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jeudi 29 février 2024
Pour citer ce texte : FABRE, M. (2024). FORMATION ET PROBLÉMATISATION Un itinéraire de recherche en Philosophie de l’éducation Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
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FORMATION ET PROBLÉMATISATION
Un itinéraire de recherche en Philosophie de l’éducation
Michel Fabre
Nantes Université (CREN)
Résumé : Dans cet article, je voudrais tracer mon itinéraire intellectuel en suivant le fil conducteur qui relie l’idée de formation à l’idée de problématisation. Je procéderai en trois points : 1) J’essaierai de reconstituer d’abord les recherches sur l’épistémologie de la problématisation qui constituent le premier fil directeur de mon travail mené avec mes collègues didacticiens, depuis l’école normale jusqu’à aujourd’hui ; 2) Je tenterai ensuite d’articuler cette perspective de problématisation au souci de la formation et particulièrement, de la formation des enseignants. 3) enfin j’aborderai mon travail actuel sur l’éducation au politique et les problèmes pernicieux que je mène à présent dans le séminaire que dirige Céline Chauvigné dans l’équipe SAVE (Savoir et Valeur) du Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN).
Mots-clés
Problématisation, formation, philosophie de l’éducation
Summary : In this article, I would like to trace my intellectual itinerary by following the common thread which connects the idea of training to the idea of problematization. I will proceed in three points: 1) I will first try to reconstruct the research on the epistemology of problematization which constitutes the first guiding principle of my work carried out with my fellow didacticians, from the training school until today ; 2) I will then try to articulate this perspective of problematization with the concern for training and particularly, teacher training. 3) finally I will address my current work on political education and wicled problems that I am currently leading in the seminar led by Céline Chauvigné in the SAVE (Knowledge and Value) team at the Nantes Education Research Center ( CREN).
Keywords
Problematization, training, philosophy of education
Je vais essayer de satisfaire aux attentes de ce séminaire et de vous livrer quelque chose de mon itinéraire intellectuel. Je voudrais suivre le fil conducteur qui relie l’idée de formation à l’idée de problématisation. En me retournant sur quasiment quarante ans de travail, ce sont ces deux idées avec les affinités et les tensions qu’elles entretiennent, les références philosophiques qu’elles convoquent, qui me semblent structurer mes obsessions de chercheur. Mon itinéraire n’a pas obéi à un plan prévu d’avance, mais à partir d’une chiquenaude initiale, un travail en a entraîné un autre et ainsi de suite. Si cet itinéraire a une certaine cohérence, celle-ci ne m’apparaît que maintenant. La chouette de Minerve ne se lève qu’au crépuscule, c’est bien connu.
Je déroulerai mon exposé en trois points :
1) J’essaierai de reconstituer d’abord les recherches sur l’épistémologie de la problématisation qui constituent le premier fil directeur de mon travail mené avec mes collègues didacticiens, depuis l’école normale jusqu’à aujourd’hui.
2) Je tenterai ensuite d’articuler cette perspective de problématisation au souci de la formation et particulièrement, de la formation des enseignants.
3) enfin j’aborderai mon travail actuel sur l’éducation au politique et les problèmes pernicieux que je mène à présent dans le séminaire que dirige Céline Chauvigné dans l’équipe SAVE (Savoir et Valeur) au CREN.
1. L’épistémologie de la problématisation
Tout a débuté dans les années 1980-90 à l’école normale d’instituteurs de la Manche lorsque, avec quelques collègues, j’ai commencé à réfléchir à l’idée de problème. Les réformes pédagogiques d’alors (en particulier ce qu’on appelait les « activités d’éveil ») voulaient repenser l’enseignement scientifique et au-delà l’enseignement de toutes les disciplines en mettant au centre la notion de problème. On peut citer les noms de Louis Legrand, de Victor Host, de Francine Best, de Jean-Pierre Astolfi, de Michel Develay…. C’était au fond une manière de renouer avec l’idée d’activité portée par les mouvements d’Éducation nouvelle avec leurs démarches de mise en situation et de projet. Il nous semblait toutefois que les tentatives de placer le problème au centre des apprentissages étaient tiraillées entre une épistémologie de la résolution de problème et une épistémologie de la problématisation. La pensée de Gaston Bachelard nous avait imposé l’idée que les problèmes de se posent pas tout seuls et que l’activité intellectuelle la plus importante et la plus difficile aussi n’était pas de résoudre les problèmes, mais de les construire. Et nous pensions que l’apprentissage, dans toutes les disciplines, devait permettre aux élèves de construire les problèmes avec l’aide de l’enseignant, bien entendu.
