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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : VERDEAU, P. (2025). Des philosophes au sein d’une société savante, lieu de philia et d’éducation. L’exemple de la société toulousaine de philosophie Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-1-lieux-et-acteurs-de-la-philosophie-de-l-education-aux-xixe-et/article/des-philosophes-au-sein-d-une-societe-savante-lieu-de-philia-et-d-education-l]
Des philosophes au sein d’une societe savante, lieu de philia et d’education.
L’exemple de la Societe Toulousaine de Philosophie
Patricia Verdeau
INSPE - Université de Toulouse II - Jean Jaurès
Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs ERRAPHIS (EA 3051)
Université de Toulouse II - Jean Jaurès
Résumé : Les philosophes, qui sont de fait philosophes de l’éducation tant par leur objet que par leur démarche, apprennent des rencontres. La société savante peut en être le lieu, fondé sur une philia dont nous analysons ici la portée éducative. L’exemple de la Société toulousaine de philosophie, en posant dans l’article 1 de ses Statuts la promotion de la parole et de la pensée philosophiques, fait des philosophes qui y interviennent les acteurs d’une construction et d’une diffusion des connaissances. La société savante cultive un degré intermédiaire d’institutionnalisation, entre l’Université et la simple rencontre amicale de philosophes ou d’amateurs de philosophie. La société savante répond à sa manière à la question « qui sont les philosophes de l’éducation ? », en mettant en évidence une identité plurielle, un faire société. À la faveur d’un jeu entre institution et libertés propres et d’une philia fondatrice et structurante, la société savante apparaît comme le lieu de l’expérimentation d’un savoir se faisant.
Mots-clés : société savante, philosophie, philia, libertés, institutionnalisation.
Abstract : Philosophers, who are in fact philosophers of education both by their object and by their approach, learn from meetings. The learned society can be the place for this, based on a philia whose educational scope we analyze here. The example of the Toulouse Philosophy Society, by establishing in Article 1 of its Statutes the promotion of philosophical speech and thought, makes the philosophers who speak in there the actors of a construction and dissemination of knowledge. The learned society cultivates an intermediate degree of institutionalization, between the University and the simple friendly meeting of philosophers or lovers of philosophy. The learned society answers in its own way to the question "who are the philosophers of education?", by highlighting a plural identity, a making society. Thanks to a play between institution and specific freedoms and a founding and structuring philia, the learned society appears as the place of the experimentation of a knowledge in the making.
Keywords : learned society, philosophy, philia, freedoms, institutionalization.
Il faut un sens de l’ouvert pour poser qu’un philosophe est un philosophe de l’éducation, alors que quiconque reconnaîtra sans peine que la philosophie éduque. Il s’agit alors d’effectuer un passage de l’objet au sujet : le philosophe de l’éducation n’est pas uniquement celui qui parle d’éducation, mais celui qui avant tout est inscrit dans une démarche d’éducation (Verdeau, 2021). Le philosophe, ouvert à tous les champs, est amené à relier et corréler ces champs entre eux en prenant en compte une interdisciplinarité et une complexité d’approche propres à une démarche d’apprentissage et d’éducation. Les philosophes se rassemblent, échangent, dans les associations, les colloques, les académies, les sociétés savantes. Par leurs rencontres, les philosophes peuvent progresser, ou non d’ailleurs (certains, malgré les échanges restent campés sur leurs positions) et la démarche d’éducation et d’apprentissage s’en trouve, ou non d’ailleurs, épistémologiquement renforcée.
Ce sera pour nous l’occasion d’aborder la manière dont des philosophes apprennent des rencontres, et jusqu’à quel point, mais aussi comment des sociétés savantes, comme la Société toulousaine de philosophie, sont nées de cette figure de l’ouvert qu’est la philia. Nous prendrons la mesure des enjeux d’une philia comme fondation d’une société savante. Au sein de celle-ci, les philosophes y discutent avec tous les savoirs et se renseignent auprès de divers cercles. Dans la société savante, ils font société avec tous les savoirs. En effet, les sociétés savantes de philosophie favorisent l'interaction entre les philosophes et les autres domaines du savoir. Ces sociétés sont souvent interdisciplinaires et visent à créer un « centre de communication et d'information » et à « travailler au rapprochement des savants et des philosophes » (Société française de philosophie). Cette interdisciplinarité permet d'enrichir la réflexion philosophique en l'alimentant des avancées propres à d'autres disciplines. En dialoguant avec d'autres savoirs, la philosophie reste connectée aux enjeux actuels de la société et de la science. Il ne faut pas alors oublier que cette philia est structurante et inscrite dans un héritage historique. Cette approche renvoie à une tradition, remontant au XIXe siècle, visant à réconcilier différentes tendances philosophiques et à créer un lieu pour tous ceux qui se réclament de la raison (Bourgeois, 2001). Ce dialogue avec les autres savoirs, au sein d’une philia, permet d’interroger le sens et la position des différents problèmes et d’affiner le langage philosophique. Il en va d’ailleurs d’un bénéfice pour toutes les disciplines impliquées.
