toute la plénitude de ce sens, capable d’esprit critique, tout comme le réclamait Paulo Freire, et de créativité, l’école doit être le lieu où se dessine un système éducatif correspondant (Compère & Chervel, 1997). 

Alors, pourquoi poursuivre avec un système inopérant ? Adopter un modèle hérité comme don de la colonisation devait répondre à des impératifs de modernisation. Il s’agirait donc d’un acte humanitaire, donc d’une action ou d’un usage ponctuel, selon la définition même de l’adjectif « humanitaire », selon le dictionnaire Larousse4 . Ce serait donc, initialement, une action ponctuelle en vue de répondre à une transition intellectuelle. En effet, l’école occidentale fut apportée dans un contexte de tradition orale et d’usages rudimentaires. Ainsi, on pourrait considérer l’éducation héritée de la colonisation comme une « éducation humanitarisante » ou « humanitarisée ». « Humanitariser » est un néologisme qui désigne l’action de faire un acte humanitaire. Ici, nous voyons que « humanitariser l’éducation », c’est apporter une école, des projets éducatifs, comme on apporterait une aide matérielle, sanitaire, financière quelconque pour venir en aide à autrui. 

À ce titre, cet acte humanitaire qu’aurait été l’école française en Côte d’Ivoire a été formulé de manière dite « bancaire » (Freire, 2021). Il s’agit d’un système éducatif où les apprenants sont considérés comme de simples récipients dans lequel le sachant dépose des savoirs. Ainsi donc, on déverse ceux-ci dans le « réceptacle intellectuel » des individus comme lors d’un dépôt bancaire. Les apprenants l’assimilent, s’y adaptent, se l’approprient, le mettent en œuvre comme des êtres formés et programmés à s’adapter à tout ce qu’on leur inculque, sans leur insuffler l’espoir et la volonté de se transformer, ni d’être contributeurs d’une transformation sociale quelconque. Ainsi, l’apprenant n’est pas encouragé et instruit sur l’exercice de l’esprit critique. 

D’autre part, nous pouvons évoquer cet autre grand système qui est en œuvre dans un tel contexte : celui de la méséducation (Goodman, 1964), évoqué plus haut. Il s’agit de la mise en œuvre d’une fausse éducation qui ne permet pas aux individus de connaître et de s’émanciper. Dans un tel système, on arrive à inculquer une mentalité faussée à l’apprenant et à lui faire accepter un sentiment d’infériorité. Ainsi, selon Paul Goodman, très critique envers les systèmes éducatifs institutionnels, l’éducation formelle serait trop centrée sur l’acquisition de connaissances abstraites et déconnectées de la réalité, au détriment du développement des compétences pratiques et de l’autonomie des individus. En ce sens, la méséducation serait tout aussi responsable de la reproduction des inégalités sociales et de la « déshumanisation » de la société. Il s’agirait donc d’un problème majeur de société. C’est pourquoi Goodman préconisait des réformes radicales de l’éducation pour promouvoir l’autonomie individuelle et la justice sociale. 

 

On peut aussi souligner que les effets de la colonialité du savoir, d’une certaine façon, complètent l’analyse de Christian Laval sur l’économie du savoir (Laval & Weber, 2002) et confirment la posture de l’OCDE en matière d’uniformisation des systèmes éducatifs, alors qu’initialement le but idéal de l’éducation est de former le citoyen et de socialiser l’individu.  Quoiqu’il en soit les populations semblent ne pas être maîtresses de leur devenir et restent en difficulté pour mettre en œuvre une éducation appropriée à leurs mœurs, et cultures, à leur histoire pré-coloniale et aux réalités socio-économiques locales. Ce qui est un facteur pouvant expliquer, parfois, une déscolarisation précoce, une impossible insertion sociale, la pauvreté et même aussi une fatalité qui pousseraient à se résigner à l’immigration clandestine, avec le risque d’y perdre la vie. 

