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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : MOLE, F. (2025). La question sociale chez quelques philosophes spiritualistes de l’éducation et chez Ferdinand Buisson Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-1-lieux-et-acteurs-de-la-philosophie-de-l-education-aux-xixe-et/article/la-question-sociale-chez-quelques-philosophes-spiritualistes-de-l-education-et]

La question sociale chez quelques philosophes spiritualistes de l’éducation et chez Ferdinand Buisson

Frédéric Mole 
Université Jean Monnet Saint-Étienne
Unité de recherche Éducation, Cultures, Politiques
 

 

Résumé : Ce texte étudie l’engagement de représentants du spiritualisme français – courant majeur de la philosophie du xixe siècle – dans le domaine de l’éducation morale. Il examine en particulier la façon dont ces philosophes abordent et prennent en charge la question des inégalités sociales dans le cadre de leur philosophie morale. En s’attachant au rôle joué par Paul Janet au sein du Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) en 1882 durant l’élaboration des programmes d’éducation morale, l’analyse montre comment ce courant philosophique promeut un conservatisme social caractéristique de son système de pensée. Le texte examine également la façon dont Ferdinand Buisson, philosophe et directeur de l’enseignement primaire, se démarque de ce courant philosophique, tout particulièrement sur les questions morales et sociales, lors des débats qu’il conduit au sein du CSIP. 

Mots-clés : Éducation morale, Ferdinand Buisson, inégalités sociales, spiritualisme 

Abstract : This text examines the involvement of representatives of French spiritualism – major current of nineteenth-century philosophy – in the field of moral education. In particular, it examines how these philosophers addressed and dealt with the issue of social inequality within the framework of their moral philosophy. Focusing on Paul Janet's role within the Conseil Supérieur de l'Instruction Publique (CSIP) in 1882 during the development of moral education programs, the analysis shows how this philosophical current intends to promote a social conservatism characteristic of its system of thought. The text also examines how Ferdinand Buisson, philosopher and director of primary education, distanced himself from this philosophical trend, particularly on moral and social issues, during the debates he led within the CSIP. 

Translated with DeepL.com (free version) 

Keywords :  Moral education, Ferdinand Buisson, social inequalities, spiritualism 

Introduction

« Moraliser les enfants des classes les plus pauvres a été la finalité principale de l’école primaire sous l’Ancien Régime scolaire ; elle demeure au centre des préoccupations des réformateurs républicains », remarquait Laurence Loeffel ; mais elle ajoutait : « tout laisse à penser, cependant, qu’en 1882 cette mission doit être envisagée en des termes neufs » (2003, p. 20). Comment faut-il entendre le projet d’une moralisation des enfants des classes populaires ? Il ne s’agit pas seulement du souci d’assurer chez eux les conditions d’une conduite morale ; un tel projet renvoie aussi implicitement à l’idée de susciter dans la jeunesse une disposition à l’acceptation des inégalités sociales, de défier en elle toute propension à la rébellion, de prévenir en somme le péril des classes dangereuses. « Impérial, royal ou républicain, l’État postrévolutionnaire veut renforcer l’unité nationale et gouverner les esprits » expliquent Luc, Condette et Verneuil (2020, p. 58). La présente étude cherche à préciser dans quelle mesure l’éducation morale républicaine se trouve en continuité et/ou en rupture avec un mode d’inculcation comportemental propre à des régimes politiques et scolaires ancrés dans la préservation d’un ordre social inégalitaire.  

Il s’agit notamment d’étudier comment des philosophes qui inscrivent leur pensée dans un cadre spiritualiste prennent en charge l’une des questions alors les plus prégnantes – la question sociale – et comment ils élaborent une philosophie de l’éducation comprenant une doctrine morale relative à la pauvreté, à la richesse, aux inégalités sociales. Il importe tout particulièrement d’examiner comment cette question est prise en compte dans la conception de l’éducation morale à un moment où la doctrine philosophique spiritualiste joue un rôle central dans les instances ministérielles de la iiie République, dans le cadre des travaux du Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) portant sur l’élaboration des programmes scolaires, en 1882.

Doit être aussi examinée le rôle et le positionnement de Ferdinand Buisson, principal animateur du CSIP durant cette période, vis-à-vis des positions et options spiritualistes qui s’expriment au sein de cette instance. Pierre Ognier a mené sur l’élaboration de la morale laïque durant cette période une riche enquête où il montre que la philosophie spiritualiste – et ses affirmations métaphysiques sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme – « a fonctionné comme un cadre d’inspiration dans lequel Buisson, Pécaut, Steeg, Marion, Darlu et bien d’autres se sont insérés sans difficulté » (2008, p. 14). Il s’agit donc aussi d’interroger cette hypothèse d’un spiritualisme de Buisson à la lumière des convictions sociales qu’il a construites et développées tout au long de son parcours intellectuel et politique, du protestantisme libéral au socialisme (Husser, 2012, 2019 ; Brunet-Giry, 2014 ; Cabanel, 2016 ; Mole, 2010, 2018). Les controverses qui se développent à ce moment historique crucial permettent de discerner des philosophies de l’éducation morale très divergentes. 

 

La philosophie spiritualiste et ses combats

Nébuleuse complexe, le spiritualisme connaît des variations au cours du xixe siècle. On peut cependant dégager une ligne de force doctrinale. Dans La Philosophie du bonheur, Janet, figure majeure de la philosophie spiritualiste universitaire de la seconde moitié du xixe siècle, professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne de 1864 à 1898 (Charle, 1986), l’exprime de la façon suivante :

« Quoi qu’on fasse, il y aura toujours dans la vie de l’homme une inconnue dont aucune formule sociale ne pourra donner la raison. Cette inconnue, c’est la partie de l’âme qui touche à l’infini et qui témoigne d’une destinée infinie. La vie terrestre, lui donnât-on les plus grands objets, ne peut embrasser tout l’homme ; il y a toujours un je ne sais quoi qui s’échappe, qui se sent captif dans la cité de la terre et appelle une cité de Dieu » (1873, p. 417).