C’est dans ce sens-là d’ailleurs qu’une société savante, au contraire d’une société close et fermée, est ouverte, au sens bergsonien, et vit, pourrait-on dire, à l’aune d’une aventure de cette ouverture. L'ouverture chez Bergson implique une aspiration vers quelque chose de plus grand, qui pousse à l'action. Pour les sociétés savantes, comme la Société toulousaine de philosophie, l’ouvert prend la marque d’une invitation et, à certains égards, d’une dynamique de démocratisation. Il peut s’agir d’une ouverture à tous les publics, à tous les savoirs, à de nouveaux partenaires (mairie, conseil général, universités, INSPE, associations), dans le sens où la société savante cherche à établir un lien entre la recherche savante et la société civile. À travers l'examen de cette société savante et de la manière dont elle a évolué historiquement, nous nous proposerons d'examiner qui sont ces philosophes qui se réunissent pour transmettre une parole philosophique. Par les objets qu’ils explorent, les philosophes, éducateurs, sont aussi des figures de l’ouvert, parce qu’ils invitent à ce que l’on apprenne de leur démarche et sont amenés à penser leurs inscriptions par rapport à de multiples champs du savoir, dans un degré bien spécifique – que nous examinerons – d’institutionnalisation du savoir.
Comment la figure de la société savante, en l’occurrence la Société toulousaine de philosophie, ouverte à tous les publics, professionnels, amateurs de philosophie et d’autres disciplines, permet-elle d’appréhender, à la faveur même d’une philia fondatrice et structurante, l’identité de ces philosophes et de tous ceux qui se retrouvent, qui s’écoutent, qui apprennent les uns des autres ? De fait, nous analyserons la manière dont une Société qui dans l’article 1 de ses Statuts1 pose la promotion de la parole et de la pensée philosophiques, fait des philosophes qui y interviennent des acteurs d’une construction et d’une diffusion des connaissances. La société savante ne pourrait-elle pas être pensée, de manière bachelardienne, comme le lieu d’une formation permanente, auquel cas les philosophes et philosophes de l’éducation serait aussi philosophes pour l’éducation ? Il y aurait, pour Bachelard, comme une nécessité pour la société de s’organiser pour être pourvoyeuse de culture et d’éducation, mais cette organisation est tout autant le fait de la société que de la science : « Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n'y a de science que par une École permanente. C'est cette école que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l'École et non pas l'École pour la Société » (Bachelard, 1970, p. 252). De fait, la société savante met en évidence des philosophes de l’éducation, à travers une mission éminemment sociétale, scientifique, culturelle et d’éducation. À la question « Qui sont les philosophes de l’éducation », nous voudrions ici faire entrer en résonance ces autres questions : qui éduque qui dans une société savante ? Qui apprend de qui ? En quoi la philia est-elle fondamentalement éducatrice ?
Il y a une liberté de la société savante que l’Université n’a pas, mais il y a une institutionnalisation de la société savante dont la simple rencontre amicale et informelle est partiellement ou quasi exempte cependant. La liberté académique est une notion complexe qui diffère de la liberté d'expression. La société savante et l'Université ont des libertés distinctes pour plusieurs raisons. La liberté académique est une liberté professionnelle spécifique accordée aux universitaires dans le cadre de leurs fonctions d'enseignement et de recherche. Elle est liée à leur statut et à leurs responsabilités particulières. Les sociétés savantes peuvent avoir plus de latitude dans leurs expressions et activités. Bien que la liberté académique et la liberté des sociétés savantes visent toutes deux à promouvoir la recherche et la diffusion du savoir, elles opèrent dans des cadres institutionnels et avec des contraintes différentes, ce qui explique leurs différences en termes de liberté d'action et d'expression. Il nous sera alors intéressant d’examiner ce qu’il advient des philosophes, et possiblement des philosophes de l’éducation, dès lors que leur pluralité devient institutionnalisée.
Parler des philosophes de l’éducation suppose de penser ce pluriel qui prend une dimension bien spécifique, dès lors qu’il est engagé à la faveur d’une société savante. Qui sont ces philosophes ? La question nous renvoie à une identité plurielle, ainsi qu’à un faire société. Toutefois, il faudrait ici être clair : la pluralité n’est pas qu’une pluralité de philosophes et cette pluralité de philosophes prend sens par rapport à d’autres pluralités (publics, savoirs, débats…). Dans la société savante, on y fait aussi société avec un ensemble de savoirs. Par exemple, en tant que société savante nationale, le CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques) rassemble des chercheurs, des experts, des professionnels et des étudiants de différentes disciplines, favorisant ainsi l'échange et la collaboration entre divers domaines de savoir. Dans cette institutionnalisation intermédiaire, se pose alors la question des philosophes comme figures de l’ouvert, invitant, de manière bergsonienne, les autres à penser, à apprendre à penser. Nous verrons tout d’abord comment philosophie, éducation et apprentissage entrent en relation dans une société savante de philosophes fondée sur la figure de la philia. Nous serons ainsi amenés à voir comment la société savante est une société ouverte, en lien avec une formation et un apprentissage permanents, faisant des philosophes des philosophes de l’éducation et pour l’éducation. Enfin, nous verrons comment, à la faveur d’un jeu entre institution et liberté propre à la société savante, ces philosophes font avancer la connaissance, au point que la société savante soit éducatrice dans son identité même et propose finalement une expérience d’éducation.
Une figure de la philia. De la nature d’un lieu et de l’identité de ceux qui construisent des connaissances
Une société savante, comme l’est la Société toulousaine de philosophie dans le domaine de la philosophie, pourrait se définir par une association autour de ce savoir qu’est la philosophie. Cette association donne la parole à des philosophes, à des philosophes de l’éducation, les comprend dans ces membres, mais comprend aussi des érudits, des scientifiques, des experts, mais aussi des amateurs éclairés. La question « Qui sont les philosophes ? » renvoie au fait que ces philosophes sont des invités de la Société savante, ou des membres, mais aussi au fait que leur identité se nourrit d’un rapport aux autres membres, sous la forme d’écoute, d’échanges, de débats. Dans la définition même de la société savante, se joue donc un rapport spécifique au savoir, à sa diffusion et à son appropriation, dans une articulation, chaque fois renouvelée, entre l’enseigner, l’éduquer et l’apprendre. C’est sans doute ce rapport au savoir qui constitue le point commun à la pluralité des personnes participant à la Société savante (philosophes, experts, amateurs…), sans que pour autant, d’ailleurs, ce rapport au savoir définisse ces personnes comme philosophes. Ce rapport serait plutôt engagé par une philia à l’œuvre, en lien avec une amitié, une bienveillance, un lien social.