En fait, sur le long terme, le type d’éducation humanitarisante n’a plus la même valeur et le même impact qu’à l’origine. En effet, vu les mutations contemporaines de nos sociétés et les nouveaux défis sociétaux, la persistance d’un modèle d’époque coloniale est à décrier dans la mesure où ce modèle n’évolue pas avec les défis nouveaux d’une nation. Sans le savoir, nous côtoyons ainsi plusieurs modèles d’humanitarisation de l’école. Ce sont, entre autres, la construction d’une école, le financement d’un programme éducatif, la transposition d’un modèle éducatif non adapté à un contexte historico-politico-social et culturel (système et contenus de programmes éducatifs). 

Pourtant, pour faire perdurer une telle pratique et la justifier, la colonialité de l’être insinue le doute chez l’individu, chez les apprenants, en les poussant à croire qu’ils sont « moins humains » et que pour leur propre bien, il faudrait mettre en place des actions, une organisation, une gouvernance qui les rendraient plus humains, et qui leur permettraient de s’adapter au monde. 

Aussi, dans l’action humanitaire, les bénéficiaires sont des « assistés ». On ne change pas leur situation, on vient juste leur apporter un réconfort ponctuel, même si l’adjectif humanitaire qualifie, selon le dictionnaire Larousse, ce « qui s’intéresse au bien de l’humanité, qui cherche à améliorer la condition de l’humain ».  Raison de plus pour interroger les nouveaux besoins et les nouveaux défis, afin de mettre en œuvre une nouvelle éducation capable de répondre aux nouveaux enjeux. D’ailleurs, à cet effet, le pédagogue brésilien Freire disait : 

« L’humanitarisme des oppresseurs, qui n’est pas un humanisme, consiste à préserver la situation qui les avantage et qui leur permet d’entretenir une fausse générosité. En réalité, l’intention des oppresseurs est de transformer la mentalité des opprimés, et non pas la situation qui les opprime, et ceci afin de mieux les dominer, en les adaptant davantage à cette situation. C’est pourquoi ils s’appuient sur la conception et la pratique bancaires de l’éducation, à laquelle ils ajoutent toute une gamme d’actions sociales au caractère paternaliste, où les opprimés reçoivent le sympathique nom d’assistés. » (Freire, 2021, 62) 

Voici une interpellation qui est, également, partagée par le professeur David Sogge5 dans son ouvrage Les mirages de l’aide internationale. Quand le calcul l'emporte sur la solidarité (Sogge, 2003). Il expose comment les actions humanitaires satisfont à des intérêts pour le donateur et non pour les destinataires. Sogge dévoile, à l’instar de Freire, qu’au travers de ce qui paraît une générosité, c’est, malheureusement, l’occasion pour le donateur d’attirer les projecteurs sur lui au nom d’un certain altruisme. Supposée bienveillante et désintéressée, l’aide provoquerait plus de dommage qu’elle ne dispenserait de secours, et profite plus aux donateurs qu’aux destinataires. 

Or, à la question « qu’est-ce qui nous rend humain ? », nous partagerons la réponse de Jean-Louis Lamboray6 en indiquant que c’est le fait d’avoir « la force intérieure d’envisager son propre avenir, d’agir pour le réaliser, de partager ses apprentissages et de cultiver sa solidarité » (Lamboray, 2013). 

Ainsi, malgré une forme de modernité héritée de la France et un modèle d’instruction, organisationnel et structurel, calqué sur le modèle français, les ressortissants des anciennes colonies se ruent vers une vie à la française et vers la France en tant que territoire du salut, au péril de leur vie. Les sauvetages en Mer Méditerranée, les informations relayées sur l’esclavage et la traite des humains dans le désert libyen, les naufragés et les morts, en sont la preuve. Les migrants se retrouvent, soit esclavagisés, soit morts, ou encore vivant dans des conditions de précarité extrêmes, voire inhumaines. En effet, ceux qui réussissent à arriver et à échapper au contrôle des autorités locales aux frontières du pays de destination, à la reconduite aux frontières, au retour honteux dans leurs pays d’origine, vivraient dans la plus grande précarité car leur accueil et leur prise en charge seraient complexes dans des contextes parfois difficiles pour les populations locales elles-mêmes. 

