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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : ROBERT, A, D. (2025). Qui sont, et que font en matière philosophique, les « philosophes lyonnais de l’éducation » du premier XXe siècle ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Éducation , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-1-lieux-et-acteurs-de-la-philosophie-de-l-education-aux-xixe-et/article/qui-sont-et-que-font-en-matiere-philosophique-les-philosophes-lyonnais-de-l]
Qui sont, et que font en matière philosophique, les « philosophes lyonnais de l’éducation » du premier XXe siècle ?
André D. Robert
Université Lyon 2
Laboratoire ECP
Résumé : Après avoir interrogé l’expression « philosophe de l’éducation », et situé les « philosophes lyonnais de l’éducation » dans le tableau global de la « philosophie lyonnaise » du premier XXe siècle, l’article traite de la question : de quelle(s) conception(s) de la philosophie ces « philosophes lyonnais » de l’éducation sont-ils porteurs ? Ensuite sont opérées des focalisations : - sur la caractérisation philosophique (ou non) des interventions effectuées lors des « Semaines pédagogiques » lyonnaises de 1913 et 1914, puis à l’occasion d’une autre, dans les années 1920 ; - sur la nature de la participation active d’un professeur de « science de l’éducation » aux travaux de la « Société lyonnaise de philosophie », analysés sur base d’archives, entre 1924 et 1930. Dans la perspective ouverte par Jacqueline Gautherin, il s’agit de compléter la connaissance des conditions locales, en l’occurrence lyonnaises, de la contribution des philosophes de l’éducation à la philosophie (de l’éducation), et éventuellement à la philosophie générale.
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Mots-clés : philosophie, philosophie de l’éducation, Lyon, professeur, spiritualisme
Abstract : After questioning the meaning of the term “philosopher of education”, and after situating the “Lyon philosophers of education” in the overall picture of “Lyon philosophy” of the first 20th century, the article addresses the question: what conception(s) of philosophy did these « Lyon philosophers of education » carry? Then come two focuses: - about the philosophical characterization (or not) of the interventions carried out during the Lyon “Pedagogical Weeks” on 1913 and 1914, then in another, dating from the 1920s; - about the active participation of an educational science professor into the “Société Lyonnaise de Philosophie”, analyzed on the basis of archives, between 1924 and 1930. In the perspective opened by Jacqueline Gautherin, here the point consists in completing the knowledge of local conditions of universitarian educational teaching, and that of the philosophical contribution made by these Lyon philosophers of education.
Keywords : philosophy, philosophy of education, Lyon, professor, spiritualism
Je ne sais si, comme le général de Gaulle a qualifié la ville de Lyon de « capitale de la Résistance », on pourrait lui donner le titre de « capitale du spiritualisme chrétien »1 . Il reste que Bernard Deloche, professeur émérite de philosophie à l’université Lyon 3-Jean Moulin, n’hésite pas à parler de « philosophie lyonnaise », en s’appuyant sur l’existence d’une Société lyonnaise de philosophie (toujours en activité aujourd’hui sous un autre nom2 ), et en évoquant à son sujet – sinon une véritable école – du moins un courant bien identifié autour du spiritualisme et du personnalisme chrétien. Et de citer alors les noms de : Joseph Vialatoux, Gabriel Madinier, Pierre Lachièze-Rey, Jean Lacroix, sans oublier les théologiens Henri de Lubac et François Varillon (Deloche, 2020).
Je m’efforce de préciser d’emblée ce qui peut être entendu sous la question : qui et que sont (pour aborder ensuite la question : que font) les philosophes de l’éducation lyonnais du premier XXe siècle ? Je m’intéresse à des professeurs de philosophie nommés sur un poste universitaire référé à l’éducation, en prenant acte du fait qu’ils ont accompli partie ou totalité de leur carrière à Lyon, et aussi qu’ils disposent d’une moindre visibilité que certains de ceux cités plus haut car globalement restés cantonnés dans ce domaine de l’éducation, et apparaissant par là comme « dominés », ce qui ne leur a cependant pas interdit d’exercer une activité philosophique hors de ce seul secteur. Ce sont des professeurs agrégés de philosophie qui – dès les années 1880 – ont occupé la chaire dénommée « Science de l’éducation », créée à la Faculté des Lettres, à savoir : Raymond Thamin de 1884 à 1894, Charles Chabot jusqu’en 1924, Jean Bourjade jusqu’en 19453 . Ils sont en cela conformes à leurs collègues d’autres villes universitaires, exerçant une « science de philosophes », caractérisée par une grande hétérogénéité des contenus enseignés, variables au gré des différentes personnalités exerçant sur le territoire national, et marquée par « la tension entre pédagogie générale et sciences de l’homme », comme l’a magistralement montré Jacqueline Gautherin (Gautherin, 2002).
