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jeudi 29 février 2024
Pour citer ce texte : AUGRIS, E. (2024). Hannah Arendt et la question noire Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
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Hannah Arendt et la question noire
Emma Augris
Laboratoire Triangle UMR 5206 / ENS de Lyon
Belle, K. T., Faye, E., & Basse, B. (2023). Hannah Arendt et la question noire. Éditions Kimé.
L’article « Reflexions on Little Rock » (Arendt, 2009) conserve un statut particulier parmi les nombreux écrits politiques d’Arendt, raison pour laquelle il est souvent traité à distance de ses autres écrits, voire considéré par certains commentateurs comme sans rapport avec les autres. Pourtant, comme le souligne Kathryn Sophia Belle dans son ouvrage Hannah Arendt et la question noire (Belle, 2023), Arendt y utilise comme grille de lecture de la question d’actualité dont elle s’empare une conceptualité développée dans Condition de l’homme moderne (Arendt, 1961), à savoir la distinction entre ce qui relève du public, du privé et du social et l’identification de ce qui concerne le politique à proprement parler. Ce prisme d’analyse la rendrait, selon Belle, incapable de comprendre véritablement ce qu’est le racisme anti-Noirs en restreignant la discrimination raciale dans l’enseignement public à un problème social, qui concerne les Noirs, au lieu d’y voir une question politique.
L’ouvrage se concentre principalement sur l’article en question, mobilisant également d’autres textes connexes et nombre d’ouvrages théoriques d’Arendt. Dans cet article polémique, dont la publication fut retardée, Arendt réagit de façon tranchée à la crise des « Neuf de Little Rock » : à la suite de l’arrêt de la Cour suprême Brown et al. v. Board of Education en 1954, qui déclare la ségrégation raciale dans l'enseignement public injustifiable, le gouverneur de l'Arkansas s’oppose à l’admission de neuf étudiants afro-américains à la Little Rock Central High School. L'arrêt met fin à la ségrégation au sein des écoles publiques, mais, dans les faits, il ne contraint pas vraiment les procureurs généraux de chaque État, raison pour laquelle les forces publiques, en réponse à cette crise politique, sont obligées d’intervenir. La discrimination et la ségrégation sont d’actualité dans l’ensemble des Etats-Unis, même si elles ne sont légales que dans les États du Sud.
En réponse à cette crise, Arendt attire surtout l’attention sur le risque qu’il y a à faire barrage à la logique ségrégative en concentrant tous les efforts sur l’école et avec l’objectif direct de changer les mentalités. Cependant, la décision de la Cour suprême qui commande d’ouvrir l’accès aux écoles blanches est pour elle adéquate seulement s’il s’agit de corriger des inégalités devant la loi, or « dès que la discrimination sociale est abolie par la loi, la liberté de la société est violée […]. » (Arendt, 2009, p. 230) Plus précisément, Arendt considère la discrimination comme un droit social, qui n’est pas problématique, et même légitime, tant qu’elle se maintient dans la sphère sociale. Dans la mesure où la décision d’ouvrir aux Noirs les écoles réservées aux Blancs a des conséquences sur les enfants, voire nuit à leur intégrité, Hannah Arendt considère que l’école ne doit pas être le lieu de promotion de l’égalité entre les races. Elle considère ainsi comme intolérable que l’éducation soit autant politisée par le Civil rights movement et que cette jeune fille soit exposée aux conflits qui concernent l’espace public et les adultes.
Ce sont justement les premiers chapitres de l’ouvrage de Belle qui s’attellent à reprendre et à analyser cet article pour en révéler des éléments problématiques. Dans le chapitre 1, Belle souligne dans quelle mesure Arendt, partage en fait nombre de préjugés courants des Américains blancs envers les Noirs. Un premier stéréotype orientant Arendt dans son argumentation est celui que les parents de la jeune fille veulent simplement s’élever dans la hiérarchie sociale et qu’ils ne visent pas d’abord l’égalité des chances, qui est un objectif politique. Au nom du droit des Blancs à choisir par eux-mêmes leurs conditions d’enseignement et au nom de l’équilibre des pouvoirs entre le niveau étatique et le niveau fédéral, elle exprime donc des réserves quant aux lois de déségrégation dans le milieu scolaire, qu’elle considère comme une institution sociale. Dans le chapitre 2, à l’appui d’observations historiques, Belle poursuit la critique de « Reflexions on Little Rock » et montre à quel point Arendt est restreinte par le cadre théorique qu’elle choisit comme grille de lecture : elle est par conséquent convaincue que la question des droits fondamentaux et des droits civiques ne concerne pas l’égalité des chances à l’école, mais uniquement les lois interdisant le métissage. Pour Arendt, conformément à son opposition conceptuelle entre social et politique, la discrimination est non seulement attendue dans la sphère sociale, mais nécessaire : comme de nombreux racistes blancs, elle défendrait par conséquent la discrimination raciale comme une habitude sociale et refuserait que l’on impose la déségrégation par le biais de la loi. Son cadre théorique serait ainsi à l’origine d’une hiérarchisation des priorités : elle ne parvient pas à reconnaître que toutes les lois ségrégationnistes se renforcent mutuellement. Le chapitre 3 approfondit cette idée selon laquelle le biais conceptuel distinguant politique, social et privé et l’opposition entre droits politiques et droits sociaux est un problème général dans les textes d’Arendt : le caractère problématique de ses prises de position découle en grande partie de ce choix analytique, en plus des préjugés qu’elle véhicule.