À partir de l’idée d’une finitude de la vie matérielle et sensible, le spiritualisme définit l’homme comme celui que sa conscience (mais ici : son âme) porte au-delà de cette existence temporelle dans laquelle il pressent qu’il ne pourra s’accomplir pleinement. La première expérience métaphysique et morale est, au fond, celle d’un inassouvissement. Tout ce qui se donne comme mode de réalisation de l’humain dans la vie terrestre, en particulier dans la vie sociale, ne peut constituer une réponse au désir d’infini présent en l’homme. L’âme, par son immatérialité et son éternité, est ce par quoi l’homme tend à dépasser toute finitude et à s’éprouver comme participant à un ordre divin.

Libérale – en ce qu’elle veut affranchir l’individu de ce qui pèse sur son existence matérielle et qu’elle conçoit le religieux indépendamment des dogmatismes ecclésiastiques –, la philosophie spiritualiste condamne et combat par ailleurs toutes les philosophies émergentes qui affirment la possibilité pour l’humanité de se réaliser pleinement dans le cadre de son existence sensible et temporelle, en particulier le matérialisme, le positivisme et le socialisme. Regardant la vie terrestre comme une captivité, cette philosophie se donne notamment pour objectifs de convaincre du caractère illusoire de toutes ces nouvelles conceptions du monde social. Un autre philosophe spiritualiste, Elme-Marie Caro (1826-1887), professeur de philosophie à la Sorbonne de 1864 à sa mort, précise les enjeux de ce combat : « la plupart des religions nouvelles qui abondent autour de nous ne sont pas autre chose que l’idolâtrie de l’homme. Il est temps de combattre cette forme nouvelle de l’athéisme, l’athéisme humanitaire » (1887a, p. 40). Auteur un peu oublié mais très lu à lépoque (si on en juge par les nombreuses rééditions de ses ouvrages), polémiste redoutable au style souvent pamphlétaire, Caro voit dans le spiritualisme l’indépassable philosophie du xixe siècle. Déplorant un « sens du divin » en péril, il déclare vouloir « combattre les doctrines qui corrompent l’homme par des apothéoses insensées » (pp. 37-38), le danger de ces doctrines athées consistant dans leur prétention démesurée à satisfaire le besoin d’idéal et d’infini dans l’existence temporelle :

« L’homme a besoin d’un idéal. Si le ciel est vide pour lui, s’il n’y a pas une autre vie dans laquelle il croie et il espère, il portera cette idée de l’infini dans la vie présente et agrandira, outre mesure, par l’effort de son imagination, l’horizon étroit où s’encadre sa destinée terrestre » (Caro, 1887a, p. 55).

Autrement dit, des hommes abandonnés – ou s’abandonnant – à l’ambition déraisonnable de voir leur désir d’infini satisfait dans le cadre de leur existence temporelle constituent une grande menace, ce genre d’espérance pouvant être associée à des visées de transformation sociale, illusoires et dangereuses : « Inventer un homme qui ne connaîtrait plus la douleur, une société d’où la misère disparaîtrait avec l’inégalité des conditions […], tout cela est le rêve de l’orgueil et l’utopie des imaginations sensuelles » (Caro, 1887a, pp. 59-60).

Remarquons d’abord ici un trait récurrent de la stratégie argumentative spiritualiste : associer, dans un même argument, le thème des inégalités sociales à celui de la santé physique, comme s’il s’agissait en quelque sorte de deux phénomènes naturels soustraits de manière analogue à tout pouvoir humain. Et comme il est absurde et vain de combattre une réalité naturelle, l’ambition de transformer la société ne peut conduire qu’à d’« âpres convoitises » et à des « appétits violents ». Prétendre ouvrir l’horizon de l’existence temporelle de l’humanité, porter lidée de linfini dans la vie présente, dans la vie terrestre – ce que Caro appelle « lidôlatrie humanitaire » –, c’est notamment la grande faute du positivisme et du socialisme.

Mais comment empêcher que ne se développe en l’homme « cette partie tumultueuse qui, déchaînée, renverse l’ordre social et le détruit » ? L’« amour du bien » ne saurait y suffire, ni même la crainte de la loi ou de l’opinion : seule « la salutaire terreur d’une autre vie où tout se retrouve, se compense et se paye » peut dissuader les individus d’une telle illusion matérialiste et préserver l’ordre social. Pour Caro, seul le « pressentiment de la vie future » dispose à « se montrer docile aux injonctions de la loi morale » (Caro, 1887b, pp. 88-89). La croyance religieuse est la condition indispensable de la moralité. « Que sont toutes les tribulations du monde, ses douleurs, ses injustices, pour qui se sent immortel ? » écrivait Jules Simon en 1854 (p. 444).

 

La question sociale dans l’éducation morale spiritualiste

Les spiritualistes revendiquent le droit de « travailler à rendre les hommes moins barbares, […] soit par la contrainte des lois humaines, soit par l’idée religieuse des sanctions » (Caro, 1887b, pp. 89-90). Il y a donc bien une philosophie de l’éducation au cœur même du spiritualisme, principalement une philosophie de l’éducation morale. De quelle façon la question sociale y est-elle traitée ? Comment cette question se situe-t-elle à l’intérieur de la conception de l’éducation morale développée par Paul Janet en particulier, dans ses œuvres philosophiques d’abord, mais aussi dans ses contributions aux débats au sein du CSIP, lorsque se discutent et s’élaborent les programmes de l’institution scolaire ferryste ? Quelle responsabilité ces philosophes endossent-ils et quel objectif politique poursuivent-ils lorsqu’ils investissent ainsi les questions éducatives et scolaires ?