On le sait – Deleuze et Guattari (1991) y ont particulièrement insisté – professeur de philosophie ou utilisateur de concepts n’équivaut pas à philosophe stricto sensu4 : ce jugement est extensible à tous les secteurs de la philosophie, dont la philosophie de l’éducation. Il faut donc opérer un premier déplacement pour aborder le sujet qui nous rassemble ici et substituer professeur à philosophe, cela à un double titre : les trois Lyonnais cités, tout en étant diplômés en philosophie, ont été appelés à pratiquer non une philosophie mais une « science » de l’éducation (même s’il ne s’agissait que d’une « présomption de science »5 ), et les trois, tous auteurs d’ouvrages, ne s’y révèlent pas comme de véritables « créateurs »6 . Une autre question me paraît incluse dans la question initiale, à savoir : que font ces « philosophes de l’éducation » ? La réponse peut être cherchée du côté strictement professionnel (en philosophie et/ou plus précisément « science » de l’éducation) aussi bien que d’un autre côté plus général ou plus généraliste. Il a pu en effet arriver que tel ou tel de ces professeurs lyonnais, sans élaborer une philosophie (ni d’ailleurs une philosophie de l’éducation) originale, ait œuvré à la pratique de la philosophie en relation avec des pairs au sein de structures dédiées, en l’occurrence la Société lyonnaise de philosophie, en y déployant un type de pensée que je m’efforcerai d’interroger. Pour étayer l’ensemble de mon propos, je me livrerai d’abord à une brève présentation du profil des trois occupants de la chaire lyonnaise de science de l’éducation de 1884 à 1945, en me servant de travaux antérieurs auxquels j’ai contribué. Puis, autour de la question générique : que font les « philosophes lyonnais » de l’éducation ? Je me demanderai 1° de quelle(s) conception(s) de philosophie (de l’éducation) ils se montrent porteurs à travers leur activité d’enseignement universitaire, en me référant aux archives des semaines pédagogiques de la Faculté des Lettres dont j’explorerai quelques aspects ; 2° quels sont leurs modes d’intervention et de positionnement en matière de philosophie générale, en utilisant là encore des archives, celles de la Société lyonnaise de philosophie, auxquelles j’ai pu avoir accès.
J’inscris donc mon propos, pour partie (car la période que j’ai choisie excède celle qu’elle traite), dans la perspective tracée par Jacqueline Gautherin, lorsqu’elle évoque – concernant la science de l’éducation – « une invention locale » (dans un « dispositif national »), passant par des « philosophes, normaliens et agrégés », « spécialistes des généralités » soucieux du « refus de la réduction » et de l’appréhension de « la totalité » sociale ou morale, selon l’orientation philosophique dominante de chacun (Gautherin, 2002). J’essaie de reprendre cette perspective à nouveaux frais, au prisme lyonnais.
Des professeurs de philosophie lyonnais, en science de l’éducation
Je me reporte ici à l’opuscule mémoriel que Frédéric Mole, Denis Poizat et moi-même avons édité pour les 70 ans des sciences de l’éducation à Lyon (Robert, Mole, Poizat, 2015) ainsi qu’à l’article que j’ai co-écrit avec Frédéric Mole et Jacqueline Gautherin sur le développement lyonnais de cette discipline au début du XXe siècle (Mole, Robert, Gautherin, 2015).
Raymond Thamin est le premier titulaire de ce qui deviendra ultérieurement (en 1900) une chaire magistrale7 ; quittant Lyon, ce professeur de philosophie sera bientôt élevé au rang de recteur (à Rennes puis Bordeaux), il deviendra membre de l’Académie des sciences morales et politiques, et sera un bref temps directeur de l’enseignement secondaire. Dès sa leçon inaugurale de 1884, cet ancien élève de l’ENS récusait paradoxalement le terme science appliqué à l’éducation au bénéfice de celui d’art et critiquait le positivisme comtien, coupable de placer la métaphysique en un rang second derrière la science, en l’occurrence la psychologie. Tout en reconnaissant cependant la nécessité du développement scientifique de cette dernière, il reprochait au positivisme de reléguer à l’arrière-plan ce qui importe au premier chef dans l’éducation, à savoir l’éveil de la « conscience morale » de l’enfant. Sans négliger dans son enseignement – poste oblige – l’histoire des doctrines pédagogiques, les comparaisons internationales ou les promenades pédagogiques hors les murs de la faculté, Thamin peut être qualifié de « spiritualiste en science de l’éducation », opposé à toute conception « étroite et utilitaire de l’éducation ». Il donne l’image d’une adhésion à un spiritualisme où prévaut, comme base même de cette orientation philosophique, la réhabilitation du principe de l’intériorité de l’homme (Loeffel, 2014), seul levier en mesure de faire accéder au « monde supérieur » et à « l’amour du vrai et du bien ».