Ainsi, des peuples et des « civilisations » se retrouveraient comme dénaturés et leurs âmes comme volées par cet exil. Leur dignité, leur humanité, leur estime de soi vont s’étioler et laisser place à une vie de mendicité, en tant que « traqués », que « clandestins », loin de toute chaleur humaine et de repères familiaux. Notons également la peur et l’angoisse permanentes d’être arrêtés et reconduits à la frontière, ou encore même de mourir de froid dans les rues lors des périodes hivernales. 

Pourtant, éduquer l’humain ne consiste-t-il pas à lui apporter une formation qui valorise le fait qu’il soit humain, notre égal, qui tient compte de ce qu’il sait, peut et voudrait apprendre, qui implique une posture de respect et de bienveillance ? Ne serait-ce pas également le fait de lui apporter une formation cohérente, qui fait sens pour lui, qui répond non pas à ce qui nous intéresse mais à ses aspirations et motivations, en tenant compte de son « histoire » ? Ainsi, faire preuve d’humanité serait une manière de se conduire, une forme possible du devenir originel de chaque homme. À cet effet, Jean-Jacques Rousseau écrivit ceci : « hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? » (1966, 92). Cette redondance de Rousseau à inviter l’Homme à être humain sous-entendrait un manque d’évidence de la nature humaine à agir naturellement et logiquement comme tel. 

Dans ce cas, pour notre contexte, l’éducation doit favoriser l’autonomisation et l’émancipation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Paulo Freire brandit cette citation phare : « ne me libère pas, je m’en charge ». Or, dans le type de rapport de colonialité, les ressortissants des pays du Sud semblent dépossédés de leur pouvoir d’agir, de leur capacité et capabilité à devenir, de cette possibilité concrète de faire les choses, comme le dirait Amartya Sen7  : « la liberté de mener un certain mode de vie » (Nussbaum & Sen, 1993, 3). Dans un contexte de colonialité, l’individu n’est point traité comme un semblable mais comme un objet à la merci du dominant en faisant perdurer ce qu’il nous a légué, usant de sa force vive et morale pour satisfaire des caprices et des intérêts économiques, psychologiques et culturels. 

Tout ceci révèle, dans le cadre de notre étude, que la reconquête de l’estime de soi serait le premier combat à mener en faveur de la reconversion des mentalités, du changement de paradigme et de l’émancipation des populations. En effet, selon la théorie critique, le modèle des relations de pouvoir du colonialisme a donné le modèle des relations pédagogiques propres à la pédagogie des dominants. À ces relations correspond une certaine pédagogie qui est une pédagogie inégalitaire qui serait centrée sur l’homme blanc ; c’est-à-dire qu’elle nie l’existence de la culture de l’autre. Il s’agirait d’un « apartheid » social et d’éducation, niant la diversité culturelle (le patrimoine) de l’autre (Pereira, 2018). 

C’est l’une des raisons pour laquelle Chao Tayiana Maina, historienne kenyanne, lauréate en mars 2023 du prix Dan-David, la plus prestigieuse récompense mondiale en histoire, œuvre à ce que les Kényans se réapproprient leur histoire. D’ailleurs à ce propos, elle dit ceci : « c’est très néfaste pour l’image de soi de voir sa propre identité définie par quelqu’un d’autre » (Courrier international, 2023, 44-45). Nous pourrions même ajouter qu’il est encore pire lorsqu’il s’agit de son devenir, car l’on est ainsi dépossédé de son pouvoir de devenir. 

En complément, Carlos Mureithi, journaliste kenyan, qui retranscrit le travail et les propos de Chao Tayiana Maina, d’ajouter : « les puissances coloniales ont largement imposé dans l’imaginaire collectif leur version mystifiée et glorifiée de passé colonial en Afrique (de l’Est) ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le procès du colonialisme par les nouvelles générations d’afro-descendants reste incompréhensible pour une grande majorité, qui les fustige par ignorance. 

Au lieu d’être objet d’humanitarisation, n’est-il pas plutôt urgent d’être un sujet humanisé et humanisant ? Dans ce cas, quel modèle éducatif humanisant pour rendre acteur de son devenir et sujet de développement, aussi bien pour les populations qu’à l’égard des techniciens de l’éducation et de la formation ? C’est alors à juste titre que Condorcet confiait dans son rapport intitulé L’Organisation générale de l’instruction publique, remis à l’Assemblée (Condorcet, 1971) ceci : 

« Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commandes seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient. Celle des maîtres et celle des esclaves ». 

