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jeudi 29 février 2024
Pour citer ce texte : CHAUVIGNÉ, C., FABRE, M. (2024). Humanisme et humanités : en prolongeant Dewey Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
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Humanisme et humanités : en prolongeant Dewey
Michel Fabre et Céline Chauvigné
Nantes-Université (CREN)
Résumé : Dewey, au-delà de sa polémique contre le néo-humanisme anti-moderne de Foerster, Babbit et More, propose de définir l’humanisme éducatif non par des « humanités » particulières, mais par un esprit. Serait humaniste toute connaissance pénétrée « du sens intelligent des intérêts humains » (Dewey, 1983, 342-344) et susceptible de libérer « l’intelligence humaine et la compréhension » (ibid, 275). Que signifient ces expressions quelque peu sibyllines que Dewey n’illustre pas vraiment ? Peut-on les éclairer par deux controverses contemporaines : celle de l’enseignement littéraire en France dans les années 1980, questionnant l’enseignement formaliste de la littérature et celle qui préside à la naissance de la « vie scolaire », lorsque des surveillants généraux réformateurs contestent la discipline de l’école traditionnelle ?
Mots clés
humanisme, humanités, Dewey, formalisme littéraire, vie scolaire.
Abstract : Dewey, beyond his polemic against the anti-modern neo-humanism de Foerster, Babbit and More, proposes to define educational humanism not by particular “humanities”, but by a spirit. Any knowledge imbued with “the intelligent sense of human interests” (Dewey, 1983, 342-344) and able of liberating “human intelligence and understanding” (ibid, 275) would be humanistic. What does these somewhat sibylline expressions mean that Dewey does not really illustrate? Can they be clarified by two contemporary controversies: that of literary education in France in the 1980s, questioning the formalist teaching of literature, and that which presides over the birth of "vie scolaire", when reforming general supervisors challenge traditional school discipline?
Keywords
humanism, humanities, Dewey, literary formalism, « life outside the classroom ».
Comme le signale Christophe Bouriau (2007), la notion d’humanisme est si vague qu’elle risque vite de devenir un fourre-tout. C’est pourquoi partir d’un auteur – en l’occurrence John Dewey – nous semble nécessaire pour préciser le propos. Dewey est lui-même à ce point conscient de la polysémie du terme, que, dans son article What Humanism Means to Me (1930), il en fait une catégorie « portemanteau » (sic !) à laquelle chacun vient accrocher son interprétation particulière : l’humanisme renaissant, le moderne (de Bacon à Comte), la religion sans Dieu du Manifesto de Chicago de 1933, le pragmatisme de Schiller, etc. (Fabre, 2016). Mais ce propos concordataire cède aussitôt la place, dans la suite de l’article, à une polémique contre l’ouvrage Humanism and America, un recueil d’essais que vient de publier Norman Foester (1930), qui relève du courant « néo-humaniste » piloté par Irving Babbit et Paul Elmer More (Ottavi, 2017) et dans lequel Dewey voit l’expression d’un conservatisme culturel, politique et éducatif. Cette critique permet-elle d’éclairer, par contrecoup, ce que Dewey entend par humanisme ?
Les fondements philosophiques de l’humanisme de Dewey ont fait l’objet de nombreuses études (Westbroock, 1991 ; Rockefeller, 1991 ; Fabre, 2015a, 2016). Ici c’est sa dimension proprement éducative qui nous intéresse. De ce point de vue, la notion d’humanisme sous-tend, chez Dewey, un certain nombre de principes fondant, au-delà de tel ou tel choix de contenus curriculaires, l’esprit dans lequel ils doivent être enseignés (Fabre, 2015a). Ce souci apparaît bien dans Démocratie et éducation. Une éducation humaniste devrait ainsi concilier les objectifs de formation personnelle, d’utilité sociale et de culture (Dewey, 1983, 154), cette dernière étant prise au sens large comme « la capacité d’étendre constamment le champ et la précision de notre perception des significations » (ibid, 155). Mais, comme l’esprit de l’éducation importe plus que son contenu, serait « humaniste » toute connaissance pénétrée « du sens intelligent des intérêts humains » (ibid, 342-343) et susceptible de libérer « l’intelligence humaine et la compréhension » (ibid, 275).