Apparaît ensuite la figure de Charles Chabot, ami et successeur de Thamin (bien qu’étant né la même année que lui). Dans un article marquant de la Revue pédagogique8 , « L’école sur mesure », le philosophe, traitant de la problématique de « la connaissance de l’enfance », joue de la polysémie du terme « mesure » pour ne pas renoncer – d’une part – à la perspective d’une « mesure exacte » qui autoriserait une éducation adaptée à chaque personnalité singulière d’enfant et mettre en garde – d’autre part – contre les illusions, voire les « risques de la mesure », repérés notamment dans la méthode des tests. Si ce professeur au lycée de Lyon nommé en 1894 à la faculté des lettres manifestait une confiance en la psychologie d’orientation expérimentale, nettement plus affirmée chez lui que chez son prédécesseur, en recourant plus systématiquement à des enquêtes empiriques et à des références scientifiques attestées par son activité, ses enseignements et sa production, il ne s’y ralliait pas complètement en dernière instance, estimant que « le laboratoire ne donne qu’une idée fragmentaire, fragmentée de l’enfant ». Ce type de position ne l’empêcha d’ailleurs pas, en assumant ainsi pleinement sa mission académique de professeur de science de l’éducation, de déployer beaucoup d’énergie à tenter d’institutionnaliser de nouveaux diplômes pédagogiques, fussent-ils « inutiles » (selon son propre adjectif), c’est-à-dire non promis à une rentabilité professionnelle de court terme, à s’inspirer de et à nouer des liens avec des pédagogues étrangers, à fonder une filiale lyonnaise de la SLEPE9 et un Institut de pédagogie ; c’est lui qui prit l’initiative d’instaurer, dans le cadre de cet institut, les semaines pédagogiques de la Faculté des lettres de Lyon dès 1913. Bref, une activité, presque un activisme en éducation, tout à fait remarquable. Et la philosophie dans tout cela ?
L’examen, effectué par Frédéric Mole, de la conception de ses enseignements est révélateur : la discipline philosophie apparaît tantôt comme « servie par » les autres contributions traitant d’éducation, tantôt comme « au service de » la théorie de l’éducation, de la pédagogie ou pédologie. On est ainsi mis en présence, chez Charles Chabot, d’une tension, d’une sorte d’hésitation pratique, au moins dans les apparences, entre deux possibilités de dominance, l’une conforme à toute la tradition de célébration de la philosophie discipline architectonique, l’autre – induite par la fonction occupée – la diluant dans l’ensemble des sciences humaines10 . C’est pourtant bien Chabot qui créa la Société lyonnaise de philosophie en 1923 (un an avant sa mort), société dédiée aux exposés et discussions de philosophie générale. C’est lui qui – par-delà ses publications elles-mêmes – avait continué à réserver la primauté à une psychologie philosophique, manifestant ainsi sa fidélité au spiritualisme (dans une version catholique). Cette profession de foi spiritualiste de Chabot s’était exprimée nettement dans les phrases de conclusion de sa thèse « Nature et moralité » soutenue en 1896 à la Sorbonne, publiée chez Alcan la même année : « L’obligation ne serait plus le devoir si elle dérivait d’un objet au lieu de jaillir d’un acte du sujet. Le sujet même pourra seulement en mieux saisir le sens et en pressentir la fin mystérieuse ; mais il est bon qu’il ne pénètre pas tout le mystère, et son acte rationnel, que cette confiance religieuse peut seulement raviver, n’a de valeur que par sa témérité même ... ». Nous sommes bien avec ce philosophe de l’éducation au cœur de l’idée centrale du spiritualisme français du XIXe siècle, selon laquelle, l’âme débordant sa conscience (reconnue fondatrice), l’homme ne peut jamais prendre conscience que partiellement de l’étendue de ses capacités et par conséquent ne peut pas se « réduire » à de seuls déterminants objectivables (Bellantone et Vieillard-Baron, 2022).