Autre tiraillement, dans ces mouvements de rénovation, on avait tendance à confondre le constructivisme piagétien fondé sur une psychologie du développement et le constructivisme bachelardien fondé sur une psychanalyse de la connaissance qui pensait l’apprentissage comme destruction des obstacles épistémologiques. Nous étions bachelardiens plus que piagétiens et j’ai essayé de clarifier notre position dans l’ouvrage Bachelard éducateur, publié aux PUF en 1995.
1.1 Les références épistémologiques
Il fallait donc se donner les outils épistémologiques pour penser la problématisation des savoirs scolaires. Je suis allé les chercher chez John Dewey, Gaston Bachelard, Gilles Deleuze et Michel Meyer et j’en ai opéré une synthèse dans mon ouvrage de 2009 Philosophie et pédagogie du problème, chez Vrin. En effet ces épistémologies mettent bien l’accent sur l’enquête (Dewey), la construction du problème (Bachelard, Deleuze) et le questionnement (Meyer). Ces « quatre mousquetaires de la problématisation », comme je les appelle, s’efforçaient de répondre au dilemme du Menon selon lequel la recherche est inutile ou impossible. Ou on ne sait pas ce que l’on cherche et jamais on ne pourra le trouver ; ou on le sait déjà est ce n’est pas la peine de le chercher. Platon s’en tire par le mythe de la réminiscence : savoir c’est en réalité se souvenir de ce qu’on a appris dans une vie antérieure. Michel Meyer a bien fait voir comment, sous une forme ou sous une autre, l’histoire de l’épistémologie reprend le modèle platonicien de la réminiscence. Ce qui donnera toutes sortes de philosophies de la connaissance fondées sur des idées innées, comme chez Descartes ou sur des structures a priori, comme chez Kant. D’où également des épistémologies centrées sur la justification, comme celle de Popper, qui laissent impensée la recherche proprement dite.
Pourtant, comme l’a bien montré Michel Meyer, le secret du dilemme du Menon repose sur la confusion entre deux types de savoir, le savoir de la question et le savoir de la réponse. On fait l’expérience quotidienne de cette différence quand on cherche les clés que l’on a perdues. Il y a bien un savoir de la question qui consiste à prendre conscience d’un manque (je ne trouve plus mes clés) et à la formulation d’une question « où ai-je mis mes clés » ? Contrairement à ce que pense le sophiste du Menon, je sais bien ce que je cherche (ce sont mes clés et pas autre chose) et je pose à leur sujet une question bien précise (la question « où » et pas une autre). Ce sont ces questions qui vont permettre la recherche et l’orienter. La recherche cessera lorsque j’aurai localisé mes clés (ce qui correspondra au savoir de la réponse, c’est-à-dire à la réponse à la question « où »).
Le savoir de la question permet la recherche, permet de s’orienter dans la pensée. Développer le savoir de la question, c’est construire le problème. La problématisation est donc ce savoir de la question qui rend la recherche (l’enquête) possible.
1.2 Deux modèles de problématisation
J’ai travaillé deux modèles de problématisation : le modèle de l’enquête inspiré de Dewey et le modèle du sens, inspiré de Deleuze.
L’enquête est un processus de problématisation marqué par différentes orientations cognitives en interactions permanentes : la position du problème, sa construction et ses essais de résolution. Ce processus articule des données empiriques à des conditions épistémologiques, forge des hypothèses et les teste. Dans un problème-projet, les conditions définissent le cahier des charges (les critères de la définition de l’objet à produire). Dans une enquête policière, elles définissent les critères logiques et juridiques qui permettent de transformer un témoin en suspect et puis en coupable (la présence d’un mobile, l’absence d’alibi, les témoignages à charge, les preuves matérielles, l’aveu…). Dans un diagnostic médical, les conditions s’identifient aux réseaux de symptômes qui permettent de donner sens aux données de l’examen clinique. Les conditions peuvent se formuler en séries de raisonnements conditionnels : Si présence de forte fièvre, de toux, de courbature, alors grippe ou Covid… Il n’y a pas de problématisation sans cadre. Toute enquête s’effectue dans un univers de rationalité donné, dans un paradigme qui admet comme pertinentes certaines explications et rejette les autres. Mais la problématisation s’effectue également dans un cadre situationnel au sens de Goffman c’est-à-dire qu’elle a lieu dans des situations sociales et des institutions aux règles plus ou moins bien définies : dans un laboratoire, un cabinet médical, un commissariat, lors d’un colloque scientifique, etc.