Étudier comment la philia est un élément structurant d’une société savante conduit à prendre la mesure de tout ce que le concept de philia peut comprendre. O. Battistini en rappelle les différents sens dans la pensée d’Aristote :
Ainsi, sous ce nom, Aristote réunit une extrême diversité de manières d’être et de formes d’actions et d’interactions ou encore de relations humaines privées et collectives dont il s’agit de trouver le point commun. Dépassant la pluralité des amitiés, il veut trouver l’essence de la philia, l’idée d’une amitié parfaite, « la chose la plus nécessaire à l’existence » (1436 b 8), au sein de la polis. Il dit les arguments pour mener les citoyens à cultiver la philia, car elle est utile et juste. La concorde naît de l’amitié, la forme la plus vraie de la justice. Aristote comprend la philia comme un fait humain, par essence. À la fois rationnel et de l’ordre de la passion. Elle se fonde sur la Vertu et elle est une vertu particulière. Elle est échange de bons procédés et bienveillance mutuelle, la réciprocité – antiphilia – et l’égalité, toujours à instaurer ou à restaurer, étant les caractéristiques essentielles de l’amitié excellente. (Battistini, 2020)
Retenons de ces éléments le fait que la philia s’installe dans un processus d’interactions, se cultive, s’instaure, se restaure. En l’occurrence, la société savante met en lien des membres dans un espace et dans un temps souvent cyclique, qui sont aussi des espaces et des temps de la philia. De fait, celle-ci éduque, autant que la société savante de philosophie permet de la cultiver.
Les philosophes s’inscrivent dans cette espèce de triangle théorique, bien spécifique, de l’enseigner, de l’éduquer et de l’apprendre, puisqu’ils sont tour à tous sujets et objets de ces trois actes. Dans le public de la société savante, l’érudit aura appris beaucoup, le scientifique aura suivi une méthode rigoureuse, l’expert se sera spécialisé à la faveur d’une excellence, l’amateur éclairé aura tellement appris qu’il n’est plus tout à fait amateur et, n’étant pas formé malgré tout, est en constante recherche d’éclairage. En tout cas, tous auront compris, dans le public de la société savante, la nécessité bergsonienne de « se refaire étudiant ». Bergson, d’ailleurs, évoque à sa manière une formation tout au long de la vie, puisque, pour lui, la philosophie « exige qu'on soit toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant » (Bergson, 2009, p. 73). Le philosophe doit ainsi être prêt à aborder constamment de nouveaux sujets et même de nouvelles sciences. Bergson souligne qu'un philosophe ne peut pas savoir toutes les sciences, mais il doit s'être mis en état de les apprendre toutes : « […] et aujourd’hui même que la multiplicité des sciences particulières, la diversité et la complexité des méthodes, la masse énorme des faits recueillis rendent impossible l’accumulation de toutes les connaissances humaines dans un seul esprit, le philosophe reste l’homme de la science universelle, en ce sens que, s’il ne peut plus tout savoir, il n’y a rien qu’il ne doive s’être mis en état d’apprendre » (Bergson, 2009, p. 134). Il en va d’une curiosité intellectuelle permanente. En se « refaisant étudiant », le philosophe accepte de remettre en question ses connaissances acquises et d'explorer de nouvelles perspectives, dans le sens d’un progrès philosophique, tel qu’il peut être initié, engagé ou poursuivi au sein de la société savante.
On n’est pas là dans une université où les rôles et les fonctions sont connus, définis et attendus. Pourtant, on n’est pas dans une réunion libre, ni même dans une simple association. La société savante est une institution qu’il conviendra de définir pour prendre la mesure des philosophes qui y interviennent et de ce qu’ils permettent en termes de progrès des connaissances. Il en va souvent d’une valorisation des savoirs locaux, même si en ce qui concerne la Société toulousaine de philosophie, l’ambition d’accueillir des recherches à l’échelle nationale et internationale s’est souvent vérifiée. De manière également institutionnelle, la Société toulousaine de philosophie adhère à une société internationale, l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française (ASPLF), qui replace dans une autre dimension le triangle que nous avons évoqué, savoir-diffusion-appropriation. Comme exemple d’un rapport entre l’international et le local, Georges Bastide avait organisé, en 1956, à Toulouse, un grand Congrès de l'ASPLF. D’ailleurs, des liens originels existent entre congrès internationaux et société de philosophie. En 1900, s’était tenu en Sorbonne, sous la présidence d’Émile Boutroux, le premier Congrès international de philosophie2 . Avec ce congrès, le vœu de Leibniz était réalisé. Le contexte intellectuel était favorable à l’institution des congrès et répondait à un besoin d’échanges en lien avec les progrès techniques des communications et le développement des universités. Dans les années qui ont suivi, de nombreuses sociétés de philosophie sont apparues en France. Qu’en est-il alors de ce contexte intellectuel ? Bernard Bourgeois avait vu dans la fondation de la Société française de philosophie l'aboutissement d'un mouvement « d'institution sociale de la philosophie » au cours du xixe siècle faisant suite à une « institution philosophique de la société » (Bourgeois, 2001) avec la Révolution française de 1789, à la suite des mouvements des Lumières. Pour Xavier Léon, le milieu de la pensée philosophique est amené à se regrouper en une seule communauté, pour tous ceux qui se réclament de la raison. Cette double institution pourrait bien correspondre à deux moments, dont le troisième pourrait les intégrer tout en les dépassant : il s’agirait d’une institution d’enseignement et d’éducation, bien spécifique, en ce que l’on apprendrait des autres dans un degré d’institutionnalisation intermédiaire.