Quant à Jean Bourjade, lui aussi agrégé de philosophie mais non normalien de la rue d’Ulm, à qui j’ai consacré quelques développements dans les publications mentionnées plus haut, il a exercé – faute d’être docteur – les fonctions de chargé de cours, « chargé du service de la chaire de sciences11 de l’éducation », occupant ce poste à la faculté des lettres, de 1925 à 1945. Son affiliation au spiritualisme s’était pour lui aussi révélée d’emblée dans son choix de sujet de thèse, « Maine de Biran et l’Idéologie. Essai sur La formation de la philosophie de Maine de Biran » (sujet déposé en juillet 1914, mais thèse jamais achevée12 , pour cause de mobilisation et d’emprisonnement). Maine de Biran est évidemment l’auteur emblématique d’un spiritualisme caractérisé par « tout à la fois le refus d’un matérialisme d’inspiration biologique et d’un spiritualisme de type cartésien » (Devarieux, 2004). C’est bien ce double refus (celui de la réduction des faits psychologiques à un substrat matériel comme de celui qui suppose la séparation de deux substances) mais aussi la conscience de la difficulté de résoudre la tension entre les deux polarités qui semblent traverser la production scientifique de Bourjade en tant que philosophe exerçant en science de l’éducation. Ses ouvrages portent des titres à consonance scientifique13 , ils font penser à des titres de Piaget, avec qui le Lyonnais entre d’ailleurs en dialogue et qu’il critique à l’occasion, mais dont il n’atteindra jamais la notoriété ni la puissance créatrice. Le fond de la pensée reste d’inspiration biranienne, sur la base d’interrogations quant au mystère du passage – chez Biran – de la vie affective à la forme supérieure de la conscience, conscience de la conscience en quelque sorte. Communiquant sur Biran à la séance de la Société lyonnaise de philosophie du 28 février 1924 (peu avant d’être nommé sur le poste de science de l’éducation), Jean Bourjade estime que, pour le philosophe de l’effort, « la vie affective est (bien) un effet immédiat de la vie physiologique, mais sans ressemblance avec sa cause » et se met en face de l’aporie : « Dans le passage d’une vie à l’autre, comment naît l’effort ? Si la vie affective est radicalement hétérogène à la vie personnelle, comment en sortir ? », évoquant encore « une genèse expérimentale du moi, mais arrivant à un point de vue transcendant ».
Il n’est dès lors pas surprenant que, prenant la succession de Chabot, Jean Bourjade en ait été l’assez exact continuateur, tant en matière d’activité pédagogique que d’engagement philosophique spiritualiste. Sur le premier point, il relança les semaines pédagogiques de la faculté des lettres14 , il ne répugna pas à aller donner des conférences à l’École normale d’instituteurs, il devint vice-président de la SLEPE, il jeta les bases dès 1942 d’un Institut de psychologie et de pédagogie, dont il fut – après sa retraite prise en 1945 – le premier éphémère directeur jusqu’à sa mort en 1947 (officialisé et devenu Ecole pratique de Psychologie et de Pédagogie, cet institut est à l’origine de l’actuel institut ISPEF, équivalent du département de Sciences de l’éducation à Lyon15 ). Sur le deuxième point, il apparaît comme un membre assidu des séances de la Société lyonnaise de philosophie et comme un catholique engagé, qui rejoignit pendant la guerre le réseau de résistance Amitié chrétienne16 , appartenant à la mouvance dite de la résistance spirituelle au nazisme.
Situer les trois philosophes lyonnais de l’éducation du premier XXe siècle dans la mouvance spiritualiste, chrétienne et précisément catholique, ne fait ainsi aucun doute. Il est d’ailleurs à noter que, lorsque la succession de Chabot fut ouverte en 1924, l’autorité universitaire hésita dans le choix entre deux candidats non docteurs, Bourjade, finalement élu, et Pierre Lachièze-Rey, historien de la philosophie lui-même classé parmi les spiritualistes (Deloche, 2020).
À la recherche d’indices de « problématicité philosophique » dans les semaines pédagogiques lyonnaises
Les semaines pédagogiques, créées à l’initiative de Chabot dès 1913, étaient destinées à des enseignants, principalement instituteurs, et à un public élargi par rapport aux étudiants habituels. Elles n’étaient donc pas un moment privilégié pour accueillir de la philosophie au sens technique du terme, ni même peut-être de la philosophie de l’éducation, encore que celle-ci y ait légitimement toute sa place en tant que discipline constitutive des sciences de l’éducation (Mialaret, 1996), et que – comme on l’a vu – les initiateurs successifs (Chabot, Bourjade) aient été des professeurs de philosophie exerçant en « science de l’éducation ». C’est pourquoi, s’il en existe, toute trace philosophique dans le discours des intervenants à ces semaines s’avère intéressante à repérer et examiner.