Que signifient concrètement ces expressions quelque peu énigmatiques que Dewey n’illustre pas toujours ? Peuvent-elles s’éclairer par contraste avec le néo-humanisme de Babbit, More et Foester ? Et peuvent-elles encore aujourd’hui nous servir à définir une position humaniste, dans les controverses qui agitent le monde de l’éducation ? Pour répondre à cette question, nous prendrons deux exemples contemporains. Le premier, concerne l’enseignement de la littérature dans les années 1990 et jusqu’à nos jours et oppose une lecture naïve à une lecture savante, mais formaliste. Le deuxième relève de l’éducatif en dehors de la classe, ce que l’on appelle, de nos jours, la « vie scolaire ». Cette dernière supplante dans l’école traditionnelle, la discipline des surveillants généraux. Cet avènement peut-il s’interpréter, avec les catégories de Dewey comme un sursaut humaniste ?
Pouvons-nous, avec ces deux exemples, conférer un sens heuristique aux catégories avec lesquelles Dewey tente de caractériser son humanisme ? L’humanisme éducatif peut-il se rabattre sur la question des « humanités » comme contenus curriculaires ? Ou relève-t-il plutôt de l’esprit dans lequel ces curricula sont enseignés et du climat éducatif dans lequel ils sont proposés ?
1. Dewey et le « néo-humanisme »
Dans son article What Humanism Means to Me (1930), Dewey s’en prend aux positions de Norman Foerster, Paul Elmer More et Irving Babbit qui lui apparaissent opposées aux siennes, même si ses adversaires revendiquent le drapeau du « néo-humanisme ». Cette controverse permet-elle d’éclairer les formules avec lesquelles Dewey évoque son humanisme ?
Le « nouvel-humanisme » désigne un mouvement de critique littéraire qui naît au début du XXe siècle et qui s’épanouit au moment où la société américaine des années 1930 s’interroge sur ses structures économiques, sociales et politiques et sur son éducation. Dans ce contexte, les débats éducatifs opposent la transmission des valeurs et des savoirs traditionnels à la formation de compétences pour la société nouvelle. Le fondement philosophique du néo-humanisme est une critique de la modernité dans ses deux aspects complémentaires : le positivisme et le sentimentalisme. Pour Babitt, Moore et Foerster, le monde moderne a perdu ce qui fait la réalité spirituelle de « l’homme intérieur ». D’un côté, la vie moderne est soumise aux dictats scientifiques et techniques, or science sans conscience n’est que ruine de l’âme. De l’autre, l’hégémonie de la science et de la technique a engendré, par contrecoup, sous l’impulsion de Rousseau, l’exaltation du sentiment et le culte de la singularité individuelle. La conjonction de ces deux tendances définit ce que Babbit appelle, de manière péjorative, l’« humanitarism » (Duan, 2010 ; Smiley, 2010 ; Ottavi, 2019).
Pour le néo-humanisme, le pragmatisme a une lourde responsabilité dans l’avènement de l’humanitarism. Babbit adresse ainsi trois critiques à la pensée de Dewey. D’abord la philosophie pragmatiste est un naturalisme darwinien qui manque la spécificité de l’homme, lequel est fondamentalement un être spirituel, au-dessus de la nature. Il accuse également Dewey de méconnaître l’essence véritable de l’expérience en la réduisant à un flux héraclitéen, ordonné à l’adaptation au présent, alors qu’elle est aussi, et sans doute avant tout, transmission de la sagesse des anciens, « la sagesse des âges », laquelle constitue le pendant des lois éternelles de la nature. Le modèle de l’expérimentation scientifique fermerait donc à Dewey l’expérience de la vie déposée dans les textes classiques. Ainsi, du point de vue moral, l’homme serait désormais livré à lui-même sans repères fiables pour s’orienter dans la vie. Les idéaux de sagesse, de maîtrise de soi, d’équilibre que préconisaient les classiques deviendraient inaudibles. La troisième critique vise l’utilitarisme qui devient dominant dans la société américaine et qu’encouragerait le pragmatisme.
Il n’est donc pas surprenant – comme le remarque Dominique Ottavi (2019) – que le néo-humanisme critique l’utilitarisme des études universitaires. L’étudiant – dit Foerster (1930) – a besoin d’une éducation libérale fondée sur l’étude des chefs-d’œuvre littéraires. Là est la véritable formation intellectuelle, morale et civique. Le modèle d’université du néo-humanisme n’est ni l’université de recherche à la Humboldt, ni surtout l’université professionnalisante, dite « de service » à la Whitehead1 . Leur choix va plutôt à l’université libérale de Newman qui vise à produire des gentlemen cultivés (Lessard & Bourdoncle, 2002)2 . Cet enseignement libéral s’oppose, au-delà de la critique des professionnalismes, à la culture de masse toujours sur le point de se transformer en propagande et de colporter des idéologies douteuses. Il s’agit donc de cultiver l’esprit critique contre l’influence des mass medias3 .