 

3. Pour une éducation humanisante 

 

Le rôle de l’éducation est d’édifier des citoyens conscients, sachants et capables de transformations sociales. Ainsi, l’éducation se doit d’être « transformatoire », c’est-à-dire qu’elle doit, à la fois, concerner un projet collectif, donc de société, et un projet individuel, pour chaque citoyen, dans des contextes formels, non formels ou informels. C’est ainsi qu’elle fera écho au caractère émancipateur de toute véritable éducation dans une perspective holistique qui prenne en compte ses dimensions physique, cognitive, métacognitive, affective, sociale, émotionnelle et spirituelle. 

Dans les contextes formels d’éducation, il s’agira de pédagogies, d’épistémologies et d’une didactique également sources de transformations sociales. C’est d’ailleurs pourquoi Paulo Freire explique que ce n’est pas l’éducation qui change le monde. Pour lui, l’éducation transforme l’individu et c’est l’individu qui transforme la société. Ainsi, il s’agit de faire le choix d’une éducation dialogique, c’est-à-dire, d’une éducation qui, en un premier sens, « dialogue » avec les réalités socio-économico-professionnelles locales et les besoins véritables des populations. Pour ce faire, si nous considérons le domaine économique, nous pouvons relever ce qui suit. 

L’économie ivoirienne, tout comme celle de plusieurs autres pays africains, d’ailleurs, est caractérisée par un secteur informel très fort avec des acteurs économiques très jeunes. Or, la Côte d’Ivoire n’étant pas un pays de hautes technologies et très digitalisé, ses administrations n’ont pas la possibilité de veiller et de contrôler l’obligation scolaire des enfants en âge. Pourtant le Ministère ivoirien de l’Éducation Nationale et de l’Alphabétisation (MENA) indique l’obligation de scolarisation de 6 ans à 16 ans. Mais la paupérisation pousse les jeunes très tôt dans les rues pour gagner de l’argent. 

Il serait donc nécessaire d’intégrer très tôt dans les programmes scolaires, les problématiques d’entreprenariat, des métiers agricoles, de sécurité sociale (comment épargner, faire croître ses gains, sécuriser ses gains et son patrimoine) sans oublier d’inculquer l’appartenance et la contribution de chacun au Monde, loin des préjugés et des stéréotypes raciaux et d’infériorité. 

Au niveau agricole, il sera question de reconsidérer les cultures stratégiques en vue de reconquérir son autosuffisance alimentaire dans un premier temps. En effet, ayant délaissé les cultures vivrières pour une culture massive de produits d’exportation, le pays a perdu en autosuffisance alimentaire au point d’importer, aujourd’hui, une grande partie de ce dont les populations ont besoin pour leur alimentation de base, ce qui a engendré la cherté de la vie, une paupérisation à plus grande échelle, le manque de perspective professionnelle, la précarité des métiers (secteur informel non sécurisé), et aurait même encouragé fraude et corruption. 

Dans le domaine culturel, il s’agit de restaurer une identité collective. C’est apprendre à se valoriser et l’enseigner afin de permettre aux populations de se sentir dignes, brisant les tabous de tout sentiment d’infériorité. Cela est possible en démontrant la contribution au monde des richesses du patrimoine culturel africain : culture traditionnelle (danses, folklores, textiles, bijoux, nourrissant le dépaysement et l’exotisme de plusieurs peuples au travers des nations). C’est l’exemple de la haute couture française qui crée et se réinvente parfois à partir d’inspirations africaines. C’est également le cas pour les ressources minières (coltan, manganèse, pétrole, or) qui permettent la création d’outils de modernisation dans le cadre des infrastructures informatiques, énergétiques et technologiques. Et il y a le cas des arts : Picasso et bien d’autres artistes connus se sont inspirés des arts africains, de la littérature. C’est l’exemple des célèbres fables de la Fontaine héritées d’Ésope l’Africain (Éthiopien), un ancien esclave qui est resté méconnu, mais qui pourtant a fait la célébrité de la France à travers ses œuvres littéraires attribuées au Français Jean de la Fontaine. En effet, ces œuvres d’Ésope l’africain ont enrichi les apprentissages des jeunes Africains. La renommée de ces œuvres littéraires a donné de célébrer Jean de la Fontaine qui, pourtant, n’en était pas le véritable auteur. Enfin, pour ne donner que ces exemples, les matières premières agricoles (café, cacao, cajou, etc.…) permettent d’enrichir la gastronomie européenne, de l’hévéa abondent plusieurs productions industrielles partout. 