À l’écart d’une institutionnalisation forte telle que celle qui est présente dans une université et d’une institutionnalisation faible ou absente telle qu’on peut la ressentir dans une rencontre informelle, la société de philosophie introduit du jeu dans ce rapport institutionnalisation-apprentissage. Les sociétés savantes ont généralement une structure plus souple que les universités, ce qui leur permet d'être plus réactives aux nouvelles idées et aux changements dans leur domaine d'expertise. Contrairement aux institutions éducatives traditionnelles, les sociétés savantes ne proposent pas de programmes d'études structurés. Elles encouragent souvent la collaboration entre différents domaines de connaissance, favorisant ainsi un apprentissage plus transversal et moins compartimenté que dans les institutions académiques classiques. L'institutionnalisation dans les sociétés savantes est généralement moins formalisée, permettant une plus grande adaptabilité aux besoins de leurs membres et aux évolutions de leur domaine. Les sociétés savantes privilégient souvent les discussions et les échanges entre pairs, plutôt que la transmission verticale. Il en va d’une ouverture aux idées nouvelles liées à un domaine d’expertise. C’est d’ailleurs dans ces conditions que la société savante, ancrée dans une tradition historique et philosophique de philia trouve paradoxalement une modernité dans des modes parfois horizontaux de transmission des savoirs.
C’est sans doute en regardant l’origine des sociétés savantes de philosophie que nous en saurons plus sur l’identité de ces philosophes qui se sont engagés dans des démarches spécifiques d’éducation. C’est à partir de 1920 que furent créées des sociétés de philosophie. « La Société Toulousaine de Philosophie a été fondée en 1928 par l’initiative d’un petit groupe d’universitaires de philosophie » (Société toulousaine de philosophie, 1937, p. 5). À Toulouse comme dans d’autres villes, la genèse d’une Société s’opérait dans des réunions amicales de discussion philosophique qui se tenaient au domicile d’un professeur3 . C’est donc dans un autre lieu qu’un lieu institutionnel que des rencontres se faisaient, dont la vocation était d’aller plus loin dans la constitution d’un savoir, à la faveur de dialogues intellectuels. À Toulouse, le professeur Jean Delvolvé4 avait organisé de telles réunions depuis plusieurs années. Tout se passe alors comme si l’amitié philosophique avait été prise au sérieux, au point d’être constitutive d’une démarche savante, caractérisant l’identité même de ces philosophes. Le siège social de la Société fut fixé à la faculté des lettres où eurent lieu les séances de la Société durant un demi-siècle, lieu finalement naturel et institutionnel d’une société savante. La première séance de la Société, séance fondatrice, eut lieu au début de 1928 avec une communication du professeur Jean Delvolvé. Désormais à Toulouse comme ailleurs, une séance mensuelle était suivie d’une amicale discussion. Cette philia semble constituer une marque des sociétés savantes de philosophie, comme celle de Toulouse peut en témoigner. La philia, concept aristotélicien d'amitié et de lien social, est bien au cœur de l'idée de communauté philosophique. Les sociétés savantes de philosophie incarnent cette notion en engageant des centres d’échanges et de rapprochements entre savants, philosophes, étudiants, amateurs de philosophie. La philia implique un partage, ce qui se reflète dans l'objectif des sociétés savantes de réunir les travaux philosophiques et de faciliter l'échange d'idées entre leurs membres. Les sociétés savantes, en organisant des discussions conduisent à repenser la position des différents problèmes, ce qui correspond à l'idéal de la philia comme base du dialogue philosophique. Plus encore, la philia encourage l'ouverture aux autres domaines de connaissance, ce que les sociétés savantes de philosophie permettent en favorisant des échanges. Il ne faut pas non plus oublier le fait que la philia, telle qu’elle a été conçue par Aristote, a une dimension pratique et politique. Les sociétés savantes de philosophie s'engagent dans des questions concrètes, comme celles qui sont relatives à l'enseignement et à l’éducation. En rassemblant celles et ceux qui se « réclament de la raison », la société savante renvoie bien à l’idéal grec de la philia comme lien entre les citoyens dans la cité. Enfin, il ne faut pas oublier que la philia implique une forme de relation souple et adaptative, qui se reflète dans la capacité des sociétés savantes à évoluer et à s'adapter aux besoins de leurs membres et à leurs questionnements. De fait, la philia, en tant que renvoyant aux concepts philosophiques d'amitié, de partage et de lien social, se manifeste dans la structure, les objectifs et le fonctionnement des sociétés savantes de philosophie, en apparaissant comme une marque distinctive de leur identité et de leur mission.
On pense ici à la forme aristotélicienne d’une amitié éthique, dont parle Dimitri El Murr et qui renvoie à « une réciprocité, une antéphilesis » (El Murr, 2020). Pour Dimitri El Murr, Aristote « trouve le modèle de l’amitié dans la relation égalitaire de deux sages qui cherchent la connaissance ensemble, dans la relation entre pairs, deux hommes pleinement vertueux engagés dans une activité commune, et exerçant ainsi une amitié consciente, réciproque et active » (El Murr, 2020). Chercher à connaître philosophiquement soulève une question fondamentale d’éducation, puisqu'il s’agit d’apprendre de l’autre. De fait, dans ce genre de réunion, tous n’ont pas la même culture philosophique, mais la philia engage une espèce d’équilibre entre la ressemblance, la dissymétrie et tout de même une égalité dans la volonté de construire ensemble une connaissance en apprenant de l’autre, et même d’un savoir autre. Par exemple, des savoirs issus du domaine de la médecine, de l’astronomie, du droit viennent mettre à l’épreuve, le cas échéant, une philosophie de la nature, du sujet, du monde. La philia s’inscrit dans la mémoire des banquets et des agoras, à la manière d’une condition de possibilité de la philosophie et de son perfectionnement.