L’humanisme progressiste de Dewey
Dewey partage avec les néo-humanistes un certain nombre de positions que les malentendus de la controverse contribuent à brouiller. Comme eux, il effectue la critique du libéralisme économique qui a perverti le libéralisme politique classique (Dewey, 2018). Comme eux, il cherche des repères moraux pour « l’individu perdu » de la société américaine contemporaine (ibid). Par ailleurs, Dewey n’est pas utilitariste et son naturalisme n’est pas un réductionnisme.
Au-delà de ces malentendus, Dewey et les néo-humanistes s’opposent radicalement sur le sens à donner aux dualismes que la culture occidentale a multipliés : entre l’esprit et le corps, la nature et la culture, la théorie et la pratique, les lettres et les sciences, etc. Alors que le néo-humanisme s’efforce de raviver ces dualismes, le pragmatisme s’acharne précisément à en montrer l’inanité. Le néo-humanisme oppose science et conscience, Dewey pense au contraire que la méthode d’enquête, issue de la démarche scientifique, doit être transposée dans la vie sociale afin de contribuer à soulager les maux physiques et moraux dont souffre l’humanité. On comprend alors qu’il puisse écrire, contre le néo-humanisme, que son humanisme à lui constitue « une expansion, et non une contraction de la vie humaine, une expansion dans laquelle la nature et la science deviennent les serviteurs volontaires du bien humain » (Dewey, 1930, 266).
Le secret de l’humanisme de Dewey, c’est donc son anti-dualisme. Pour lui les objectifs de l’éducation (qu’elle vise la formation générale ou la formation professionnelle) doivent toujours tenter d’articuler trois dimensions que le néo-humanisme ne conçoit que séparées : a) le développement personnel des formés ; b) l’acquisition d’une culture ; c) l’utilité sociale. Une formation dans laquelle un de ces objectifs manquerait ou au contraire écraserait les autres ne serait pas véritablement éducative. Le didactisme et la fermeture à la vie dans la formation scolaire, l’ajustage au poste de travail dans la formation professionnelle, la formation personnelle déconnectée de toute adaptabilité sociale et tombant dans le pathos, voilà trois dérives que permet de diagnostiquer la position humaniste de Dewey (Fabre, 2006, 2022).
Pour Dewey, ce n’est donc pas le contenu des études (les lettres plutôt que les sciences ; les chefs-d’œuvre classiques plutôt que la littérature populaire) qui définit l’humanisme. La question de l’humanisme éducatif ne se rabat pas sur celle des « humanités ». Certes Dewey connaît ses classiques et il admire les chefs-d’œuvre de l’antiquité et des temps modernes. S’agissant du curriculum scolaire, il admet bien la nécessité d’enseigner l’histoire et la géographie, les sciences et les langues (Dewey, 2011a). Mais, pour lui, l’humanisme consiste non dans le contenu du curriculum, mais dans l’esprit avec lequel on l’enseigne. D’ailleurs, tout enseignement, même professionnel, doit recevoir un sens humaniste. Voilà pourquoi Dewey ne définit pas la culture en termes substantiels, mais plutôt comme un dynamisme d’ouverture d’esprit, comme « la capacité d’étendre constamment le champ et la précision de notre perception des significations » (Dewey, 1983, 155). Si bien que toute formation, qu’elle soit libérale ou professionnelle peut se dire humaniste : 1) si elle se pénètre « du sens intelligent des intérêts humains » (ibid, 342-343), c’est-à-dire si elle rend explicites ses enjeux sociaux ; 2) si elle développe, au-delà de l’apprentissage mécanique, la réflexivité en action et sur l’action ouvrant ainsi « l’intelligence humaine et la compréhension » (ibid, 275) ; 3) si elle conserve un équilibre entre les trois objectifs de développement personnel, d’ouverture culturelle et d’efficacité sociale. C’est d’ailleurs pourquoi, pour Dewey, seule une éducation démocratique s’avère véritablement humaniste. La démocratie est la forme de vie où l’expérience peut s’épanouir complètement. Le critère est ici l’ouverture : les expériences sont véritablement éducatives si elles s’ouvrent sur d’autres expériences (si elles ne constituent pas des impasses) et sur l’expérience des autres. La démocratie est donc le mode de vie dans lequel l’individu peut s’accomplir dans un partage culturel et en étant utile à la société dont il est membre (Dewey, 1983) .