Il faut donc proposer de : 

  • déconstruire au travers de l’éducation, dans les salles de classes et dans les communautés, tout sentiment d’infériorité, en instruisant sur la classification raciale comme justification de domination ; 

  • repenser la sélection des ouvrages et manuels scolaires : accorder plus de la moitié des apprentissages aux problématiques et sujets locaux tout en valorisant l’usage d’ouvrages écrits localement selon les usages locaux ; 

  • questionner le monde à partir de l’Afrique et de la propre histoire des élèves, et non pas avoir une lecture de leur histoire du seul point de vue du colonisateur ; 

  • intégrer des savoirs locaux « non scientifiques » dans l’enseignement et la recherche afin d’éviter les injustices épistémiques : les savoirs « locaux » furent et sont encore aujourd’hui opposés aux savoirs « scientifiques », et ils sont globalement considérés comme inférieurs dans les milieux scientifiques ; différents courants de pensée accordent, de plus en plus, une place à ces savoirs dans les recherches ; ils peuvent viser un objectif de connaissance en soi, s’inscrire dans une perspective d’émancipation par rapport aux savoirs dominants, ou encore mettre de l’avant la pertinence et l’efficacité des savoirs locaux ; 

  • engager la responsabilité des élèves à être aussi contributeurs du monde, non pas en étant des exploités et des dominés, mais par la mise en lumière de ce qu’apportent la culture et les richesses africaines dans le monde ; cela contribuerait à la restauration de leur honneur, de leur dignité et de leur intégrité. 

En effet, si l’éducation doit permettre l’émancipation et l’autonomisation des individus et des peuples, elle doit être co-construite avec l’apprenant et doit tenir compte de ce dont il a réellement besoin pour affronter sa vie et avancer. C’est ce que ne sauraient produire une conception et une pratique bancaires de l’éducation, à laquelle les dominants-humanitaires « ajoutent toute une gamme d’actions sociales au caractère paternaliste, où les opprimés reçoivent le sympathique nom d’assistés » (Freire, 2021, 62). Car, en réalité, l’éducation doit permettre à l’individu, non pas de savoir simplement s’adapter, mais de savoir répondre aux défis qui se présentent à lui en exerçant l’esprit critique qui lui aura été transmis. Il doit s’agir d’une formation cohérente, qui fait sens pour l’individu, et qui répond à ses aspirations et motivations, en tenant compte de son histoire. Il s’agit là d’un modèle éducatif qui donne toute la place à la respectabilité de l’individu, à sa dignité, à sa contribution au monde et le rendant lui aussi respectant. C’est ainsi que l’éducation jouera sa fonction première d’instruire et de forger en l’individu la conscience critique en vue d’une émancipation véritable. 

C’est d’ailleurs, la raison pour laquelle, selon Condorcet, il faut préparer une éducation générale, où tous les citoyens apprennent tout ce qu’il leur importe de savoir pour jouir de la plénitude de leurs droits, conserver une volonté indépendante de la raison d’autrui, et remplir toutes les fonctions communes de la société. 

Trois grands apprentissages complémentaires s’uniraient donc : l’apprentissage des savoirs élémentaires au sein d’une histoire générale de la raison humaine (exigence épistémologique) ; l’apprentissage de la citoyenneté éclairée et des droits de l’homme, dans l’instruction civique (exigence politico-juridique) ; l’apprentissage du sentiment d’humanité (exigence éthique). 