Une société de philosophes ouverte à une co-construction, à un co-engagement, en lien avec une réflexion sur un rapport aux autres
C’est dans ces conditions que Dimitri El Murr reprend l’expression de Jacques Brunschwig, celle d’un « cogito paradoxal » (Brunschwig, 1983) qu’il met en lien avec une manière grecque de connaître son âme grâce à l’autre : « Il serait intéressant à plus d’un égard de relever les traces, dans la pensée grecque, d’une sorte de cogito paradoxal, qui pourrait se formuler ainsi : je me vois (dans mon œuvre, ou dans quelque autre des projections de moi-même qui ont été énumérées ci-dessus) donc je suis ; et je suis là où je me vois : je suis cette projection de moi que je vois. » (Brunschwig, 1983). C’est dans ces conditions que la philia est « acte » de connaissance et « condition » de connaissance. C’est donc au sein d’une diversité que les sociétaires toulousains échangeaient : il y avait des professeurs de l'université (faculté des lettres, de droit et des sciences), de l’Institut catholique, des professeurs de lycée, quelques autres intellectuels, mais aussi des scientifiques et quelques juristes. Aujourd’hui, cette diversité des publics s’est maintenue. Même si actuellement la Société toulousaine de philosophie n'est pas inscrite au sein de l'université, elle entretient des liens serrés avec les universitaires qui y prononcent régulièrement des conférences et elle va aussi y proposer des conférences. Alors que, professeur à l’INSPE de Toulouse, menant des recherches en philosophie de l’éducation, j’étais présidente5 de la Société toulousaine de philosophie entre 2006 et 2016, nous avons pu contribuer à faire de la Société toulousaine de philosophie un lieu d'accueil, non seulement de philosophes reconnus à l’échelle nationale et internationale, mais aussi de doctorants et d'étudiants de master MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) qui peuvent y présenter leurs recherches, de manière qu’éduquer à une parole philosophique puisse émaner de cette pensée vive, actuelle, en train de se constituer, telle qu’on la trouve chez les chercheurs. Les futurs professeurs et chercheurs s’essayent à une parole et une pensée philosophiques en diffusant ainsi un état de leurs recherches, dans une réciprocité croisée entre éducation et apprentissage et devant un public dont la curiosité et les centres d’intérêts multiples sont eux-mêmes éducateurs et obligent des conférenciers à être des figures de l’ouvert. Les étudiants de Master MEEF (INSPE de Toulouse), issus donc d’une institution d’éducation, devenus professeurs, ont pu, par la suite, être membres et même présidents de la Société toulousaine de philosophie6 .
Entre les grandes figures historiques de la Société toulousaine de philosophie, se tissent des éléments de débat autour de questions d’éducation, comme si la société savante ne cessait de s’interroger sur ses caractéristiques essentielles. Georges Bastide fit une philosophie de l’engagement dans une démarche réflexive :
« Ce témoignage que nous devons sans cesse ouvrir, réfléchir et agir, est celui de l'exigence de l'unité de la valeur, mais cette unité, toujours présente, n'est jamais réalisée. Ce qui est réalisé, au contraire, c'est le déchirement. Toute problématique de l'être est une expérience de l'échec, toute problématique de la connaissance une expérience de l'erreur, toute problématique de la valeur une expérience du mal. Dans sa démarche initiale la réflexion n'est que la constatation douloureuse du malheur de la conscience. Le scrupule est l'intériorisation par la personne de ce déchirement de la valeur. La vraie réflexion ne saurait donc être que réflexion scrupuleuse. » (Lacroix, 1969)
Georges Bastide présida le grand congrès de 1956 à Toulouse sur « L’homme et son prochain », comme s’il s’agissait, pour une association ou un ensemble d'associations, de s’interroger, d’interroger la relation à l’autre. Auparavant, Jean Delvolvé avait, dans son enseignement, articulé pédagogie et philosophie morale (quatre publications entre 1902 et 1923 dans la Revue pédagogique). Bruno de Solages avait, en 1946, publié Dialogue sur l’analogie, un recueil de communications et de discussions de toute une année sur ce sujet. Cet exemple montre à quel point la Société toulousaine de philosophie avait engagé une démarche de recherche, d’éducation et d’apprentissage, à travers un dialogue progressif et repris à bien des reprises tout au long d'une année sur un sujet aussi technique que celui de l’analogie. On peut imaginer tout ce que l’on peut apprendre d'un dialogue aussi long et complexe. Georges Hahn, qui fut une figure de la Société toulousaine de philosophie, s’était lui aussi intéressé à ces singularités qui se rencontraient : « Toutes les épreuves douloureuses de non-communication, de non-relation, d’inappartenance, paraissent cependant présenter quelques rapports avec une même expérience vécue : la singularité, pour une grande part inexprimable et irréductible du sujet humain. (...) Un pléonasme méridional, d’une remarquable puissance d’expression, nous parle de “cet étranger qui n’est pas d’ici”, sans avoir à préciser davantage d’où il vient, ni même s’il jouit d’une quelconque appartenance. Or c’est en ce sens que tout homme est singulier ou risque de le devenir » (Auriol, 1995). De son côté, Alain Guy, spécialiste de philosophie ibérique, fit découvrir, à bien des points de vue, la figure de l’autre. Et il y a bien toujours une ou des altérités dans la pluralité constituée par une société de philosophes, de fait, ouverts aux autres. Et la Société savante s’est ainsi interrogée sur qui sont les philosophes dans leur pluralité. Or, ces échanges sont tout à fait caractéristiques d’une philia, constamment attentive à la relation qui la porte, ainsi qu’aux membres de cette relation. Dans la société savante, il en va d’une manière d’être ensemble en acte : « Dès lors, parce que ce que nous aimons, au fond, c’est être, et être en acte, et parce que, animal politique qu’il est, l’homme ne peut atteindre son energeia sans les autres, la philia s’avère le lieu où s’échangent nos possibilités d’être » (Perrin, 2007). On voit, à partir de ces éléments, à quel point la philia propre à la société savante et telle qu’elle peut s’y cultiver est éminemment éducatrice.