Cette définition non substantielle de l’éducation humaniste est orientée vers l’enrichissement de l’expérience humaine. Elle semble très abstraite tant que l’on n’a pas compris que l’expérience chez Dewey, comme le remarque Rorty (1993), est issue de deux sources, la source de Locke et la source de Hegel. La source de Locke, c’est l’expérience conçue comme la structure générale du rapport au monde qui se définit à partir de l’anthropologie darwinienne et de la psychologie et qui se pense en termes formels d’interaction et de transaction. Mais, l’expérience dont parle Dewey – on le voit bien dans Expérience et nature4 – est également une expérience historique, notre expérience d’Occidentaux, celle dont nous héritons certes de l’antiquité grecque, de la chrétienté et des Lumières, mais qui n’est ni celle des Grecs ni celle du XVIIIe siècle… Pour Dewey, notre idéal d’expérience est marqué par trois idées-forces : la raison d’enquête et la démocratie qui nous viennent des Lumières, ainsi que le personnalisme qui nous vient de l’antiquité gréco-romaine, de l’Évangile et de la morale kantienne. Ce sont ces trois idéaux qui orientent l’humanisme de Dewey (Fabre, 2023) et viennent lester les formules abstraites de l’expérience pensée d’après la source de Locke.
2. Le sens intelligent des intérêts humains
Ces idéaux se déclinent en autant de critères d’évaluation des humanités particulières. La question est de savoir si les catégories de Dewey peuvent encore nous éclairer aujourd’hui dans l’examen de nos curricula. Qu’en est-il, par exemple, dans la formation générale, quand on débat du rôle des outils sémiotiques dans l’approche de la littérature dans le cursus scolaire français des années 1980 (Dufays, 2017) ?
L’approche formaliste des œuvres
Dans l’histoire de la critique littéraire, on distingue couramment trois approches : 1) une approche « subjectiviste » fondée sur le jugement de goût ; 2) une approche « objectiviste » tendant d’expliquer scientifiquement l’œuvre dans son contexte et dont le promoteur est Gustave Lanson (Langlade, 2004) ; 3) une approche formaliste liée au courant structuraliste des années 1970, et illustrée par Barthes (1973), Genette (1972), etc. Lanson voulait échapper au subjectivisme de la critique littéraire fondé sur des impressions de lecture et des jugements esthétiques personnels à la manière d’Anatole France. Il défendait une approche objective fondée sur l’histoire littéraire, la sociologie et la psychologie des auteurs avec l’idée que tous ces éléments contribuaient à expliquer l’œuvre. Les approches formalistes des années 70-90 rejettent l’approche lansonnienne : la vie de l’écrivain, le contexte historique n’expliquent pas l’œuvre qui possède sa propre consistance. L’attention se focalise désormais sur les structures de l’œuvre (les formes littéraires, les codes rhétoriques, les techniques narratives, les structures poétiques) hors de toute véritable perspective interprétative (Genette, 1972).
Quelles sont les caractéristiques de cette approche formaliste ? C’est d’abord l’idée de la clôture du champ littéraire. L’œuvre ne nous dit rien du monde, elle n’exprime pas l’intention de l’auteur, elle ne « parle pas » au lecteur. La littérature se prend elle-même pour objet. Le langage n’est plus référentiel. L’œuvre est prise dans un réseau intertextuel. La recherche du temps perdu n’est pas une expérience du temps. C’est une structure qui renvoie, répète, déforme, conteste d’autres structures, d’autres formes littéraires. Il en résulte que toute lecture qui s’intéresse à l’intrigue, aux personnages comme à des vies possibles, à d’autres vies que les miennes et dont la connaissance viendrait enrichir ou diversifier mon expérience, se voit disqualifiée comme « illusion référentielle ».
Antoine Compagnon (1998), Tzvetan Todorov (2007), Jean-Marie Schaeffer (2011), Alain Kerlan (2022) dénonceront ce formalisme qui refuse toute possibilité d’enraciner la lecture dans l’expérience du lecteur et étouffe l’humanisme qu’enseignent d’eux-mêmes les chefs-d’œuvre. Cette critique réjouirait sans doute les néo-humanistes comme Babbit, Moore et Foerster. Mais ils ne se reconnaîtraient vraisemblablement pas dans la proposition d’Yves Citton (2007) selon laquelle il serait bon, en classe de littérature, de partir des questions que les élèves eux-mêmes posent à l’œuvre en fonction de leurs expériences. Cette démarche pédagogique leur semblerait sans doute l’expression d’un rousseauisme exagérant l’importance des prédilections adolescentes. Pour Citton, il s’agit pourtant de créer en classe une communauté d’échanges permettant d’éprouver la puissance d’interpellation de l’œuvre littéraire, ce que Dewey interpréterait comme une enquête visant l’élucidation du sens de l’œuvre.