Avant d’examiner le rôle important joué par Janet durant cette phase de constitution de la pédagogie morale républicaine, au sein du CSIP, il faut aborder sa conception de la question sociale. Régulièrement évoquée dans ses ouvrages, parfois à travers de brèves considérations d’économie domestique, cette question s’inscrit dans le cadre d’une analyse morale. Un chapitre de ses Petits éléments de morale portant sur les « devoirs envers les biens extérieurs » explicite le fondement de sa doctrine sociale. L’argumentation consiste en une application directe du principe central du spiritualisme, à savoir l’affirmation d’une vocation de l’âme humaine à se rendre indépendante de la vie matérielle :  

« Le devoir ne pas être asservi en esprit aux biens matériels entraîne, comme son corollaire, le devoir de supporter la pauvreté, si elle vous est imposée par les circonstances » (Janet, 1890, p. 70).  

Si Janet reconnaît que « le pauvre doit chercher sans doute à améliorer sa condition par son travail », en revanche tout état d’esprit protestataire ou revendicatif est exclu : « Ce qu’il faut interdire, et surtout s’interdire à soi-même, c’est ce mécontentement inquiet et envieux qui fait notre malheur et celui des autres. Il faut savoir se contenter de son sort, comme dit la vieille sagesse » (Ibid.) 

Cette dernière recommandation appelle plusieurs remarques. D’abord, si la formule il faut s’interdire à soi-même s’adresse à un sujet moral, l’injonction il faut interdire paraît plutôt une injonction adressée à un directeur de conscience, ou même à l’État éducateur lui-même. Autrement dit, prévenir tout mécontentement social relèverait d’une responsabilité politique, par exemple d’une institution scolaire. Ensuite, il faut remarquer que ce mécontentement est interprété ici de façon psychologique : il ne peut pas s’agir de la prise de conscience d’une injustice, d’un jugement fondé sur un critère rationnel, mais d’une inquiétude, d’une frustration, d’un ressentiment malsain. Un mécontentement ne pouvant trouver d’issue possible dans le domaine de l’action ne peut être que source de malheur. Enfin, l’expression « savoir se contenter de son sort » indique que cette sagesse s’apprend. Janet précise que l’effort requis pour parvenir à surmonter cette frustration varie en fonction d’une différence de degré entre pauvreté et misère : « s’il est presque nécessaire de s’élever jusqu’à l’héroïsme pour savoir supporter la misère, il suffit de la sagesse pour accepter paisiblement la pauvreté et la médiocrité. » (Ibid.)

Les seules causes parfois envisagées par Janet pour expliquer la pauvreté relèvent de la seule responsabilité du pauvre, et il n’y a pas de situation sociale si difficile qu’elle ne puisse être corrigée et même surmontée par de bonnes règles d’économie domestique : « l’économie et l’épargne ne sont pas seulement un devoir de prudence ». Celui qui sait « ménager ses moyens d’existence » assure son avenir : « en se privant de quelques plaisirs passagers et médiocres, on achète ce qui vaut mieux : la dignité » (Janet, 1890, p. 71). Si l’éducation morale a beaucoup à prévenir les défauts de comportement liés à une situation de pauvreté, elle ne formule guère de recommandation particulière concernant l’expérience de la richesse :

« quant au nombre ou à la quantité des richesses, la morale ne nous donne aucune règle, ni aucun principe. Il n’y a pas de limite connue au-delà de laquelle on deviendrait immoral en gagnant de l’argent. […] Ce serait une très mauvaise morale que celle qui habituerait à regarder les riches comme des coupables » (1890, p. 69).

Janet rappelle toutefois que le principe spiritualiste général s’applique également aux situations de richesse : il ne faut pas « s’asservir à la fortune » et « bien l’employer ». Dans sa Philosophie du bonheur, il explique que c’est l’existence de la pauvreté elle-même qui rend la richesse utile :

« Tant qu’il y aura parmi les hommes des infirmités et des misères (et malgré la promesse d’un âge d’or futur, je crois, hélas ! que ce sera toujours), heureux ceux auxquels il est donné, je ne dis pas seulement d’en être exempts, mais de guérir ceux qui en sont atteints ! Pour toutes ces raisons, la richesse est un bien » (1873, p. 29).

La pauvreté et la misère sont comme des maux mystérieux : on en est atteint, affecté comme d’une maladie. C’est une destinée. Et aussi une réalité sociale qu’on ne peut imaginer voir disparaître. La pauvreté recèle cependant des vertus particulières : « Le grand bien de la pauvreté, c’est qu’elle donne à l’homme le sentiment de sa force, c’est qu’elle le contraint à tirer de lui-même tout ce qu’il est, et à se créer sa destinée de ses propres mains ». En montrant « ce qu’il y a de commun et d’essentiel dans la nature humaine, ce qu’il y a d’idéal et de profond dans la vie », elle aura donné naissance à la fois au stoïcisme et au christianisme, explique Janet. S’il concède que « toutes les grandes révolutions morales, sociales, religieuses ont été faites par les pauvres », son œuvre est tout entière fondée sur une négation des contradictions sociales : « Je voudrais voir les pauvres comprendre la richesse et les riches comprendre la pauvreté ». « Ne pas être étonné de sa condition, quelle qu’elle soit, tel est, je crois, le vrai conseil de la sagesse » (pp. 35-39), conclut-il. La doctrine sociale de la philosophie spiritualiste est un conservatisme.