J’ai approfondi le modèle de l’enquête en le replaçant au cœur de la philosophie de Dewey dans mon ouvrage Éducation et Humanisme, lecture de John Dewey, chez Vrin en 2015. Cela a donné lieu à ce que j’ai appelé le losange de la problématisation. Grâce à ces référents théoriques, nous avons pu travailler, au CREN, la construction du problème dans presque toutes les disciplines scolaires. Pour un aperçu de ce travail, je renvoie à mon ouvrage Le sens du problème. Problématiser à l’école, De Boeck, 2016 ainsi qu’à l’ouvrage collectif Le cadre de l’apprentissage par problématisation (PUR, 2022) qui fait le point sur les travaux de l’équipe SAVE (Savoirs, Apprentissages, Valeurs en Éducation) du CREN.
L’autre modèle de problématisation que j’ai travaillé est celui de Deleuze, disons le modèle du sens, qu’il construit dans sa thèse Différence et répétition en 1968 et surtout dans Logique du sens, en 1969. Qu’est-ce que le sens ? On peut s’en faire une idée par l’examen d’une proposition comme « La Terre tourne autour du Soleil ». La dimension la plus évidente est celle de la référence (appelée encore « indication » ou « désignation »). La phrase prétend décrire un état du monde. Le premier réflexe intellectuel est ainsi de se demander si la proposition est vraie ou fausse, c’est-à-dire si elle décrit véritablement le réel. Mais pour tester la valeur de vérité de la proposition, encore faut-il savoir ce que veulent dire les expressions comme « Terre », « Soleil » ou encore « tourner autour ». Telle est la dimension de la signification qui renvoie des mots aux concepts. Enfin, on peut se demander qui prononce cette phrase et dans quelle intention. Est-ce le professeur qui rappelle doctement ces faits pour corriger une erreur d’élève ? Veut-on plutôt évoquer l’affaire Galilée au cours d’une conversation sur la censure ? Pour Deleuze, le sens est irréductible aux trois dimensions de la proposition logique. Il ne se confond ni avec la référence, ni avec la signification, ni avec la manifestation. Le sens n’existe pas, il insiste dans les trois dimensions de la proposition.
Le sens est le problématique, l’espace dans lequel se fait l’examen des propositions. Cet examen a toujours deux phases. Une phase reconstructive dans laquelle on met en question les éléments de la proposition : on doute ainsi de sa signification, de sa référence et de sa manifestation. Dans la phase reconstructive, on part du sens pour reconstruire une signification, une référence et une manifestation.
1.3 Trois interprétations deleuziennes
J’ai fait fonctionner le modèle deleuzien sur une controverse scientifique, la « mémoire de l’eau » qui concerne la thèse proposée par le biologiste Jacques Benveniste en 1988, pour démontrer l’efficacité de l’homéopathie, laquelle requiert des dilutions qui ne contiennent plus aucune trace de la substance initiale. La controverse qui s’ensuit dans la revue Nature et dans la communauté des physiciens peut s’interpréter comme une mise entre parenthèses des différentes dimensions de la thèse de Benveniste. Le concept de « mémoire de l’eau » est-il concevable étant donné ce que nous dit la physique (signification) ? Les expériences de Benveniste sont-elles reproductibles (référence) ? La compétence et même l’honnêteté de ce savant réputé sont-elles au-dessus de tout soupçon (manifestation) ? À supposer que les propositions qui résument la thèse de Benveniste n’aient ni référence assignable ni signification recevable, qu’elles soient suspectes de manipulations, elles ne sont pas rien. Elles existent ou plutôt insistent dans les débats scientifiques où elles sont convoquées : elles ont donc un sens. Dans ce cas particulier, la reconstruction échoue. On ne peut donner une signification physique et une référence empirique à la notion de « mémoire de l’eau ».