Ces philosophes qui se réunissent autour d’une diffusion et d’une promotion de la parole philosophique ont une identité construite par leur discours. À la question « Qui sont les philosophes de l’éducation ? », on peut répondre : ils sont ceux qui réfléchissent sur la relation qui les unit entre eux et qui les unit aux autres. La question « Qui sont… » pose la question d’une identité plurielle, en lien avec ce que produit une association. Ils sont ce qu’ils construisent ensemble. Et inversement, ce qu’ils construisent ensemble leur donne une identité. Il y a dans la philia de la société savante une solidarité d'association, qui dans l’histoire de la Société toulousaine de philosophie est allée très loin. En effet, quelle ouverture à l’autre, quel co-engagement, quelle co-responsabilité plus grands que ceux de s’occuper de l’autre, voire de sauver l’autre ? On peut ici citer la manière dont Bruno de Solages, cofondateur de la Société, vint trouver, en 1940, ses amis, membres également de la Société toulousaine de philosophie, Jankélévitch et Meyerson : « Lorsque le statut des Juifs est décrété, Mgr Bruno de Solages, Recteur de l’Institut catholique, vient trouver ses amis Jankélévitch et Meyerson, membres de la Société toulousaine de philosophie, exclus de leurs postes d’enseignants, pour leurs manifester sa sympathie et leur offrir l’asile à l’Institut catholique. » (Schwab, 2017). Là où l’on voit qu’une société de philosophie est tout de même institutionnelle, c’est que Jankélévitch, professeur, a été obligé d’enseigner et de parler dans les lieux encore moins institués. Jean-Paul Valabrega7 rappelle ce point :
« J’ai connu Vladimir Jankélévitch dans la période la plus dramatique de notre histoire contemporaine : en 1940, à la fin de ce qu’on a appelé la “drôle de guerre” avec une stupidité et une inconscience qui en préfiguraient d’autres. […] Cela se passait à Toulouse, où nous étions démobilisés, Jankélévitch comme jeune professeur et moi comme étudiant plus jeune encore. Le Languedoc est ainsi devenu pour nous une sorte de patrie provisoire, à la fois chère à nos cœurs et marquée de tragédie, une terre en tout cas que nous n’oublierons jamais de notre vivant. Il y avait là Jean Cassou, Albert Bayet, Georges Friedmann, Paul Vignaux, Silvio Trentin, Ignace Meyerson, Jean-Pierre Vernant, bien d’autres encore parmi les survivants et le plus grand nombre hélas de disparus. […] Je me souviens encore que pour résister à ce régime fasciste et policier qui nous faisait toucher le fond de l’ignominie, nous avions – parmi d’autres tâches plus dangereuses – créé une sorte d’Université libre, c’est-à-dire clandestine, qui se réunissait dans l’arrière salle d’un café, entre les joueurs de manille et ceux de billard. Et c’est là que Jankélévitch a fait ses cours, aussi longtemps qu’il a été possible sans risquer un coup de filet policier qui nous aurait été à tous fatal. Il nous parlait de l’absolu, de vertu, de la mort. » (Schwab, 2017)
C’est dans le creux d’un tel trouble que l’on prend la mesure d’une quasi-institutionnalisation de la Société toulousaine de philosophie, à mi-chemin entre l’université et l’université libre. La Société toulousaine de philosophie avait, à certains égards, produit, dans l’horreur d’une période troublée, comme un prolongement, un autre lieu de diffusion de la parole philosophique, d’éducation à la parole philosophique. Toutefois, ces réunions-là n’avaient rien d’un café philosophique. Non instituées, mais dans le sillage d’une institutionnalisation variée (Université, Société toulousaine de philosophie), elles bénéficiaient d’un degré d’institutionnalisation symbolique, à mi-chemin entre une relation universitaire et une relation de société savante, sans que l’une ne pâtisse de l’autre. Nous pouvons prendre ici la mesure d’une identité des philosophes, en lien avec la relation d’enseignement, d’éducation et d’apprentissage qu’ils engagent.