J’emprunte à Michel Meyer le terme de problématicité, ainsi caractérisé : « Il nous faut aujourd'hui théoriser cette problématicité, et donc "questionner le questionnement". Car philosopher n'est pas seulement questionner, c'est réfléchir à l'articulation des questions et des réponses » (Meyer, 1986). Adjoindre à ce néologisme l’adjectif philosophique risque presque de passer pour un pléonasme, tant, dans cet usage fait par Meyer, philosophie et capacité à problématiser tendent à se confondre. Je conserve néanmoins l’expression problématicité philosophique, pour les raisons susdites. Ma question est donc : quelles traces de problématicité philosophique (par définition et en priorité, dans le champ de l’éducation) peut-on trouver dans quelques-unes des semaines pédagogiques lyonnaises des années 1910 et 1920, dont les actes ont été conservés ?
Deux semaines pédagogiques avant la Première guerre
Ces manifestations, qui ont réuni un public important (plus de 400 inscriptions à la première édition), ont accueilli un total – en mars 1913 et mars 1914 – d’une dizaine de conférences, dont une chaque année assurée par deux professeurs de philosophie patentés, Charles Chabot et Edmond Goblot, professeur à la Faculté des lettres, déjà auteur d’une thèse de philosophie en latin sur la musique chez les Anciens, d’un Essai sur la classification des sciences17 , et d’un Vocabulaire philosophique18 publié en 1901. Dans les interventions de ce dernier, en principe le plus philosophe à en juger par le contenu de son œuvre (à quoi s’ajoutera en 1925 La Barrière et le Niveau, considéré depuis comme une étude sociologique magistrale de la bourgeoisie), on ne trouve d’indice de problématicité philosophique ni dans « L’art à l’école » (1913) ni dans « L’expression musicale » (1914). S’adressant à un public composé en majorité d’enseignants, Goblot se limite très délibérément dans les deux cas à des considérations d’ordre strictement pédagogique, et ne dévoile en rien une – encore moins sa – posture philosophique.
Quant à Chabot, il intervient une première fois sur la question de « L’enseignement par l’action » dans une communication qu’on dira plutôt de pédagogie générale, et donc touchant de plus près à la philosophie. Il y examine le pragmatisme, à travers des références à Dewey, James, Schiller, pragmatisme certes quelque peu réduit à une vulgate utilitariste, mais d’abord présenté favorablement ; il consacre dans la foulée quelques développements au mouvement de l’Éducation nouvelle « à la mode », lui reconnaissant la valeur de mettre en acte la critique (qu’il dit partager) de l’intellectualisme caractérisant l’école en France dès les petites classes : « Il était temps de rendre sa place à l’action, même à l’action manuelle. Et c’est le bienfait des philosophies nouvelles ». Mais cette concession, admise seulement pour l’école maternelle et élémentaire, les arriérés et les anormaux (selon la terminologie alors en vigueur), est le préalable à un renversement de position attendu, exprimé dans une formule faisant référence à « notre idéalisme » (bien commun des professeurs alors nommés à l’université, terrain sur lequel ne s’aventure pas Goblot comme on l’a vu, sans doute pour des raisons théoriques). Cet idéalisme revendiqué fait d’autant plus aisément fi du continuisme deweyen qu’il veut à toute force justifier le postulat spiritualiste : « L’Enseignement par l’action… est souvent nécessaire, souvent utile. L’Enseignement par l’idée est toujours nécessaire, et d’autant plus qu’il prépare à une action plus haute ou plus lointaine… Il faut… souvent regarder les étoiles ou au-dedans de soi, ce qui pourrait bien être la même chose ».