J’ai fait fonctionner également le modèle deleuzien dans mon dernier ouvrage : L’enquête et le sens : littérature et questionnement (L’Harmattan, 2023). En effet, tout roman peut être pensé comme une enquête au sens où les personnages sont aux prises avec des problèmes qu’ils tentent de résoudre. On est dans le modèle de Dewey. Mais le roman est un genre problématique comme le disait Georg Lukacs. Le monde de valeurs est instable, le bien et le mal perdent de leur évidence (crise des significations). La réalité elle-même vacille - on le voit chez Don Quichotte – (crise des références). Les personnages se demandent toujours s’ils ne s’illusionnent pas, s’ils ne prennent pas leur rêve pour la réalité. Enfin, les personnages n’ont pas d’identité assignée, ils se cherchent, comme le montre le cas du roman d’apprentissage (crise des manifestations).
Mais plus globalement, le modèle de Deleuze m’a aidé à élucider la problématicité de notre monde. Ce monde problématique, certains l’appréhendent comme post-moderne (Jean-François Lyotard), d’autres comme « liquide » (Zygmunt Bauman). Je le définis, quant à moi, comme un monde non platonicien où la question « qu’est-ce que ? » ne peut plus se poser tranquillement, un monde où les essences deviennent des problématiques. Essayer par exemple de répondre de manière simple à des questions comme « qu’est-ce qu’un homme, une femme, un enfant ? Qu’est-ce que l’école aujourd’hui ». J’ai essayé de m’interroger sur le sens que pourrait avoir l’éducation dans un tel monde, dans mon ouvrage Éduquer dans un monde problématique. La carte et la boussole, aux PUF en 2011.
2. Problématisation et formation
Tout ce travail épistémologique et plus largement philosophique sur la problématisation est évidemment lié à la question de la formation que j’ai essayé d’élucider dans mon ouvrage Penser la formation (PUF 1994/ 2006)
2.1 Le triangle de la formation
Dans Penser la formation, je cherchais un concept plus ontologique que celui d’éducation qui puisse enjamber les dualismes de la formation scolaire et de la formation des adultes. Je pensais la formation à travers trois logiques comme formation de quelqu’un (logique psychologique de développement personnel), pour quelque chose (logique d’adaptation socio-professionnelle) et par quelque chose (logique didactique). Dewey évoquait déjà dans Démocratie et éducation les trois objectifs de la formation : le développement, la culture et l’efficacité sociale.
J’essayais de déployer la combinatoire de ces différentes logiques et de leur problématique dans un triangle que j’ai appelé « le triangle de la formation ». Mais j’étais surtout attentif à la double dimension descriptive et normative de la notion de formation. La dimension descriptive mobilise le substantif « formation ». On parle ainsi de systèmes, de dispositifs, de processus de formation. Mais la dimension normative se donne à travers des adjectifs quand on se demande si ce système, ce dispositif, ce processus est vraiment « formateur » ou si telle expérience est vraiment formatrice.
J’ai déployé ce questionnement de manière systématique et épinglé quelques pathologies de la formation, qui tiennent toutes à un déséquilibre entre ses différentes logiques. Par exemple la formation professionnelle s’expose au risque d’ajustage quand la logique d’adaptation au poste de travail écrase les logiques de savoir et celle de développement personnel ; au risque d’académisme ou de didactisme si la logique didactique, la logique du savoir, écrase les deux autres. Enfin, si elle marginalise excessivement le développent personnel des étudiants ou des apprentis, ils ne peuvent plus s’approprier la formation. Le risque est alors le formatage.
Cette question de la valeur formatrice a commandé tout mon travail à la fois sur la formation des élèves et celle des enseignants.
2.2 La formation des enseignants
La question de la problématisation était d’ailleurs liée étroitement à celle de la valeur formatrice des savoirs enseignés. Pour moi, la question épistémologique a toujours commandé la pédagogie. Gilles Deleuze a écrit dans Différence et Répétition des pages lumineuses sur le dogmatisme de la pensée scolaire garantie sans problème. Et Jean Pierre Astofi, dans L’École pour apprendre, en 1992 osait soutenir que le savoir scolaire était en réalité un savoir « canada-dry », ni vraiment théorique ni vraiment pratique. Toutefois, les dispositifs pédagogiques qui tentaient d’innover, comme celui de situation-problème, me semblaient dans une confusion remarquable, pris entre Piaget et Bachelard (c’est-à-dire entre continuité et rupture), mais aussi entre résolution de problème et problématisation. D’où la tentative de clarification de mon travail Situations-problèmes et savoir scolaire aux PUF en 1989.