Il reste à préciser la nécessité du recours à une justice divine. Si la loi morale suppose un « législateur moral » qui ne peut être que Dieu, cela tient au constat d’une impuissance de la justice humaine : « toute sanction humaine ou terrestre de la loi morale est démontrée insuffisante par l’observation » (p. 8). Autrement dit, dans le monde temporel, toute sanction est irrémédiablement imparfaite et s’avère souvent injuste ; Janet en veut pour preuve qu’« un homme corrompu et méchant peut naître avec les avantages du génie, de la fortune1 et de la santé », tandis qu’« un homme honnête peut naître déshérité sur tous ces points » ; et il en conclut : « Il n’y a là ni injustice, ni hasard : mais cela prouve que l’harmonie du bien moral et du bonheur n’a pas été réservée à cette terre ». Là encore, il faut remarquer que la question des inégalités est présente, mais sous une forme allusive mêlant confusément hérédité naturelle, héritage social et mérite moral. C’est donc parce qu’il n’y a pas de justice terrestre satisfaisante qu’est affirmée la nécessité d’une justice divine. Les trois derniers chapitres des Petits éléments de morale s’intitulent : « Existence de Dieu », « Devoirs envers Dieu » et « Immortalité de l’âme ». La fin du dernier chapitre, empruntée à Rousseau, dans la Profession de foi du vicaire savoyard de l’Émile (1762), tient lieu de conclusion du livre ; elle évoque ces hommes « qui n’ont pas abusé de leur liberté sur la terre », qui « n’ont pas trompé leur destination par leur faute », mais qui « ont souffert pourtant dans cette vie » : « ils seront donc dédommagés dans une autre » (p. 126). Cette affirmation est une constante de la philosophie de l’éducation spiritualiste. Raymond Thamin, maître de conférences de science de l’éducation de l’université de Lyon de 1884 à 1900 (Mole, 2015), écrit en 1892, dans Éducation et positivisme : « légalité devant Dieu est le rachat de toutes les inégalités » (1892, p. 83).

 

Une éducation morale à l’école publique : pour assurer le conservatisme social ou cultiver un idéal social ?

Cet ouvrage de Janet commenté plus haut, les Petits éléments de morale – version abrégée de ses Éléments de morale –, publié pour la première fois en 1870 et réédités plusieurs fois jusqu’en 1890, figure aux côtés de ceux de Gabriel Compayré, Paul Bert, Clarisse Coignet, Jules Steeg, notamment, dans la liste des manuels d’instruction morale et civique recommandés pour les cours moyens et cours supérieurs, une liste jointe à la lettre circulaire de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883 (Loeffel, 2014, pp. 105-106). Le livre aura donc précédé la phase d’élaboration des programmes d’éducation morale et civique de 1882, et aura perduré après leur mise en œuvre2 .

Janet est membre de la section permanente du CSIP à partir de 1880, année où les missions de cette instance sont redéfinies et sa composition remaniée par le gouvernement républicain. Cette section permanente, chargée d’élaborer les programmes et les règlements avant qu’ils ne soient soumis à l’avis du Conseil supérieur lui-même, est composée de quinze membres dont le ministre Ferry, qui préside le plus souvent les séances, et le directeur de l’enseignement primaire Ferdinand Buisson. Outre les philosophes Janet, Charles Zévort (directeur de l’enseignement secondaire), figurent notamment le vice-recteur de Paris Octave Gréard, le linguiste Michel Bréal, le chimiste Marcellin Berthelot et le juriste Charles Beudant.

Précisons que Buisson avait suivi les cours de Janet à la Sorbonne dans les années 1860, l’avait sollicité dans le cadre de la revue suisse L’Émancipation et avait également rendu compte de ses ouvrages (Cabanel, 2003, p. 48). Mais la scène qui se déroule dans le cadre du CSIP, dans un moment clé et stratégique, fonctionne comme une confrontation de deux conceptions du monde.

Il faut rappeler le contexte politique dans lequel se déroulent les travaux du CSIP. Jules Ferry était pour sa part favorable à l’idée de morale indépendante mais cette vision de l’éducation morale est battue en brèche par les parlementaires catholiques lors des débats à l’Assemblée puis au Sénat, de 1879 à 1882, portant sur les lois scolaires (Ognier, 2008, pp. 41-75 ; Loeffel, 2014, pp. 140-141). Les spiritualistes, quant à eux, conçoivent le religieux indépendamment de toute forme confessionnelle, mais rejette une morale non religieuse, pour les raisons que nous avons vues. Suite à ces débats, Ferry s’engage à introduire des « devoirs envers Dieu », dans les programmes scolaires (Ognier, 2008). C’est dans ce contexte déjà conflictuel que se déroule l’examen des projets de programmes d’éducation morale par la section permanente du CSIP en juin 1882.  

Dans Une école sans Dieu ?, Pierre Ognier a étudié les comptes rendus de ces séances et y a bien montré l’omniprésence de la question religieuse, notamment à propos du chapitre des programmes consacré aux « devoirs envers Dieu ». Cette étude riche et détaillée (2008, pp. 77-99) laisse cependant la possibilité d’un réexamen de cette source particulière sous un angle sensiblement différent. Ognier, en effet, insiste sur la convergence de vues qui caractérise la section permanente, tout particulièrement entre les deux principaux animateurs des échanges, à savoir Buisson et Janet. Il montre qu’en dépit de quelques différences de formulation un accord essentiel existe entre eux, notamment sur la nécessaire référence au divin dans la conception même de l’éducation morale républicaine. Et en effet, la tonalité générale des textes produits par le CSIP, place « Dieu à tous les étages » de l’enseignement primaire (Ognier, 2008, p. 77). Pourtant, en dépit de cette orientation apparemment consensuelle, des désaccords et des tensions révèlent des contradictions philosophiques mais aussi politiques et sociales dont j’essaierai de montrer en quoi elles sont fondamentales.  

Les discussions se déroulent durant les séances de la section permanente des 12, 21, 23, 24, 26 et 28 juin 18823 . Il est donc nécessaire d’en réexaminer en détail certains moments clés en étant tout particulièrement attentif aux développements relatifs à la question sociale dans les textes débattus.  