L’année suivante, Chabot traite de « L’enseignement positif de la morale », expression mise au goût du jour à la faveur du mouvement général de pénétration de l’idéologie scientiste, à l’occasion des réformes laïques, des modifications de programme dans l’école publique, et de la promotion de la « méthode positive »19 . Après avoir examiné de manière critique des conceptions variées de la morale qui se donnent pour fondées sur la science, donc à plus ou moins juste titre dites « positives » (Volney, Cousin, Guyau, Quinet, Comte, Durkheim, Belot, Rauh), l’orateur semble conclure son premier développement en faveur de la « méthode expérimentale » de l’enseignement de la morale, supposée les réunir toutes. Mais c’est, selon une démarche éprouvée dans sa conférence de l’année précédente, pour opérer un retournement du contre au pour. Dans la deuxième partie de son exposé, Chabot tourne à nouveau autour d’inévitables apories rencontrées dans la variété des doctrines, dans la confusion survenant souvent entre raison individuelle et fantaisie individuelle, constat traversé par un appel à la transcendance, dans l’affirmation que « l’homme n’est moral que s’il est “ un système dans un système” », donc appelé à ressaisir l’autonomie de son esprit (sans cependant pouvoir ignorer le fait social), et dans celle que « pour discipliner la vie, il faut regarder au-dessus d’elle et ce qui la domine ». En cela Chabot reste parfaitement cohérent avec la conclusion de sa thèse, citée plus haut. Se montrant d’une certaine manière anticipateur, si l’on ose risquer très prudemment cette hypothèse, en penchant du côté des expériences de pensée sur exemples de dilemmes moraux et d’une méthode délibérative, le professeur lyonnais estime que, dans l’école d’État, si une morale liée aux valeurs démocratiques peut et doit être enseignée (« programme positif »), ce ne peut être le cas de « la morale complète » ; celle-ci « veut un principe plus haut, que chaque conscience pourra d’autre part et devra chercher en y mettant tout son effort. La vie ne reçoit que de ce qui la domine sa discipline, la loi de sa beauté, par où elle vaut d’être vécue avec certitude, vécue jusqu’au sacrifice qui est la mesure de toutes nos certitudes » (propos tenus, notons-le, dans une atmosphère de veille de Grande guerre).
Lors de la même semaine, le seul autre intervenant à, sinon donner des indices de problématicité philosophique à proprement parler, du moins à opérer une montée en généralité à partir d’exemples d’œuvres d’art commentées (quelques-unes reproduites), est Henri Focillon, alors directeur du musée de Lyon. Sa conférence s’intitulant : « L’image de l’enfance dans l’art moderne », l’auteur, dans une très belle langue, anticipe d’une certaine manière les travaux de Philippe Ariès, et – moins soucieux que son successeur historien de thèses-chocs20 – il se montre nuancé, d’abord sensible au dolorisme avec lequel les artistes de la fin du Moyen Âge représentent ce qu’il appelle bien quant à lui « enfants », puis à la manière dont les peintres italiens de la Renaissance ont fait, en de vraies retrouvailles avec l’Antiquité sous la lumière du Sud, sortir ceux-ci des « limbes où les confinait jusqu’alors l’image douloureuse des croyants… rien ne subsiste des maladives tristesses de jadis ». Il décrit avec précision certaines œuvres tout en s’efforçant de conceptualiser et de typologiser. Si Henri Focillon ne peut être évidemment placé au rang des philosophes, il fait néanmoins ici œuvre éducative à un haut niveau d’exigence qu’on peut considérer comme proche de la philosophie esthétique, là où Goblot, philosophe ès qualités, ne jugeait pas bon de venir en la circonstance sur le terrain de la philosophie, comme je l’ai relevé.
Une semaine pédagogique à la fin des années vingt
En 1927, Bourjade, qui a succédé à Chabot, a repris de celui-ci le flambeau pédagogique en réactivant la formule des semaines. Et le flambeau philosophique ? Sa contribution reprend une thématique déjà largement exploitée par Thamin et Chabot : « La nouvelle psychologie de l’enfance et l’art de l’éducation ». Il intervient avant le professeur Théodore Simon, lui-même président de la Société des amis de Binet, dont la contribution est strictement psychologique, et aucune autre n’a cette année-là de connotation philosophique. Truffant son propos de références aux classiques, Descartes, Rousseau, opposé et préféré à Condillac, Bourjade consacre l’essentiel de sa conférence aux théories psychogénétiques de Piaget et, minimisant voire passant sous silence les notions piagétiennes d’accommodation et d’échanges avec le milieu, il interroge : « L’éducation garde-t-elle un sens et une fonction si cette progression est gouvernée par une loi biogénétique stricte ? », pour conclure : « une saine psychologie ne peut que restituer à l’art de l’éducation toute son efficacité ». Bref on repère, sous la plume du professeur lyonnais, le tout-venant d’un discours de ce que l’on va ultérieurement appeler psychopédagogie, discipline enseignée en écoles normales également par des professeurs de philosophie qui, s’appuyant notamment sur les travaux du chercheur genevois, ont généralement hissé ceux-ci au rang de référence centrale dans l’étude de l’enfant, tout en s’efforçant de les discuter, comme tente de le faire Bourjade, « philosophiquement ».