 

Conclusion 

 

Considérant les statistiques de l’INSEE afférentes aux motifs migratoires des ressortissants de l’Afrique subsaharienne en France, considérant, également, les cris de détresses de populations africaines face à l’impossibilité d’insertion socio-professionnelle avec les diplômes obtenus, nous pouvons, effectivement, mener une réflexion plus profonde sur les vraies raisons de cet exode dans la mesure où les systèmes éducatifs de cette zone de l’Afrique qui a une histoire coloniale avec la France sont calqués sur le modèle éducatif français et plus généralement sur les modèles occidentaux. 

Cela incite à questionner avec beaucoup de sérieux les schèmes de pensée, la mentalité qui animent ces migrants et les imaginaires qui sont ainsi mis en œuvre : imaginaire de la réussite, imaginaire du développement, imaginaire individuel et collectif du monde globalisé. Voici tant d’éléments que nous avons évoqués avec des ressortissants ivoiriens revenant d’aventures migratoires clandestines ou projetant de s’y soumettre. Ce fut lors de deux missions de terrains par le biais d’entretiens dits compréhensifs, recueillant leurs récits de vie. Les différentes réponses collectées dévoilent une influence d’une colonialité du pouvoir, de l’être, du savoir qui mobilisent une pratique bancaire de l’éducation où l’apprenant et les individus ne sont que des réceptacles accueillant des dépôts de savoirs non co-construits, mais imposés. C’est ce qui est loin de faire sens pour eux et d’édifier le pouvoir de devenir selon leur propre volonté.  Transformés en êtres d’adaptation, ils n’éprouvent aucune réelle volonté de faire usage de leur esprit critique, ni de rechercher l’émancipation et la transformation sociale collective. C’est alors que le mirage du développement à l’occidental nourrit en eux un extrême défi : celui de migrer vers l’Occident, coûte que coûte, quel que soient les risques et au péril même de leur vie. Car, en effet, ils se retrouvent comme vaincus par un sentiment d’infériorité alimenté, de surcroît, par l’invasion de la culture occidentale et la mission vocationnelle de l’Europe, la seule qui semblerait capable d’éduquer et d’instruire l’Afrique toute entière selon Victor Hugo (1889). 

Ainsi, cette forte et persistante emprise de la colonialité du pouvoir et du schéma eurocentré du développement jouent un rôle majeur dans le problème migratoire ivoirien et seule leur neutralisation pourrait permettre de « reconvertir les mentalités » et de donner une lecture de possibilités aux populations. En effet, la colonialité du savoir et de l’imaginaire continuent d’entretenir un mirage ancré dans une représentation de l’Occident comme supérieur et plus avancé. C’est la raison pour laquelle Paulo Freire explique qu’il faut d’abord vaincre le sentiment d’infériorité des opprimés, qui pensent que rien de bon ne peut venir d’eux. De ce fait, il faudrait proscrire toute attitude, toute transmission qui encouragent, favorisent cette infériorisation, puis cette invisibilisation du savoir et du pouvoir de devenir de ces personnes, considérés comme subalternes. Car, en réalité, le concept de colonialité ne se borne pas seulement au rapport colonial et aux périodes historiques d’occupation et d’administration des territoires, mais révèle comment des rapports coloniaux de pouvoir persistent au travers de modèles reproduits. 

Si l’idéologie coloniale était d’apporter les bienfaits de la modernité occidentale aux peuples qui avaient besoin d’être civilisés, il semblerait qu’elle les a dépossédés de leur humanité pour faire d’eux des sujets d’actes humanitaires. Ainsi, pour rendre à ces populations africaines la possibilité de prendre part à l’Universel humain, qui conjugue toutes les altérités, et à la construction d’un monde commun, en leur restituant le pouvoir de devenir, l’éducation individuelle et collective doit prendre une forme plus humanisante, satisfaisant à leurs particularismes, leurs mœurs, leurs réalités historico-socio-économiques locales. 

Mais est-ce que l’Afrique subsaharienne en général, et la Côte d’Ivoire, en particulier, a les moyens de refonder son modèle éducatif et de le financer ? Ne dépend-elle pas de mesures financières austères imposées par les institutions financières de Bretton Woods ? 

 

Bibliographie 

Ouvrages et articles  

  1. Akou, K. (2021). Colonialité et décolonialité de l’éducation en Afrique francophone. Mémoire de master. Université de Bordeaux, 180 p. 