Il faut d’emblée clarifier un point important. Le 21 juin, Janet remet un rapport à la section permanente, intitulé « Plan d’instruction morale dans les écoles primaires ». Mais une ambiguïté demeure concernant l’origine de ce document, qui est souvent présenté comme co-rédigé par Janet et Buisson (Ognier, 2008, pp. 83 et pp. 88-90). Et en effet il est convenu lors de la séance du 12 juin que Janet et Buisson préparent pour la séance suivante « les programmes de l’enseignement de la morale approprié aux différents cours des écoles primaires publiques ». Mais le 21 juin, introduisant la séance, Buisson évoque « l’enseignement de la morale dont M. Janet s’est chargé de dresser le programme ». Après lecture de ce long document, Ferry remercie Janet « d’avoir bien voulu rédiger ce rapport ». Ce plan, dont une version imprimée signée « Paul Janet » figure dans les archives, n’est donc pas co-signé par Buisson ; et tout indique que, pour différentes raisons au sujet desquelles la suite de ce texte contribue à fournir des éléments, Buisson aura préféré laisser Janet assumer une première proposition de texte.

Ce plan comporte différents développements, parmi lesquels ceux qui concernent plus particulièrement le sens de l’esprit religieux qui doit innerver l’éducation morale scolaire :

« Le couronnement naturel de cette instruction morale sera la connaissance de Dieu. […] On apprendra aux enfants que la vie a un but sacré, que les hommes ne sont pas le produit du hasard, qu’une pensée sage veille sur l’univers et qu’un œil vigilant pénètre dans toutes les consciences. […] On s’efforcera d’éveiller dans les âmes le sentiment religieux. On leur fera comprendre […] que toute action peut être à la fois morale et religieuse en étant l’accomplissement de la volonté de la Providence ».

Ce texte appelle plusieurs commentaires. 1/ La morale trouve son accomplissement le plus élevé non dans l’action mais dans la connaissance d’un être transcendant. 2/ Si la vie a un but sacré, on doit considérer qu’elle ne peut se réaliser pleinement qu’au-delà de la vie temporelle. 3/ Si l’on doit être convaincu qu’une pensée sage veille sur l’univers, on doit comprendre : soit que rien d’injuste ne peut raisonnablement s’y produire, dans aucune région de cet univers – en particulier pas sur terre, dans l’ordre social, etc. –, soit que toute injustice humaine sera réparée par Dieu. 4/ Si un œil vigilant scrute nos consciences, c’est qu’il est en mesure de nous juger. Et on peut imaginer que ce jugement interviendra dans la justice rendue telle qu’elle est évoquée au point précédent. 5/ Même si le Dieu du spiritualisme n’est associé à aucune religion particulière, à aucune église, il est une toute-puissance providentielle à laquelle il ne faut pas songer se soustraire.

Après ce long exposé des motifs, un programme est également proposé par Janet. Celui-ci comprend notamment, au cours moyen, des points concernant la question sociale, qui nous intéresse plus particulièrement. D’abord, un chapitre porte sur les « devoirs envers Dieu » définissant Dieu et le rapport à Dieu de la façon suivante : « Dieu auteur de l’univers et père des hommes ; justice souveraine ; reconnaissance ; crainte ; amour et respect envers Dieu ». Une partie « Morale sociale » est également proposée, où figurent, dans une rubrique intitulée « devoirs de charité », des indications relatives à la « bienfaisance » : « venir au secours des misérables, soulager les malades, consoler les affligés » ; mais sont aussi mentionnées les « devoirs des riches envers les pauvres et des pauvres envers les riches », ainsi que d’autres devoirs associés : « devoirs de reconnaissance ; rendre le bien pour le bien », « rendre le bien pour le mal. Dévouement, sacrifice, abnégation ». En somme, l’orientation de ce plan de Janet est tout à fait conforme à sa philosophie morale et sociale. Le divin est une toute-puissance extérieure à l’homme ; une situation de pauvreté ne trouve de recours que dans l’action bienfaitrice des riches ou dans le rachat des injustices par Dieu dans une autre vie ; il faut consentir aux diverses souffrances, notamment sociales, de cette vie.

Des désaccords surgissent durant les séances suivantes à propos de ce texte. On peut discerner, dans les multiples méandres des discussions, une volonté de Buisson d’infléchir la conception de Dieu promue par Janet, en suggérant des formulations porteuses d’une autre signification sociale. Le 23 juin, après d’autres propositions visant à amender la version des « devoirs envers Dieu » de Janet, Buisson propose une version moins minimale du chapitre, dans laquelle il insiste notamment sur les formulations suivantes : « [l’instituteur] se borne à inculquer à ses élèves les notions fondamentales qui se retrouvent dans toutes les confessions religieuses et même en dehors d’elles. […] La foi en Dieu manifestée surtout par le culte du bien, du beau, de vrai ; l’obéissance à Dieu prouvée par l’obéissance à la loi morale ; l’amour de Dieu se démontrant par l’amour du prochain. Respect égal dû à la croyance et à la libre pensée chez nos semblables ». Une tendance générale s’observe dans ces formulations : la référence à Dieu constitue un appel à la responsabilité de l’individu, une incitation à s’engager à conduire sa vie morale et non une injonction à se soumettre à une toute-puissance divine. L’usage de la trilogie cousinienne – le bien, le beau, le vrai – pouvait convenir à Janet, qui dit d’abord son accord avec la proposition de Buisson. Mais, plus tard durant la séance, Janet formule une nouvelle contre-proposition à propos de Dieu : « Bonté et justice souveraines, amour pour sa bonté, respect de sa justice ». Face à l’indécision collective, Berthelot suggère qu’une sous-commission tente de trouver pour la séance suivante « une formule moyenne entre la doctrine du Dieu personnel et celle du Dieu impersonnel », expressions qui renvoient assez bien à l’opposition entre le Dieu autorité de Janet et le Dieu idéal humain de Buisson.