Aperçu de l’activité philosophique générale d’un philosophe de l’éducation à travers la Société lyonnaise de philosophie
En mai 1928, cinq ans après sa fondation par le même Charles Chabot, décédé en 1924, la Société lyonnaise de philosophie compte 32 membres, en majorité professeurs de philosophie en faculté (Jacques Chevalier, Edmond Goblot, Ollion et le père Valentin – tous deux de la faculté catholique –) ou en lycée (Bagary, Pierre Lachièze-Rey, Jean Lacroix, Joseph Vialatoux, Melle Monestier, Mme Walz, etc.) ; aux côtés d’un colonel, d’un doyen de la faculté de médecine, d’un professeur à la faculté de droit, du directeur du laboratoire de la police, le célèbre docteur Edmond Locard, un seul relève de la catégorie « philosophe de l’éducation », interprétée au sens large, Jean Bourjade. C’est sur une de ses interventions les plus révélatrices que, pour finir, je concentre mon attention.
Outre celle de 1924 sur Maine de Biran déjà évoquée ci-dessus, et une autre sur « la légitimité du suicide », une des séances assurées par Bourjade porte sur « le concept d’autonomie morale », définie comme « organisation psychique consciente et délibérée qui réalise le maximum de richesses et d’équilibre de la vie sous l’hégémonie de la valeur ». Suivant sa pente professionnelle psychologisante, l’orateur a commencé par examiner des cas où la consistance psychique qui fait l’unité dynamique de la personne, capable de dominer la diversité de ses tendances par l’intervention d’un principe organisateur dont elle trouverait la source en elle-même, cette consistance est mise à mal : cas des psychosthéniques (Janet), des sujets relevant de « psychoses de défense » (Freud), des autistes ; cas aussi des « primitifs », vus selon les cadres de pensée de l’époque, cas du passionné, cas de l’enfant (« Mais l’égocentrisme » de celui-ci, dont l’étude par Piaget aurait « oublié que le lien qui l’unit à la génération adulte et plus spécialement à ses parents est un lien naturel au sens le plus fort du terme », cet égocentrisme « se dissocie rapidement » par association à la vie des adultes et goût pour les « valeurs rectrices » se manifestant via ces derniers). Bref, l’intervenant use d’une méthode éprouvée d’amorce de l’argumentation par le moyen de l’antithèse, situant celle-ci du côté de la psychologie d’abord, de la tradition philosophique ensuite.
Jean Bourjade en vient alors en effet à une critique du stoïcisme et du spinozisme englobés dans l’idée d’une même intelligence de l’ordre universel et d’un même consentement, déclaré actif, à cet ordre, dont il prétend constater et donc regretter qu’il ne trouve toujours pas sa source dans une initiative personnelle. « Être autonome, dit-il, c’est être dans le domaine moral le créateur de sa propre essence » alors que « chez Spinoza, Dieu seul crée son essence ». Et Bourjade de valoriser au passage, par opposition, fût-ce partiellement, le mysticisme chrétien « qui va plus loin que le simple assentiment », « ambitionne de participer … au jaillissement de la vie morale » par identification avec Dieu, mais qui, répondant « à un appel d’en haut », trouve encore une limite à l’autonomie. Le lecteur pourrait s’attendre ici à un dégagement conduisant à une reprise à nouveaux frais de la solution apportée à un tel dilemme par Emmanuel Kant. Comment manifester sa liberté tout en reconnaissant une suprématie à une valeur morale dégagée de l’infinie diversité des ancrages civilisationnels, comment concilier création morale autonome et respect d’une loi humaine universelle ? On sait que la réponse kantienne suppose le recours à la notion de « raison pratique » qui a le seul intérêt du désintéressement et entre en conflit avec la sensibilité qui n’a que l’intérêt de ses intérêts : le « respect » y pourvoit, comme immixtion de la raison dans la sensibilité, « sentiment raisonnable » (posant le respect de l’existence d’autrui comme valeur absolue). « Il y a un principe actif, mais suprasensible dans l’homme qui, indépendamment de la nature et de la causalité mondaine, détermine des phénomènes et s’appelle liberté » (Opus postumum), l’acte moral étant libre, autonome, en tant que correspondant à notre intention la plus profonde.