La société savante de philosophes comme lieu d’un savoir se faisant
Progresser est bien l’enjeu d’une réunion instituée de philosophes, à partir de laquelle grandit un rapport à la parole philosophique, et pour les philosophes eux-mêmes une distance par rapport à leurs propres pensées. Combien d’ouvrages ont vu leur genèse dans des échanges ou des conversations autour d’un colloque, d’une réunion ? A contrario, prononcer une conférence à la Société toulousaine de philosophie a pu, bien des fois, être l’occasion d’un progrès de la pensée, visible par exemple chez Georges Canguilhem, qui prononça une communication le 26 février 1938 (Lecourt, 2016, p. 49-69). Dominique Lecourt met en évidence comment une conférence prononcée à la Société toulousaine de philosophie a été l’occasion pour Georges Canguilhem d’une confirmation, d’une précision et d’une amplification de sa pensée :
L’initiative de la technique est dans les exigences du vivant, l’élan qui la porte n’attend pas la permission du théoricien. La technique doit être pensée comme « création ». Ce que confirme, précise et amplifie sa communication du 26 février 1938 à la Société toulousaine de philosophie sous le titre d’Activité technique et création. Ce texte se présente comme une critique approfondie du scientisme et laisse percer une inspiration nietzschéenne par un bref montage de citations de L’Origine de la tragédie : « Le problème de la science ne peut être résolu sur le terrain de la science… Il faut considérer la science sous l’optique de l’art et l’art sous l’optique de la vie… » La formule comtienne « savoir pour prévoir afin de pouvoir » est donc aussi trompeuse que célèbre. C’est en réalité la technique qui est première par rapport à la science.
Dans ces lignes, on lit comment la conférence à la Société toulousaine de philosophie a permis des progrès d’une pensée, des progrès de recherche, même si ce n’est pas toujours le cas. Il en va d’une philia plus ou moins féconde. Certaines conférences vont modifier des représentations quand d’autres vont ouvrir à une culture philosophique nouvelle, quand d’autres encore vont, sans doute exceptionnellement, faire évoluer une œuvre philosophique. Les philosophes réunis apprennent, malgré les résistances, les objections, les divergences. L’association des philosophes est éducatrice, se fait expérience d’éducation. Les philosophes éducateurs, ensemble, sont en progrès. En tout cas, nombre d’objets de recherche – nous en avons tous été témoins – ont trouvé leurs origines dans des conversations entre intellectuels, dont la réunion est favorisée par les activités d’un congrès, d’un colloque ou d’une société savante, comme si une espèce de constante dialectique était à l’œuvre entre une philia et une démarche plus individuelle liée à un objet de recherche philosophique.
La Société toulousaine de philosophie avait proposé, en 2005, un colloque sur philosophie et éducation. Qui étaient alors, au sein de cette société savante, les philosophes de l’éducation ? Il s'agissait notamment de Michel Nodé-Langlois, professeur de Première supérieure au Lycée Pierre de Fermat, qui avait proposé une communication intitulée « Éducation et philosophie ». Alain Complido, professeur de philosophie à l’IUFM de Lyon avait donné comme titre à son intervention, « Laïcité scolaire et enseignement du fait religieux » et Evanghelos Moutsopoulos, membre de l’Académie d’Athènes, en lien avec sa philosophie des valeurs, avait prononcé une conférence sur « Une valeur permanente : l’éducation ». Autrement dit, il s’agissait d’un professeur de classes préparatoires spécialisé dans l'enseignement de la philosophie, un ami local de la Société toulousaine de philosophie qui avait souhaité traiter de la question de l’éducation, d’un spécialiste provenant d’un établissement spécialisé autour des questions de formation et d’éducation et lui-même philosophe de l’éducation, ainsi que d’un philosophe d’envergure internationale qui a souvent rencontré dans ses écrits la question de l’éducation. Le colloque autour de questions de philosophie et d’éducation prolonge l’esprit de dialogue présent à la Société toulousaine de philosophie, en faisant dialoguer des chercheurs, des problèmes, des démarches, de foyers à partir desquels une pensée s’élabore. Il s’agit, en outre, de dialoguer sur une démarche de formation et d’éducation, si propre à la société savante, comme si la société savante interrogeait l’une de ses ambitions constitutives, sa philia fondatrice. La Société toulousaine de philosophie, en proposant ce colloque, avait engagé le chemin de la philosophie à l’éducation, pendant que les trois philosophes allaient et venaient entre éducation et philosophie. Les philosophes de l’éducation sont ces philosophes qui, à la faveur de cet objet qu’est l’éducation, interrogeaient, dans ce contexte-là, autant l’éducation que la philosophie. Dans une perspective assez proche, Bernard Hubert, vice-président de la Société toulousaine de philosophie avait proposé de réfléchir sur cette citation de Pindare « Deviens ce que tu es, en l’apprenant » (Hubert, 2007). Au sein de la société savante, les philosophes et les philosophes de l’éducation sont aussi philosophes pour l’éducation.
La Société toulousaine de philosophie, comme d’autres sociétés savantes, comprend chez ses auditeurs, parfois seulement amateurs de philosophie ou élèves, jeunes étudiants, cette part de libertés naissantes, dont parle Anatole de Monzie dans ses Instructions. Encore faut-il que dans un jeu d’unité et de pluralités, des idéologies, des écoles, des courants soient respectueux de ces libertés en cours de construction et ne viennent pas mettre à mal ce que telle ou telle société savante doit comporter de désorientations nécessaires, au sens d’une démarche anthropologique, pour qu’une telle association reste un lieu éducateur et de diffusion de la parole philosophique. Se pose ici la question de ce que doit être une communauté de philosophes, pour que cette communauté évolue autour d’une dynamique éducative et éducatrice. L’enjeu est bien d’être attentif aux hypothèses émises, tout en les examinant et sans remettre en cause des libertés en construction. Il en va d’un esprit de tolérance. Nous retrouvons ici une philia, entendue comme amitié caractérisée par la bienveillance, l'entraide et le respect mutuel et fondant, à certains égards, la société savante comme communauté. La philia implique une tolérance qui engage elle-même un effort sur soi-même, une capacité à relativiser son point de vue et à suspendre ce qu'il y a d’insuffisamment pensé dans ses propres convictions. La philia de la société savante suppose alors une attention à un juste équilibre entre convergences et divergences dans un espace libre d’expression, au sein d’une communauté attachée à la raison, mais vivant aussi de ses passions. À ce titre, la philia peut être fragile et mérite qu’on y soit constamment attentif. La société savante, comme communauté de philia, est alors à interroger dans son rapport avec une communauté scientifique.