Il faudrait donc, comme le préconise Jérôme David, réhabiliter cette lecture de « premier degré, tant méprisée par le formalisme afin d’être réceptif « à une certaine puissance qu’ont les œuvres d’instituer des mondes dont on peut faire l’expérience » (David, 2014). Le piège serait toutefois de tomber dans un nouveau dualisme et d’opposer la technique et le sens, la lecture naïve et la lecture savante. La lecture critique doit plutôt être conçue comme une élaboration réflexive de la lecture de premier degré (Langlade, 2004)5 , laquelle peut manquer les significations profondes des œuvres ou même s’engluer dans des contresens (Eco, 1992). Dans son dialogue avec le structuralisme de Lévi-Strauss, Ricœur (1986, 155) montre que l’analyse structurale du mythe d’Œdipe n’élude en rien la question du sens, qu’elle permet au contraire de l’élucider pleinement. Car le mythe « n’est pas un opérateur entre n’importe quelle proposition, mais entre des propositions limites (l’origine, la mort, le mal, la souffrance, la sexualité) qui balisent l’expérience humaine. D’où l’alternative : ou la lecture savante est stérile, ou elle permet au lecteur de se mettre en chemin dans la direction indiquée par le texte et ainsi de faire une véritable expérience.
C’est cette dialectique de compréhension et d’explication – l’enquête au service du sens dirait Dewey – qui pourrait définir la démarche humaniste dans l’enseignement de la littérature s’il s’agit bien, par la lecture, de s’ouvrir à des possibilités de vie, à des expériences fictives qui puissent, en effet, étendre « le sens intelligent des intérêts humains » (Dewey, 1983, 232) et libérer « l’intelligence humaine et la compréhension » (ibid, 275). Il ne s’agit donc pas, pour Dewey, de refuser toute pertinence éducative à tel ou tel contenu défini comme classique, mais bien d’évaluer ces contenus – et surtout la manière dont ils sont enseignés – à l’aune d’un idéal d’expérience : les humanités ne sont pas nécessairement humanistes.
3. Vie scolaire et humanisme
Pour continuer de tester l’actualité de la conception de l’humanisme de Dewey, nous étudions une deuxième controverse qui relève cette fois de l’éducatif en dehors de la classe, ce que l’on appelle plus communément de nos jours la « vie scolaire ». Cette dernière supplante, dans l’évolution de l’école traditionnelle, l’instance de surveillance avec ses biens nommés « surveillants généraux » mis en place sur les fondations napoléoniennes de l’école du second degré (1802), basées sur l’étude et l’esprit de discipline.
Réflexion sur l’éducation à l’heure de la massification du second degré
Différents modèles éducatifs (école traditionnelle, éducation nouvelle, etc.) traversent l’école au gré des évolutions sociétales et des problématiques juvéniles accueillies en son sein lors de la massification (1950-1960). Les établissements du second degré se comprennent à partir d’hétérotopies (la caserne, le couvent, l’agora ou la fabrique) (Foucault, 1975 ; Prairat, 2013) qui constituent peu ou prou des éléments structurants qui renvoient tous à des normes disciplinaires (Chauvigné, 2022a ; Dupeyron, 2017 ; Prairat, 2010). On insiste beaucoup, sur le plan institutionnel et dans l’histoire du système éducatif sur la notion d’ordre scolaire, de climat scolaire ou de formes contractualisées de droits et de devoirs des élèves, ce qui invite à confondre l’autorité avec le disciplinaire. Cette confusion des termes altère bien souvent le sens de cette autorité éducative qui ne saurait être seulement domination et contrainte, mais libération et émancipation (Houssaye, 2010).
C’est à ce titre que, sur le plan socio-historique et philosophique, certains surveillants généraux, les plus réformateurs, à l’aube de la massification, s’interrogent, dans les années 1960-1970, à travers la presse professionnelle6 , sur la prise en charge des nouveaux venus (élèves de tout horizon) et leur formation. Au-delà des controverses pédagogiques et éducatives (Sciences/lettres, méthodes traditionnelles ou actives, dressage/éducation plus libérale, forme scolaire, etc.), ces professionnels entament une réflexion sur ce que doit être une formation de l’homme vis-à-vis des publics accueillis en prenant en compte trois évolutions culturelles et idéologiques : a) les changements de mœurs et l’importante d’une pleine jouissance de la vie ; b) la place centrale de l’enfant et de son développement ; c) la nécessité d’une éducation globale dans le contexte d’une érosion de l’autorité institutionnelle et parentale.