Le 24 juin, Janet reconnaît que ses appréhensions face aux propositions de Buisson lui paraissent après-coup « exagérées » : « il avait cru, à tort, y voir le vague de cette philosophie nuageuse, élastique qui cache un véritable scepticisme et qui ne saurait pénétrer dans l’enseignement » et, moyennant quelques amendements, il accepterait de s’y rallier. Le texte de Buisson est repris, mais plusieurs membres veulent supprimer « en dehors d’elles » dans la formule « les notions fondamentales qui se retrouvent dans toutes les confessions et même en dehors d’elles ». Buisson rétorque que cette suppression poserait un problème important, « car il est nécessaire que les enfants sachent que la croyance en Dieu n’est pas l’apanage des religions, que c’est une idée générale, naturelle, universelle, qu’elle est antérieure au christianisme, que c’est en un mot une vérité humaine ». Sur ce plan, Janet appuie Buisson : « Il importe de démontrer que l’idée de Dieu est laïque, humaine ».

Certains suggèrent de supprimer la phrase « Dieu auteur de l’univers et père des hommes », mais Janet répond que sans la première formule le programme perdrait « son caractère déiste », et sans la seconde « son caractère spiritualiste ». Il consent cependant à remplacer « père des hommes » par « bonté et justice souveraines ». Buisson insiste quant à lui pour réintroduire « la foi en Dieu manifestée par le culte du bien, du beau et du vrai » – cherchant surtout, par ces formules à appuyer l’idée d’un divin interprété sous l’angle de la perfectibilité humaine – mais en vain.

 

Controverse sur les « devoirs envers Dieu »

Le 26 juin, les travaux reprennent. Bien que le procès-verbal de la précédente réunion soit adopté, on assiste à un coup de théâtre. Buisson prend la parole pour proposer un nouveau projet, tout à fait différent, qu’il est invité à lire. Le document de 12 pages va susciter une vive polémique. Mais commençons par l’objet et le but de l’éducation. Buisson écrit :

« L’enseignement moral […] tend à développer dans l’homme l’homme lui-même, c’est-à-dire un cœur, une intelligence, une conscience. L’instituteur est chargé de l’éducation morale comme représentant d’une société qui ne doit rien négliger pour faire acquérir à tous ses membres et surtout aux plus humbles le profond sentiment de leur dignité et le sentiment non moins profond de leur responsabilité personnelle. […] L’instituteur n’a d’autre mission que de fortifier, de développer, et surtout de faire passer dans la pratique de la vie ces notions essentielles de la morale […], il prend ces enfants tel qu’ils lui viennent, avec les notions religieuses dont ils sont imbus, et il les aide à tirer de ces notions même ce qu’elles contiennent de plus précieux au point de vue simplement humain et social, c’est-à-dire les préceptes d’une haute moralité. […] Les futurs citoyens élevés dans cet esprit […] seront d’accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible, pour aspirer avec énergie aux perfectionnement moral, quelques efforts qu’il exige, pour professer – en dehors et sans exclusion des cultes particuliers – ce culte du bien, du beau, et du vrai qui est la forme la plus générale et non la moins pure du sentiment religieux ».

La conception de l’éducation morale de Buisson et ses visées sociales exprimées dans ce texte sont très éloignées des présupposés et des préoccupations qui se lisent dans la morale spiritualiste de Janet. L’orientation générale du texte est une illustration des principes philosophiques de Buisson : liberté et dignité de l’individu, perfectibilité de l’humanité dans la temporalité et dans l’histoire. Refus de se soumettre à Dieu, mais volonté de s’élever au divin.

Buisson explique ensuite que cette culture morale ainsi entendue ne sera possible et efficace qu’à deux conditions, qu’il développe longuement. D’abord, pour que cet enseignement puisse « atteindre au vif de l’âme de l’enfant », il ne doit se confondre, par le « ton », le « caractère » et la « forme » à aucune autre leçon proprement dite : « il s’agit de faire naître en lui des sentiments assez vrais et forts pour qu’il se réveillent un jour […], de créer […] des dispositions morales qui […] lui assurent pour tout l’avenir cette force intime d’une conviction morale assez personnelle et assez inébranlable ». Cette condition pédagogique très spécifique à l’éducation morale conduit Buisson à formuler une autre condition relative à la liberté et à la responsabilité du maître lui-même :

« Mais, pour que l’élève sente ces émotions, il faut que le maître lui-même les éprouve […]. Dès lors, il ne peut être question de lui demander d’enseigner plus ou autrement qu’il ne croit et qu’il ne sent lui-même. […] Il n’y a pas deux manières de traiter dignement cet ordre de question : il faut se taire si l’on ne peut y porter l’accent de la conviction. S’il y a dans les parties de la morale qui confinent aux questions religieuses ou philosophiques tel ou tel point de doctrine que l’instituteur reconnaisse ou trop obscur pour qu’il le puisse affirmer, ou contraire à sa pensée intime, il s’abstiendra d’y toucher plutôt que d’en parler par manière d’acquit et, en quelque sorte, machinalement. […] La première et la plus sacrée des leçons de morale que l’instituteur doit à l’enfant, c’est l’exemple de la parfaite sincérité avec soi-même ».

Dans la section permanente du CSIP, c’est ce dernier développement qui crée la surprise. Si Berthelot défend fermement Buisson – « aucun enseignement dogmatique ne doit être imposé à l’instituteur » –, suivi par Dumont (archéologue), les autres réactions sont hostiles ou très hostiles. Beudant s’inquiète : « il est dangereux de donner à l’instituteur le droit de ne pas enseigner telle ou telle partie du programme » ; en situant son argumentation sur le plan d’une « question de conscience » et non sur celui du « devoir professionnel », Buisson se serait placé à un point de vue « qui n’est pas admissible dans l’enseignement public ». Janet s’étonne : « Il est question aujourd’hui de toute autre chose que de ce qui avait été entendu », et met en garde : « s’il ne doit plus être question des devoirs envers Dieu », le CSIP devra remanier les programmes déjà arrêtés. Du Mesnil (directeur de l’enseignement supérieur), plus modéré, demande une modification du texte de Buisson : « on paraîtrait trop avoir l’air d’inviter les instituteurs à s’abstenir » ; Gréard réagit très vivement : « Avec de telles données, on détruirait l’enseignement moral. Il faut faire œuvre d’éducation et non de scepticisme […] ! » ; pour Zévort, « les programmes de l’enseignement secondaire sont essentiellement spiritualistes : il est indispensable d’avoir une doctrine commune pour tous les ordres d’enseignement ».