Pour rendre le savoir scolaire un peu moins scolastique et un peu plus problématisant, il fallait s’occuper de la formation des enseignants. J’ai eu la chance, dans mon École normale (de 1976 à 1989) de faire de la recherche collaborative avec mes collègues professeurs et ceux qu’on appelait alors les maîtres d’application. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui m’ont appris les deux ou trois choses que je sais en pédagogie. J’ai compris en travaillant avec eux ce que pouvait être une véritable formation d’enseignants et en particulier une véritable formation continue d’enseignants.
Plus tard j’ai eu l’occasion de travailler à la formation continue des enseignants de l’enseignement agricole avec ma compagne Bernadette Fleury et le réseau qu’elle avait créé et qui s’intitulait (Enseigner autrement). Nous avons formalisé notre travail dans un ouvrage collectif en 2017 que nous avons intitulé Peut-on enseigner autrement ? Une expérience de formation. Nous y repensions l’analyse des pratiques en termes de problématisation. Par la méthode d’entretien du sosie, et avec l’aide du groupe de stagiaires, il s’agissait de faire prendre conscience à tel ou tel enseignant des tensions internes à sa pratique et de l’emmener à la reproblématiser à partir essentiellement d’une analyse épistémologique des savoirs convoqués. Nous avons ainsi tenté d’opérationnaliser l’idée de psychanalyse de la connaissance de Bachelard, en repérant les obstacles génériques à cet enseignement professionnel (notamment ses tentations empiristes ou formalistes) ainsi que les obstacles spécifiques liés aux contenus enseignés.
Cette expérience nous a beaucoup appris sur les exigences d’une véritable formation d’enseignants, qui ne soit pas seulement de l’information, mais qui oblige à une véritable réflexion sur sa pratique. Nous avons pu sentir la nécessité d’un temps long d’accompagnement de petits groupes d’enseignants, dans la mesure où, comme le disait Bachelard, les obstacles épistémologiques ou pédagogiques doivent être détruits plusieurs fois par des interventions récurrentes.
3. Problématisation et questions socialement vives
J’en viens à présent à mes travaux les plus récents. Dans le séminaire du CREN dirigé par Céline Chauvigné, nous travaillons sur les « éducations à » (au développement durable, à la santé…). Notre ambition est la définition d’une éducation au politique. Non pas une éducation politique bien sûr, mais une éducation au politique qui aille au-delà de la connaissance des institutions républicaines et de la connaissance des droits et des devoirs du citoyen. Nous entendons ainsi préparer les élèves à leur tâche de futur citoyen en les confrontant aux problèmes politiques d’aujourd’hui et en particulier aux problèmes de l’anthropocène (le changement climatique, la pollution, la question des ressources énergétiques, alimentaires, des ressources en eau)… La finalité (largement utopique) de notre travail vise l’élévation du débat public sur ces questions. Nous pensons que c’est le rôle de l’école d’y contribuer.
3.1 Les caractéristiques des problèmes politiques
Mais à quel genre de problème avons-nous affaire avec les problèmes politiques ?
Ce sont des problèmes publics, c’est-à-dire affectant les questions que nous avons en commun (Dewey, 2003). Ce sont des problèmes de décision convoquant un mixte de savoirs et de valeurs dans un contexte incertain. Doit-on implanter un champ d’éolienne dans telle ou telle commune ? Quels sont les problèmes posés par le glyphosate ? Par ailleurs la prise de décision s’effectue dans un contexte incertain, car les informations sur lesquelles elle doit s’appuyer sont à peu près toujours incomplètes. Et, malgré le développement des instruments de prévision et de prospective, on ne sait jamais, au fond, de quoi demain sera fait. Enfin, les données et les conditions du problème ne sont pas seulement d’ordre scientifique et technique, mais renvoient également à des valeurs dans la mesure où les enjeux écologiques, mais aussi sociaux et politiques d’une question socialement vive doivent être pris en compte. Dans un projet d’aménagement du territoire, que va-t-on privilégier : son impact écologique, son acceptabilité, l’emploi qu’il va créer, le bien-être des résidents, etc. ? Les problèmes de décision sont donc structurés par des savoirs et des valeurs. Pour toutes ces raisons, toute décision ressemble plus ou moins à un pari. Ce sont généralement aussi des problèmes qui « nous tombent dessus » et dont on se serait bien passé. C’est pourquoi Dewey (1993) compare l’enquête sociale au diagnostic médical.