Le chapitre 4 se consacre cette fois à l’ouvrage On Revolution (Arendt, 2013), soulignant qu’Arendt ne met pas l’accent sur un fait évident : l’esclavage institutionnalisé était une des conditions propices à l’établissement des conditions institutionnelles nécessaires à la liberté politique à partir de la Révolution américaine. De même, le problème de l’esclavage lors de la Révolution française n’est pas mentionné, ni même la Révolution haïtienne qui serait pourtant, selon Belle, un exemple parfaitement adéquat pour illustrer les propos d’Arendt sur la révolution en général. Le chapitre 5 s’attache à résumer les travaux d’Arendt sur le racisme, la pensée raciale et l’impérialisme, en particulier dans les Origines du totalitarisme (Arendt, 2002) dans lesquels Belle relève des préjugés dans la manière qu’elle a de décrire les personnes d’origine africaine. Le chapitre 6 cherche lui à faire l’état de l’approche ambivalente, voire incohérente, d’Arendt vis-à-vis de la violence : la thèse principale en est qu’Arendt évoque la violence de façon non-critique ou trop critique selon les contextes. Dans le chapitre 7, Belle revient sur un texte plus tardif, « Reflexions on violence » (Arendt, 1969), constatant que sa compréhension de la question noire n’est pas meilleure. Arendt caractérise les étudiants noirs en général comme incompétents et violents. Le durcissement de son ton serait le résultat du passage du mouvement pour les droits civiques à celui du Black Power et la mise en place de « Black Studies » dans les universités à travers le pays.
La conclusion récapitule le propos de l’ouvrage en affirmant qu’Arendt ne fait aucun lien constructif entre son analyse de la question noire et son analyse de la question juive, qu’elle considère comme politique. On regrette cependant des thèses radicalisées, notamment quand Belle affirme qu’elle fait de la question noire un problème de Noirs et que la position qu’elle adopte est celle des Blancs racistes, alors que les chapitres 1 et 2 présentaient des thèses plus nuancées. Dans la suite de la conclusion, l’interprétation des travaux d’Arendt sur la mentalité élargie, qu’elle présente dans l’article « La crise de la culture » (Arendt, 2000), fait difficulté. Prêtant désormais à Arendt une incapacité à se mettre à la place d’autrui, à l’opposé de cette « mentalité élargie », au lieu d’une insuffisante compréhension des revendications de la communauté Noire, la nuance est vite supprimée à l’appui d’une analyse trop partielle de la mentalité élargie.
En plus des développements sur la mentalité élargie, l’ouvrage comporte d’autres affirmations qui ne vont pas de soi. Tout d’abord, Belle prête à tort des intentions négatives à Arendt, voire interprète certains silences comme éloquents. Elle semble confondre le registre descriptif, qui est celui de On violence (Arendt, 2016), et le registre polémique, celui des articles dans lesquels on s’attend davantage à des positions tranchées, quand elle reproche à Arendt de ne pas être assez critique de la violence dans On violence. Or le fait de ne pas condamner explicitement la violence n’est pas un acquiescement implicite à son utilisation. Belle a néanmoins raison de voir dans « Reflexions on violence », dont le ton est polémique, des propos biaisés et des préjugés. Ensuite, dans On Revolution, Arendt n’analyse pas la révolution haïtienne parce que les Révolutions française et américaine sont des lieux communs accessibles à la plupart des lecteurs ; il est donc assez logique et compréhensible que son intérêt immédiat ne se porte pas sur un espace à la marge de ses centres d’intérêt.
Le présent ouvrage inaugure ainsi un nouveau pan de la réception critique d’Arendt, centré sur la question raciale, dans la continuité du livre de M. Dreyfus, Hannah Arendt et la question juive : pour une relecture (Dreyfus, 2023). Le texte de Belle a le mérite d’être clair et fourni en références, même s’il contient des critiques discutables et des imprécisions. Néanmoins, il a le mérite d’offrir un regard neuf sur la philosophie d’Arendt, plus ancré dans les enjeux politiques et théoriques contemporains. Du point de vue des sciences de l’éducation, l’ouvrage nous garde d’une mobilisation non avertie des travaux d’une philosophe souvent sollicitée quand il est question de l’autorité éducative, en particulier son article « La crise de l’éducation » (Arendt, 2000, pp. 223-252), dont « Reflexions on Little Rock » est considéré comme une illustration. Il est tout à fait pertinent d’avoir à l’esprit les limites tant théoriques que contextuelles de sa pensée, surtout que sa conception de l’école et de l’éducation s’appuie sur la distinction critiquée par Belle entre domaine du social et domaine du politique, ainsi que privé et public.
Bibliographie
Arendt, H. (1961). Condition de l'homme moderne. Calman-Levy.
Arendt, H. (1969). Reflections on Violence. Journal of International Affairs, 23 (1), 1-35.
Arendt, H. (2000). La crise de la culture : Huit exercices de pensée politique (P. Lévy, Trad.). Gallimard.
Arendt, H. (2013). De la révolution (M. Berrane, Trad.). Gallimard.
Arendt, H. (2016). Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine.
Arendt, H., & Arendt, H. (2002). Les origines du totalitarisme (P. Bouretz, Éd.). Gallimard.
Arendt, H., Kohn, J., & Fidel, J.-L. (2009). Responsabilité et jugement. Éd. Payot & Rivages.
Arendt, H., & Lévy, P. (2000). La crise de l’éducation. In La crise de la culture : Huit exercices de pensée politique (p. 223-252). Gallimard.
Belle, K. T., Faye, E., & Basse, B. (2023). Hannah Arendt et la question noire. Éditions Kimé.
Dreyfus, M. (2023). Hannah Arendt et la question juive : Pour une relecture. PUF.
Gines1 , K. T. (2014). Hannah Arendt and the Negro question. Indiana University Press.
Notes
- [←1 ]
K. T. Gines est l’ancien nom de K. T. Belle, qui est resté tel quel pour la version américaine de l’ouvrage.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292