L’Académie, fondée à Athènes par Platon en 387 av. J.-C, fut l’un des premiers exemples de communauté scientifique. Platon et ses disciples y débattaient de problèmes philosophiques mais surtout scientifiques, de mathématiques et de géométrie. L’enseignement y était ouvert à tous (hommes comme femmes, même si celles-ci y étaient minoritaires) et n’était pas payant. On pourrait y voir une préfiguration des sociétés savantes, où l’on rencontre des acteurs d’élaboration et de diffusion d’un savoir et d’une connaissance philosophiques. Si les lieux de savoir ont d’abord été des bibliothèques (Alexandrie, Bagdad et sa Maison de la Sagesse), l’institutionnalisation du savoir, nécessaire à sa structuration et sa pérennisation, est apparue avec les universités, mais on n’est pas si loin que cela des sociétés savantes, puisque le terme « universitas » désigne à l’origine « l’ensemble formé par les étudiants et les professeurs ». Cette institutionnalisation de fait se poursuit ou bien se prolonge avec la constitution des sociétés savantes, c’est-à-dire de communautés scientifiques qui agissent dans le sens du progrès des sciences et du savoir humain. Par rapport à la question « Qui sont les philosophes de l’éducation ? », la dynamique de la société savante renvoie à cette autre question : comment progressent les philosophes de l’éducation, ou comment progressent les philosophes dont l’éducation est une préoccupation majeure ? La Société savante, comme nous l’avons vu, permet ce progrès, avec une démarche de promotion de la parole philosophique, mais aussi une démarche fondamentale d’expérimentation. Les débats qui accompagnent les conférences peuvent permettre aux conférenciers et notamment aux jeunes chercheurs, d’expérimenter des hypothèses, des directions de recherche, d’affiner, de préciser leurs pensées, même si souvent la société savante est plus l’endroit d’une pensée qui s’essaie que d’une pensée qui se construit véritablement. L’identité des philosophes au sein de la société savante est une identité qui a partie liée avec toutes les composantes d’une dynamique d’éducation. C’est ainsi qu’avancent le savoir et la connaissance philosophiques dans une société savante où le savoir est se faisant, toujours en cours de constitution. C’est dans ces conditions que la philia propre à la société savante nous renvoie à un jeu de réciprocités et fait de la société savante une société hospitalière, fabricatrice de lien social. La société savante de philosophie est fondamentalement éducatrice et ouverte. Apprendre des autres en est l’activité philosophique fondamentale.
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Notes
- [←1 ]
Statuts de la Société toulousaine de philosophie. Article 1er : « Une Association est fondée à Toulouse sous le nom de “ Société toulousaine de philosophie”. Elle a pour but de promouvoir les études philosophiques par des réunions, des discussions entre philosophes et curieux de philosophie, et par tous autres moyens appropriés, notamment par toutes publications relatives à des travaux que pourraient lui permettre ses ressources. »
- [←2 ]
Lors de ce premier congrès, il fut décidé d’en organiser un tous les quatre ans dans les grands centres intellectuels. L’ASPLF est née le 5 août 1937, à la Sorbonne, à la fin du IXe Congrès international de philosophie (Congrès Descartes). L’Association tient, tous les deux ans, un congrès dont elle confie l’organisation à une Société membre qui, le plus souvent, est liée à une université. Ainsi, chaque société organisatrice d’un congrès choisit un thème. Toute personne inscrite au congrès peut y présenter une communication. Tous les congrès donnent lieu à une publication qui est toujours confiée à la société organisatrice.
- [←3 ]
Nous tenons ces éléments précis d’un document manuscrit laissé par Jean-Marc Gabaude, professeur émérite de philosophie de l’université de Toulouse II – Jean Jaurès. Il fut président de la Société toulousaine de philosophie.
- [←4 ]
Jean Delvolvé (1872-1947) est agrégé de philosophie et docteur ès lettres en 1906. Enseignant de pédagogie et de philosophie morale, il est maître de conférences, puis professeur à la faculté des lettres de l'université de Montpellier (1909-1922). À partir de 1922, il enseigne à la faculté des lettres de l'université de Toulouse. Il est membre fondateur de la Société toulousaine de philosophie.
- [←5 ]
Trésorière depuis 2020 de la Société toulousaine de philosophie, vice-présidente de la Société toulousaine de philosophie de 2016 à 2020, présidente de 2006 à 2010 et de 2012 à 2016, vice-présidente de 2010 à 2012, j’ai pu prendre la mesure de relations fructueuses entre Université et société savante. Le degré d’institutionnalisation différent conduit les philosophes à des expériences d’enseignement, d’apprentissage et d’éducation quelque peu différentes. La société savante met un peu de jeu dans le rapport identité/expérience, au point qu’elle propose des relations qui lui sont propres.
- [←6 ]
Christian Loubère (président de 2017 à 2021), Julie Navarro (actuelle présidente depuis 2022) ont ainsi été amenés à présider la Société toulousaine de philosophie.
- [←7 ]
« Jean-Paul Valabrega (1922-2011) est un philosophe et psychanalyste français. À Toulouse, dans la clandestinité, il suivit les cours de Jankélévitch, notamment dans l’arrière-salle du café du Capitole. Il mena des activités au sein de la Résistance. » (Schwab, 2017)
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292