3.2 Les problèmes pernicieux
Pour travailler ce genre de problèmes, je me suis intéressé à deux contextes philosophiques. J’ai d’abord travaillé la philosophie de Hans Jonas dans un ouvrage de 2021 intitulé Un avenir problématique. Éducation et responsabilité d’après Han Jonas, édité chez Raison et Passion. Jonas est l’un des premiers grands philosophes à nous avoir alertés sur les questions écologiques au point de définir une morale de responsabilité pour les générations futures. Il est possible de tirer de l’œuvre de Jonas un certain nombre d’orientations pour l’école, car, pour lui, l’éthique de la responsabilité ne peut plus faire fond seulement sur la conscience morale, comme dans les doctrines morales du passé. Dans le contexte de l’anthropocène, la morale de l’intention ne suffit plus, nous devons nous soucier des conséquences de nos décisions et de nos actions. Nous devons, dit Jonas, « agir avec précaution », car les meilleures intentions du monde peuvent entraîner des effets non voulus, voire des effets pervers. Jonas demande précisément aux philosophes d’être attentifs à ce que les solutions que nous pouvons imaginer aux problèmes de l’anthropocène n’entraînent pas de plus grandes catastrophes que celles que nous voulons éviter. Il pense à la soumission volontaire à des fascismes verts, au cas où nos démocraties se monteraient défaillantes en matière de transition écologique ; ou encore aux bricolages génétiques qui feraient des êtres humains des sortes de cyborgs. C’est pourquoi, pour Jonas, se soucier des conséquences de nos décisions exige de connaître les processus physico-biologiques, mais aussi économiques et sociaux dans lesquels s’insère notre action et de nous construire des outils intellectuels pour aborder les problèmes d’écologie politique d’aujourd’hui.
Seulement les problèmes politiques de l’anthropocène sont des problèmes bien particuliers. Et j’ai dû compléter ma lecture de Jonas par celle d’une tout autre tradition, la tradition anglo-saxonne des problèmes pernicieux (wicked problems) qui va des travaux de Herbert Simon et de Rittel et Weber (de 1973) à nos jours et qui ouvre une nouvelle perspective sur les problèmes politiques. Pour cette deuxième tradition, je renvoie à mon ouvrage de 2022 sur L’éducation au politique. Les problèmes pernicieux. Pour Rittel et Webber qui sont les inventeurs du concept, en 1973, les problèmes pernicieux comme celui de la transition climatique par exemple sont des problèmes qui possèdent cinq caractères : ils sont polysémiques, conflictuels, complexes, ont des traits spatio-temporels spécifiques, enfin ils sont ouverts c’est-à-dire qu’on ne peut pas totalement les construire et qu’on ne peut pas véritablement les résoudre.
3.3. Le cas de la transition climatique
Si je prends le cas de la transition climatique, il s’agit d’un problème : a) polysémique, c’est-à-dire qu’on peut tenter de construire dans plusieurs cadres concurrents : un cadre technologique (le géo-ingénierie) ; un cadre politique l’anthropocène devenant alors un capitalocène ; un cadre moral culpabilisant dénonçant l’égoïsme, l’hyperconsommation, etc. ; b) c’est un problème conflictuel qui donne lieu à des controverses opposant des intérêts financiers, industriels, sociaux et écologiques, la fin du monde et la fin du mois ; c) c’est un problème complexe à cause des sous-systèmes impliqués dans la régulation bio-climatique qui interfèrent entre eux avec leurs boucles de régulation positive et négative et leurs effets de seuils. Latour peut invoquer la déesse Gaïa pour rendre compte de cet enchevêtrement de réseaux bio-physico-chimiques qui constitue l’atmosphère terrestre ; d) c’est un problème qui possède des caractéristiques spatio-temporelles critiques. Le local et le global sont connectés. Il y a des effets de seuils, de l’irréversibilité… e) enfin, ce problème ne peut être adéquatement construit ni véritablement résolu, car les données et les conditions à prendre en compte sont toujours incomplètes et ses « solutions » toujours partielles et provisoires, toute issue ouvrant de nouveaux problèmes.