Buisson « réplique qu’on ne peut pas imposer une doctrine officielle et qu’il ne se trouverait pas, au sein du Conseil supérieur, une majorité pour décider qu’il n’y a pas de morale sans Dieu » ; mais il « admet que le passage de sa rédaction qui a éveillé les susceptibilités de plusieurs membres de la section doit être adouci ». Cette tentative d’accommodement échoue. Beudant demande « l’abandon de la pensée elle-même ». Janet déplore que la rédaction adoptée à la séance précédente soit « aujourd’hui remise en question » et interroge la section permanente : « M. le directeur de l’enseignement primaire propose de revenir sur des votes acquis. La section entend-elle se déjuger ? » ; puis, se disant « à bout de force », annonce qu’il « ne peut promettre la continuation de son concours ». Après cette menace de démission – et certains membres ayant déjà quitté la salle – Ferry clôt la séance. Buisson aura donc tenté de promouvoir une rédaction du programme où il aurait été explicitement précisé que l’enseignement des « devoirs envers Dieu » ne devaient pas présenter, pour l’instituteur, de caractère obligatoire.

Le 28 juin, la section adopte un texte qui emprunte beaucoup à celui de Buisson, notamment à sa première partie, mais dans une version profondément remaniée, d’où a été supprimé le principal passage incriminé. Reste une formule : « dans ce genre d’enseignement, ce qui ne vient pas du cœur n’y va pas ». Concernant les « devoirs envers Dieu », la version définitive est connue : l’instituteur « apprend aux élèves à ne pas prononcer avec légèreté le nom de Dieu ». D’une part, le texte demande à l’instituteur d’associer étroitement « à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment unique de vénération » : le Dieu personnel, spiritualiste, de Janet, qui fait autorité, est donc bien présent. Mais, d’autre part, la suite du texte demande de « faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison » : « le maître s’efforce de faire que la foi à une Justice, à une Sagesse et à une Bonté souveraines ne reste pas stérile, mais se traduise effectivement chez l’enfant par un effort pour se rapprocher de la justice, de la sagesse et de la bonté, c’est-à-dire pour travailler à son perfectionnement moral ». On reconnaît ici des traits de la philosophie de Buisson, où « la conscience morale représente ce qu’il y a de plus divin en l’homme » (Husser, 2019, p. 315). 

Les travaux de la section permanente du CSIP donne à voir une sorte de laboratoire philosophique où, de façon parfois feutrée, parfois polémique, des conceptions morales et sociales s’expriment, se heurtent et donnent lieu à des formulations de compromis souvent polysémiques.

 

Ferdinand Buisson : un renversement du spiritualisme ?

Renoncer à considérer la vie terrestre comme le cadre d’accomplissement possible de l’humanité, cela s’apprend. Tel est l’un des buts poursuivis par les philosophes spiritualistes dans leur implication dans l’élaboration d’une éducation morale publique. Buisson, tout en reconnaissant en 1882 que les programmes scolaires peuvent (ou même doivent, compte tenu des conditions politiques d’acceptation de la réforme) comporter une référence à Dieu, cherche quant à lui déjà à donner à cette référence une signification sociale tout autre que celle qu’entend lui donner Janet. Pour Buisson, l’éducation morale vise à apprendre aux élèves que la vie temporelle peut constituer un mode d’accomplissement de l’humanité, si elle est portée par la vigueur d’une conviction et par un idéal social qu’il associe à une expérience religieuse (Loeffel, 2000 ; Mole, 2018, 2026).

La philosophie de Buisson, tant du côté de son protestantisme libéral que du côté de ses visées sociales qui se lisent dès ses écrits de jeunesse (Husser, 2019), est-t-elle compatible avec le spiritualisme des Caro, Janet ou Thamin ? On peut penser que les spiritualistes eux-mêmes offrent des ressources permettant de situer Buisson parmi les différentes options idéologiques sur lesquelles ils font porter leur critique. Par exemple, lorsque Caro évoque l’homme cédant à la tentation illusoire de transposer le divin dans la temporalité humaine, de « porter cette idée de l’infini dans la vie présente » (voir plus haut), il décrit cet homme de la façon suivante : « il ne croit pas en Dieu, mais il fait de l’idée vague de la perfection divine la chimère de l’humanité de l’avenir, le rêve d’une perfection sans limite et d’une plénitude d’existence au sein de l’univers transfiguré » (1887a, p. 55). Or, ce propos prend ici pour cible des positions philosophiques socialement progressistes qu’on peut considérer comme très analogues à celle de Buisson. Lorsque celui-ci explique, en 1896, le thème de son cours de science de l’éducation (la « solidarité sociale4  »), et annonce vouloir parler « de justice sociale et d’amélioration indéfinie des conditions de la vie humaine » (1896, p. 23), ou lorsqu’il écrit : « la première condition que [la morale] exige, c’est de réaliser ici-bas progressivement, entre nous et par nous-mêmes, le royaume de Dieu, entendez le règne de la justice et de la fraternité́ » (1900, p. 137), il défend une thèse incompatible avec le fondement philosophique spiritualiste. En 1905, au congrès de la Libre pensée, dans sa Déclaration sur la « morale sans Dieu », il explicitera son opposition au spiritualisme (Mole, 2010, 2018, 2026). 