Comment, dans ces conditions, dépasser les dualismes de la discipline et de l’autorité, des normes et des valeurs (Dewey, 2011a ; Fabre, 2015a) ? L’expérience et la vie scolaire comme lieu de vie peuvent-elles constituer le cadre d’une formation de l’homme et du citoyen pouvant concilier formation de soi, culture et utilité sociale, selon le souhait de Dewey ?
Autorité, mais pas que… Autorité, mais quelle autorité ?
Les surveillants généraux les plus militants, soucieux du bien-être de l’individu, de son autonomie morale et de son émancipation, échafaudent le projet commun d’une éducation à cette image reposant sur un espace pensé à cet effet, la vie scolaire :
« Les problèmes d’éducation prennent de plus en plus d’importance dans la vie scolaire et il faudra bien en venir à définir un peu plus clairement le sens et le but (...). La structure traditionnelle et autoritaire, proviseur, censeur, surveillant général, aurait certainement besoin à ce point de vue, de quelques retouches » (n° 5, 1966, 4)7 .
Si l’autorité est au cœur de l’éducation, la méthode s’y référant constitue une finalité plus ou moins porteuse d’une dimension émancipatrice. L’idée d’autorité est alors prise dans son sens étymologique d’augmentation : en latin augere, c’est augmenter, ici augmenter l’expérience des élèves (Revault d’Allonnes, 2006). Chez ces acteurs, l’idée d’autorité repose sur une éducation globale prenant appui sur des méthodes actives, lignes de passage entre le dogmatisme et le pragmatisme, en faisant de l’expérience de vie, un apprentissage. Dans un processus continu, l’objectif est de « faire des individus, des êtres autonomes et plus conscients de leurs responsabilités » (n° 87, 1986, 12)8 . Dans cette perspective, une attention particulière est réservée à l’enfant en tant que personne, une personne en devenir, pour laquelle il convient de respecter « les étapes de sociabilité » (Wallon, 1959, 309). Cette approche s’inscrit dans la filiation des idées de l’éducation nouvelle qui entend faire valoir à l’école l’épanouissement de l’enfant par l’activité, en développant sa personnalité et son aptitude à la vie sociale : « notre mission primordiale et de faire de nos élèves, des hommes (...) membres d’une communauté sociale où chacun s’épanouit (...) où chaque individu détient des droits et des obligations » (n° 1, 1960, 4)9 .
Comment la vie scolaire d’aujourd’hui, coincée entre une option morale (ordre, discipline) et une option néolibérale (centrée sur la seule performance, oublieuse des fins proprement humaines de l’éducation) peut-elle constituer l’espace d’un nouvel humanisme, authentique, démocratique et créateur ? Pour ces surveillants généraux préposés à la discipline, en tout cas pour les plus novateurs d’entre eux, l’éducation passe par l’expérience, la construction de compétences, l’ouverture d’esprit et la capacité d’entreprendre. L’émergence de l’idée de vie dans le second degré, ou plus exactement de l’école de la vie, suppose de voir l’autorité, non pas comme contrainte et soumission aveugle, mais bel et bien comme une condition pour vivre et apprendre ensemble, pour se former. De la normation à la normativité, cette mutation conforte l’idée que l’éducation vient de l’expérience et de la responsabilisation dans une hétérotopie politique relevant, cette fois, non plus de la caserne, du couvent ou de la fabrique, mais de l’agora. En ce sens, l’idéal éducatif visé prend appui, au sein de la vie scolaire, sur une harmonie de la vie à l’école, par l’école et pour l’école en pensant celle-ci comme un lieu autre où s’expriment des expériences vécues en dehors des enseignements et accompagnées par un service du même nom (Chauvigné, 2022a et 2022b ; Dupeyron, 2017).
Ces expériences peuvent prendre aujourd’hui des formes multiples (délégations, foyers socio-éducatifs, maisons des lycéens, instances, etc.). Elles composent autant de variations possibles sur cette éducation démocratique que souhaitait Dewey, sur cette démocratie comme forme de vie qui devait affecter toutes les instances de la société (le travail, la famille, les associations, l’école) (Dewey 2011a). Elles devaient contribuer à dynamiser une formation et une transformation de soi. On est bien ici dans l’autorité comme augmentation de l’expérience : « chaque expérience faite modifie le sujet et de cette modification, à son tour, affecte – que nous voulions ou non – la qualité des expériences suivantes, le sujet étant un peu différent après chaque expérience de ce qu’il était auparavant » (ibid, 472-473). Ainsi orchestrée et pensée, la vie scolaire offre une possible vie d’expériences associatives, représentatives et éducatives dans une organisation commune des activités préparant à la vie sociale. Ces expériences peuvent constituer des repères pour envisager une vie future et s’inscrire dans une communauté scolaire et sociale en partageant de nouvelles normes dans des interactions fructueuses et constructives.