Malgré toutes ces difficultés, il faut pourtant bien traiter ce genre de problème. On ne peut les ignorer et d’ailleurs eux ne nous ignorent pas ! Les issues que nous pouvons leur trouver peuvent se définir, non comme de véritables solutions, mais comme ce que l’on peut faire de moins mal, compte tenu des circonstances et des conséquences. Hans Jonas nous en avait avertis : les issues que nous essayons de trouver aux problèmes de l’anthropocène ne sont pas simplement incomplètes et provisoires, elles génèrent également des apories, des dilemmes, des cercles vicieux. Si les problèmes de l’anthropocène viennent de l’hubris de la techno-science, nous avons besoin d’un surcroît de technique pour les traiter, mais à leur tour ces remèdes techniques génèrent d’autres problèmes et ceci sans fin.
On le comprend, le cas des problèmes pernicieux vient quelque peu doucher l’optimisme épistémologique qui était de rigueur jusqu’ici sur la problématisation. On se met à douter de l’aphorisme de Marx selon lequel l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Du point de vue d’une éducation au politique, la difficulté pédagogique est d’initier les élèves à la compréhension des problèmes politiques (pour contrer le simplisme) sans pour autant les décourager. Se pose alors à nouveaux frais le problème de la formation. Comment construire des outils permettant aux enseignants et aux éducateurs de traiter ce type de problème avec leurs élèves ? Nous pensons, avec Céline Chauvigné, que l’analyse des controverses concernant des cas politiques concrets est une bonne piste, sans toutefois préjuger du fait que les problèmes politiques sont souvent posés de travers dans le débat public, comme le disait Deleuze et qu’il faut souvent les considérer avec une distance critique.
Nous travaillons dans le cadre des philosophies politiques de Dewey et d’Habermas dans la perspective d’une démocratie comme mode de vie, devant affecter toutes les sphères de la société, l’école y compris, en tenant compte bien entendu de leurs spécificités. La question devient : comment former le futur citoyen pour qu’il puisse participer au débat public concernant les choix politiques d’aménagement du territoire, de politique industrielle et d’écologie ? La question est difficile, car ce débat public est en grande partie faussé par le mensonge, le complotisme et l’indifférence envers la vérité. J’ai analysé les implications éducatives de cette idée de post-vérité dans mon ouvrage Éducation et (post-vérité). L’épreuve des faits chez Hermann en 2019. Une éducation au politique doit aujourd’hui se débattre avec de telles questions.
Conclusion
Les fils conducteurs de mon itinéraire m’apparaissent à peu près maintenant et se nouent entre formation et problématisation, comme j’ai essayé de le montrer.
Je vois aussi plus clairement les difficultés philosophiques de l’entreprise. Elle mobilise plusieurs référents théoriques que l’on pourrait à première vue estimer incompatibles. J’ai tenté de débrouiller les convergences et les divergences de philosophies aussi différentes que celles de Dewey, de Bachelard, de Deleuze ou Meyer (les 4 mousquetaires de la problématisation). J’ai essayé également de faire dialoguer Habermas et Jonas qui ne s’appréciaient guère ou encore Jonas et Arendt qui eux s’appréciaient sans être toujours d’accord.
Je trouve fécond de faire dialoguer des philosophes apparemment éloignés et de déceler des affinités souterraines. Mon maître en la matière est incontestablement Paul Ricœur. La façon dont il fait dialoguer Hegel et Freud, Gadamer et Habermas, la façon dont lui-même dialogue avec Greimas ou Lévi-Strauss reste pour moi des modèles de discussion philosophique exigeante. Je termine ainsi sur un auteur que je n’ai pas cité dans cette intervention, mais qui a accompagné toute ma vie intellectuelle. J’ai d’ailleurs fait mienne son exhortation, dans sa conversation avec Anita Hocquard dans l’ouvrage Éduquer à quoi bon :
« Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique me paraît être la tâche de l’éducateur moderne. Celui-ci n’a plus à transmettre des contenus autoritaires, mais il doit aider les individus à s’orienter dans les situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un certain nombre d’antinomies » (Hocquard, 1996, p. 95).
Cette remarque de Ricœur définit exactement le travail que j’essaye d’accomplir en philosophie de l’éducation.
Références
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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292