  2. Compère, M.-M. & Chervel, A. (1997). Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français. Histoire de l’éducation, n° 74, 5-38. 

  3. Condorcet, J.-A.-N. de Caritat (1971). Cinq mémoires sur l’instruction publique [1791]. Flammarion. 

Fanon, F. (2002). Les damnés de la terre. La Découverte et Syros. 

  1. Freire, P. (2021). La pédagogie des opprimés. Agone. 

  2. Goodman, P. (1964). Compulsory Miseducation. Horizon Press. 

  3. Hugo, V. (1889). Discours sur l’Afrique [1879]. Œuvres complètes. Actes et paroles, IV. Société d’éditions littéraires et artistiques, 121-129. 

  4. Kaufman, J-C. (1996). L’entretien compréhensif. Nathan université. 

  5. Lamboray, J.-L. (2013). Qu’est-ce qui nous rend humain ? . Éditions de l’Atelier. 

  6. Laval, C. & Weber, L. (2002). Le nouvel ordre éducatif mondial. Nouveaux regards/Syllepse. 

  7. Mbembe, A. (2006). Nécropolitique. Raisons politiques, vol. 1, n° 21, 29-60. 

  8. Pereira, I. (dir.) (2018). Philosophie critique en éducation. Lambert-Lucas. 

  9. Quijano, A. (2000). Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina. Dans E. Lander (dir.). La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas. CLACSO. 

  10. Rousseau, J.-J. (1966). Émile ou de l’éducation. Flammarion. Livre II. 

  11. Sachs, W. (1992). The development dictionnary. A guide to knowledge as power. Zed Books. 

  12. Sen, A. (1993). Capability and Wellbeing. Dans M. Nussbaum & A. Sen (dir.), The Quality of Life. Clarendon Press, 30-53. 

  13. Sogge, D. (2003). Les mirages de l’aide internationale. Quand le calcul l’emporte sur la solidarité. Éditions de l’Atelier. 

  14. Vollaire, C. (2017). Pour une philosophie de terrain. Créaphis. 

 

Documents  

  1. Courrier International (2023). Numéro 1688 du 09 au 15 mars 2023, 44-45. 

 

Sitographie 

https://www.insee.fr/fr/statistiques/6472909 

https://teo.site.ined.fr/fr/contenu-enquete/documentation-de-l-enquete/

La Constellation - Connecter les réponses locales à travers le monde (the-constellation.org) 

Définitions : humanitaire - Dictionnaire de français Larousse 

 

Notes
[←1

 https://www.insee.fr/fr/statistiques/6472909 ; https://teo.site.ined.fr/fr/contenu-enquete/documentation-de-l-enquete/. 

[←2

 Cette route migratoire se déroule ainsi : Mali/Burkina/Niger/Algérie/Libye (avec des variantes, notamment par la Tunisie), puis Italie. Nous n’oublions pas la route de l’Afrique de l’Ouest, qui passe par les Canaries mais concerne de façon plus marginale les populations ivoiriennes. [https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-migration-policy/central-mediterranean-route/] et [https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-migration-policy/western-routes/], consultés le 8 mars 2023. 

[←3

 [https://www.facebook.com/groups/1832025580400712/?locale=sv_SE], consulté le 8 mars 2023. 

[←4

 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/humanitaire/40620. 

[←5

 Professeur et membre du Transnational Institute (TNI) – basé à Amsterdam – une instance de réflexion (think tank) progressiste qui étudie l'impact et les conséquences de la mondialisation économique dans de nombreux domaines qui touchent au « vivre ensemble ». 

[←6

 Jean-Louis Lamboray, est un médecin belge qui a contribué à la création et au programme d’ONU Sida. Il est le co-fondateur de La Constellation. 

[←7

 Amartya Sen, économiste et philosophe indien, est l’initiateur de la notion de capabilité. Il expose que « la capabilité est une sorte de liberté de réaliser des combinaisons alternatives de fonctionnements (ou, de manière moins formelle, la liberté de réaliser divers modes de vie) » (Sen, 1993, 75). 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292