Former l’homme dans une démarche humaniste revient à enraciner l’apprentissage dans la vie, dans l’expérience (ibid,) en associant développement personnel, culture et utilité sociale. C’est un idéal que la vie scolaire tente d’atteindre, malgré la pression toujours constante d’une école qui semble privilégier la réussite et le climat scolaires. Les quelques surveillants généraux qui ont pensé et instauré la vie scolaire étaient sans nul doute des humanistes au sens de Dewey. Ils faisaient preuve, envers les jeunes, du « sens intelligent des intérêts humains » (Dewey, 1983 342-343) et pensaient une éducation susceptible de libérer « l’intelligence humaine et la compréhension » (ibid, 275).
Conclusion
L’humanisme éducatif de Dewey n’est pas d’ordre substantiel, comme celui des néo-humanistes de son temps, même si notre philosophe se montre personnellement admiratif des classiques philosophiques et littéraires. En effet, toute conception substantielle, en valorisant tel contenu déterminé, risque de définir ses propres « humanités » en renouvelant les vieux dualismes que l’histoire de la pensée a multipliés, par exemple en considérant l’accès à la culture indépendamment du développement personnel et de l’utilité sociale. Or Dewey souhaitait relativiser les oppositions entre formation générale et professionnelle et entre formation théorique et pratique, oppositions qui lui semblaient des héritages suspects venus des sociétés hiérarchiques et dont une démocratie devait essayer de se passer. C’est pourquoi il fait plutôt de l’humanisme un éthos, une manière de vivre, de penser et d’éduquer.
Nous sommes à présent mieux à même de comprendre la signification des formules un peu sibyllines avec lesquelles il évoque cet éthos. Mais si l’humanisme est avant tout un esprit, il ne faut pas trop en vouloir à Dewey de ne pouvoir déterminer précisément ce « je ne sais quoi » qui ne peut finalement s’évoquer que vaguement et dont la fonction est surtout négative, anti-réductionniste. Quand il évoque « le sens des intérêts humains », Dewey renvoie indissociablement à la dimension sociale des rapports humains, à ce qui vaut pour la communauté et relie les hommes entre eux, ainsi qu’à la dimension morale de l’existence, à la question des valeurs, du sens de la vie. On comprend que cette notion se définisse contre toute vision réductrice de l’intérêt qu’elle soit strictement individualiste, économiste ou à court terme. Les intérêts – dit Dewey – peuvent être divers en fonction des buts que les hommes se donnent : faire des affaires, produire du savoir ou des techniques, s’adonner à l’art ou au sport, etc. Mais si ces activités n’élargissent pas « la vision imaginative de la vie », elles ne relèvent que de « l’agitation enfantine » : « elles sont la lettre, mais non l’esprit de l’activité » (Dewey, 1983, 343). On l’a vu avec l’exemple du formalisme dans l’enseignement de la littérature : est humaniste une technique qui ne fait pas écran au sens, mais permet au contraire de diversifier et d’approfondir sa vision de l’existence. D’une manière générale, toute formation, aussi technique soit-elle, devrait s’ouvrir à l’élucidation de ses enjeux sociaux, éthiques, politiques et culturels. De même, les surveillants généraux qui cherchent à donner une valeur éducative à l’autorité sont également à la recherche de « l’intérêt humain » que recèle l’idée de discipline sans laquelle elle ne serait qu’un formalisme vide.
Par ailleurs, « libérer l’intelligence humaine et la compréhension », devrait permettre aux éduqués de vivre le plus librement possible et de manière réfléchie, des expériences qui ouvrent sur d’autres expériences et sur l’expérience des autres, ce qu’avaient bien compris les inventeurs de la vie scolaire en déplaçant l’idée d’autorité du disciplinaire à l’éducatif.