 

Conclusion

Le projet de ce texte était d’observer la façon dont la philosophie spiritualiste universitaire, « hantée par la tentation conservatrice », était entrée en tension avec le « spiritualisme démocratique et prophétique » de Buisson, pour reprendre des expressions utilisées par Laurence Loeffel (2014, p. 17-18). Il s’agissait donc d’interroger les controverses autour l’éducation morale à l’école publique – dont les « devoirs envers Dieu » ne sont qu’un point d’exacerbation particulier –, de montrer qu’elles ne sont pas réductibles à des questions relatives à la laïcité de l’école, et qu’elles comportent une autre dimension, sans doute plus fondamentale : celle de la façon de prendre en charge la question sociale dans l’enseignement et l’éducation scolaires.  

Or on peut affirmer que la doctrine morale spiritualiste dominante comprend une doctrine sociale. Les développements de cette doctrine dans le cadre des projets institutionnels de mise en œuvre d’une éducation morale publique dans les années 1880 ne concernent donc pas seulement la question des conduites interindividuelles, mais aussi la question de savoir comment les futurs citoyens doivent être préparés à accepter une société marquée par de fortes inégalités sociales. Les spiritualistes, bien qu’accusés par les catholiques de porter atteinte aux croyances religieuses en promouvant une morale déconfessionnalisée, ont malgré tout, par le conservatisme social de leur philosophie morale, contribué à rassurer la droite catholique comme la droite républicaine, notamment par leur présence au CSIP et leur engagement à y rejeter toute morale sans Dieu. Buisson, tout en contribuant, en 1882, à définir une présence du religieux dans les programmes scolaires, a cherché à lui donner une signification sociale très opposée à celle que visait Janet.  

 

Archives

Archives nationales, carton F/17/12980. 1882-1883. Section permanente du Conseil supérieur de l’instruction publique.

 

Bibliographie

Brunet-Giry, F. (2014). Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires. Nouvelle Imprimerie Laballery. 

Buisson, F. (1896). Leçon d’ouverture du cours de Science de l’éducation faite à la Sorbonne le 3 décembre 1896 (extrait de la Revue pédagogique du 15 décembre 1896).

Buisson, F. (1900). La Religion, la morale et la science, leur conflit dans l’éducation contemporaine. Quatre conférences faites à l’Aula de l’université de Genève (avril 1900). Fischbacher. 

Cabanel, P. (2003). Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité, 1860-1900. Presses universitaires de Rennes.  

Cabanel, Patrick (2016). Ferdinand Buisson, père de l’école laïque. Labor et Fides. 

Caro, E.-M. (1887a). Études morales sur le temps présent. Hachette (1re éd. 1855).

Caro, E.-M. (1887b). Problèmes de morale sociale. Hachette (1re éd. 1876).

Charle, C. (1986). Janet (Paul, Alexandre, René), note biographique. Dans Les Professeurs de la Faculté des lettres de Paris. Vol. 2 : Dictionnaire biographique : 1909-1939. INRP.

Husser, A.-C. (2012). Du théologique au pédagogique. Ferdinand Buisson et le problème de l’autorité. Thèse de doctorat en philosophie (dir. Pierre-François Moreau et Jacqueline Gautherin), ENS Lyon.

Husser, A.-C. (2019). Ferdinand Buisson penseur de l’autorité : du théologique au pédagogique : Honoré Champion.

Janet, P. (1873). La Philosophie du bonheur. M. Lévy (1re éd. 1867).

Janet, P. (1890). Petits éléments de morale. Delagrave (1re éd. 1870).

Loeffel, L. (2000). La Question du fondement de la morale laïque sous la iii e République (1870-1914). PUF. 

Loeffel, L. (2003). Instruction civique et éducation morale : entre discipline et ‘métadiscipline’. Dans D. Denis et P. Kahn, L’école républicaine et la question des savoirs. CNRS éditions.

Loeffel, L. (2014). Le Spiritualisme au xixe siècle en France : une philosophie pour l’éducation ? Vrin.

Luc, J.-N., Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l’enseignement en France. xixe-xxe siècles. Armand Colin.

Mole, F. (2010). L’École laïque pour une République sociale. Controverses pédagogiques et politiques (1900-1914). Presses universitaires de Rennes/ INRP. 

Mole, F. (2015). Raymond Thamin, un spiritualiste en science de l’éducation (1857-1933). Dans A.-D. Robert, F. Mole, D. Poizat (éd.), 70 ans de sciences de l’éducation à Lyon (pp. 4-6). Université Lumière-Lyon2/ISPEF.

Mole, F. (2018). Ferdinand Buisson, l’institution scolaire et la République sociale. Dans G. Candar, G. Dreux & C. Laval (dir.), Socialismes et éducation 1830-1914 (pp. 133-147). Éditions Le Bord de l’Eau. 

Mole, F. (à paraître, 2026). La justice sociale à l’horizon d’une morale sans Dieu : les mutations du sacré chez Ferdinand Buisson. Dans J.-C. Buttier et A.-C. Husser, « L’école, la religion et la sécularisation : perspectives confessionnelles et laïques », Recherches en éducation. 

Ognier, P. (2008). Une école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention d’une morale laïque sous la IIIe République. Presses universitaires du Mirail. 

Simon, J. (1854). Le Devoir. L. Hachette et Cie. 

Thamin, R. (1892). Éducation et positivisme. Alcan. 

 

Notes
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 Tout le contexte indique que le mot doit être compris au sens économique. 

[←2

 Signalons qu’en 1887, les membres d’une « Commission des écoles primaires supérieures » instituée au sein du Conseil municipal de Paris et chargée d’examiner les manuels, demandera que soit retiré des écoles le manuel de Janet, Petits éléments de morale, en raison de « toute la scolastique spiritualiste » qui s’y trouve. Sur cet épisode voir Ognier (2008, pp. 164-165). 

[←3

 Archives nationales, carton F/17/12980. 1882-1883. Section permanente du Conseil supérieur de l’instruction publique.  

[←4

 Le titre exact du cours est « Du rôle social de l’éducation dans une démocratie ». 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292