Reste que si une conception substantielle de l’humanisme risque toujours de se rigidifier dans des formalismes et de s’enliser dans des dualismes, faire de l’humanisme un éthos expose à d’autres dérives. Les formules abstraites de Dewey, qui entendent le définir, peuvent en effet se voir traduites dans une éducation sans exigence, fondée sur une conception romantique du développement de l’enfant, celle même que fustigeait le néo-humanisme. Dewey s’est vu obligé de critiquer ces glissements dans Expérience et Éducation. Mais ces formules peuvent également être récupérées par l’idéologie attrape-tout du néo-libéralisme, lorsqu’il cherche à se donner une justification culturelle. Dans cette perspective, libérer le sens de l’expérience humaine et sa compréhension peut s’interpréter en slogans tels que « devenir entrepreneur de soi-même », « gérer sa propre vie », dans un univers concurrentiel où l’épanouissement de soi rime avec adaptation au monde tel qu’il va (Fabre, 2015b). Dewey (2014) dénonçait déjà la perversion du libéralisme politique dans un individualisme et un économisme excessifs, sans égard pour la condition des ouvriers. Il condamnerait aujourd’hui un néo-libéralisme prométhéen, sourd aux sagesses écologistes et réduisant l’intérêt humain à l’exploitation des ressources de la nature, enclenchant par la même une spirale suicidaire qui vide de son sens l’activité économique elle-même, le culte de l’avoir mettant l’être de l’humanité en péril.
À travers ces mises en garde, Dewey nous avertit de ne pas considérer les formules de l’éthos humaniste comme des slogans, mais de les référer toujours à leurs présupposés philosophiques, au sens qu’elles prennent dans sa philosophie éthique et politique. En effet l’expérience dont parle Dewey n’est pas seulement une structure formelle et universelle du rapport au monde partagée par tout humain, c’est également notre expérience d’Occidentaux du XXe et du XXIe siècles, telle qu’elle résulte de notre histoire et de nos traditions et qu’on peut résumer par trois idéaux : l’éthique de la personne, le rationalisme de l’enquête et la foi dans la démocratie. L’éthos humaniste de Dewey doit donc s’interpréter en fonction de notre idéal d’expérience qui fonde nos valeurs, ce à quoi nous tenons vraiment dans nos conceptions de l’éducation et qui nous sert de critère pour évaluer la teneur des humanités qui nous sont proposées (Dewey, 2011b).
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Notes
- [←1 ]
Les positions de Whitehead préconisant une « université de service » à dominante professionnalisante, sont vigoureusement critiquées par les néo-humanistes.
- [←2 ]
« Pour Newman, l'université est d'abord et avant tout une petite communauté où enseignants et enseignés discutent, évaluent et explorent des idées difficiles, parfois originales, et toujours d'une portée générale. Avant d'être une communauté de recherche, l'université est une communauté d'échanges et de discussion, et les universitaires sont d'abord des enseignants soucieux de la formation intellectuelle, mais aussi morale des jeunes » (Lessard & Bourdoncle, 2002).
- [←3 ]
On le sait, ce courant humaniste aura beaucoup d’influence en Amérique avec des nuances plus ou moins élitistes ou plus ou moins démocratiques On en connaît une version conservatrice chez Allan Bloom (1930-1992), avec L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Les belles lettres, 2018 (édition américaine The Closing of the American Mind, 1987) ; ou des versions de gauche avec Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008 (édition américaine Culture of Narcissism: American Life in An Age of Diminishing Expectations, WW Norton & Co, 1979).
- [←4 ]
L’introduction de 1948 à Expérience et Nature se termine en opposant un sens descriptif à un sens normatif de l’idée d’expérience. L’expérience y devient un idéal, l’objet d’un intérêt, d’une foi. Ainsi « la voie de Hegel » pourrait-elle signifier qu’en fin de compte, c’est moins grâce à une phénoménologie des traits universels de l’expérience, qu’à partir de notre expérience d’homme du XXe siècle, dans toutes ses dimensions, celle d’une épistémologie expérimentale, d’une éthique personnaliste et d’un idéal démocratique, que nous pouvons appréhender ce qu’est l’expérience et évaluer celle des autres époques. En fait, définir l’expérience est au moins autant une question de valeur que de description scientifique. Ce qu’est une expérience accomplie s’évalue à l’aune, sinon de notre expérience réelle, du moins de notre idéal d’expérience.
- [←5 ]
Il faut noter que ce courant formaliste avait, à l’origine, de bonnes intentions « humanistes ». À la suite des travaux de Bourdieu et Passeron, ils voulaient sortir d’un enseignement élitiste de la littérature fondé sur la connivence culturelle des classes sociales favorisées. Il voulait livrer les codes et les clés (David, 2014). Mais cette attention au code a fini par masquer le sens de la littérature.
- [←6 ]
Le Bulletin de l’association des anciens stagiaires de Reims (AASR) devenu, le Surveillant général puis Revue de la vie scolaire : le conseiller d'éducation (1960-2016) témoigne des pratiques professionnelles des surveillants généraux puis conseillers principaux d'éducation et de leur préoccupations et projet en éducation dès la massification scolaire des établissements du second degré.
- [←7 ]
Extrait de la Revue professionnelle.
- [←8 ]
Ibid.,
- [←9 ]
Ibid.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292