Or, Bourjade, au lieu de s’affronter à son tour à ce défi moral fondamental, opte – comme il le dit dans la discussion qui suit – pour le relativisme. Il expédie rapidement l’analyse de la morale kantienne : « Qu’est-ce qu’une autonomie conclue21 sinon une hétéronomie ? Qu’est-ce qu’une liberté que l’on ne sent pas jaillir de soi comme de sa source, sinon une illusion ? ». Se légitimant de manière assez inattendue en passant par Nietzsche (« il y a de la profondeur dans la critique que Nietzsche adresse à un certain idéalisme et rationalisme moral qui dresse et mobilise les tendances dites supérieures contre les tendances dites inférieures, appauvrissant et affaiblissant ainsi la vie par la division intime »), Bourjade tient que « la valeur est absolument immanente à la personnalité individuelle, elle est … l’optimum relatif de l’organisation psychique concrète, le maximum de synergie et d’enrichissement mutuel du plus grand nombre d’éléments psychiques coordonnés et hiérarchisés ». En cela, le professeur lyonnais ne se dissocie pas de son spiritualisme originel, sa pensée pouvant rejoindre « la morale complète » qui s’efforce sans cesse, comme le pensait Chabot, vers un « principe plus haut », et il ne contredit pas sa propre conception, héritée de Biran, d’« une genèse expérimentale du moi, mais arrivant à un point de vue transcendant ». Il esquive toutefois, puisqu’il en invalide la pertinence, la question de l’universalité – même idéale – de la valeur. Insistant sur l’idée de « conquête spirituelle » permanente, il conclut ainsi sa conférence à la Société de philosophie : « notre pluralisme de la valeur n’en est pas moins un monadisme de la valeur, car l’univers moral, un univers concret s’entend, fera toujours… son plein de qualité, et réalisera le maximum actuel et le maximum successif de valeur, si chaque sujet moral, à chaque instant et dans toute la suite des temps, se réalise lui-même au mieux des circonstances et de ses disponibilités ».
Du point de vue de la forme, l’occupant de la chaire lyonnaise de science de l’éducation confirme ici sa parfaite maîtrise de la rhétorique, des techniques et des procédés argumentatifs de la philosophie, il s’inscrit sans difficulté dans les débats de philosophie générale. Sur le fond, la question n’étant évidemment pas ici de donner tort ou raison aux uns ou à l’autre, observons juste quelques positions. Aux objections de Jean Lacroix formulées au nom de la Raison, seule en mesure selon ce dernier de donner de la cohérence à « la vie », et à une critique de M. Bagary « C’est de l’impressionnisme moral », Bourjade répond : « Mais qu’est-ce que la Raison elle-même ? », puis : « la question se pose de savoir si ce n’est pas ce rationalisme tel que vous le concevez qui est arbitraire ». Il s’emploie par là à réfuter non seulement le rationalisme kantien comme il l’a fait précédemment, mais presque tout rationalisme – du moins en matière de morale –, au profit de ce qui s’apparente à un vitalisme ou un énergétisme relativiste et qu’on pourrait qualifier de quasi libertaire, non contradictoire avec l’option spiritualiste, résumant ainsi sa pensée : « Peut-on parler de vérité morale alors que la moralité ne se réfère à aucun autre objet qu’à la valeur qu’elle réalise, d’une façon exclusivement immanente, dans le temps, alors qu’elle n’est que singularité et actualité ? ».
Conclusion
Au vu de ce qui vient d’être montré, fût-ce par bribes mais sur la durée d’une moitié de siècle, les notions de « style de pensée » et de « collectif de pensée » peuvent sans nul doute être appliquées à la philosophie lyonnaise de l’éducation. Cette dernière n’est évidemment pas la seule sur le territoire national à relever d’un tel « style de pensée » à orientation fondamentalement spiritualiste, l’autre versant étant celui du positivisme (Gautherin, 2002) ; considérons alors la présentation qui en est faite ici comme une coupe locale pratiquée dans une sédimentation de plus grande ampleur. Par « style » et « collectif » de pensée, il faut entendre avec Fleck, théoricien de ces notions les ayant élaborées dans le champ médical dès les années trente du XXe siècle, que : « L’acte cognitif n’est en aucun cas le processus individuel d’une ‘conscience’ théorique ‘existant de toute façon’; il est le résultat d’une activité sociale, puisque l’état des connaissances en cours d’élaboration élargissent, renouvellent, donnent un sens nouveau à ce qui est déjà connu » (Fleck, 1935, 2008, p. 73). Le choix de cette référence oblige évidemment à un transfert entre univers de la science et univers des idées philosophiques et pédagogiques, ce qui est en soi un objet de débat, j’en conviens. Il contrevient aussi aux thèses qui ont été développées par les trois philosophes lyonnais de l’éducation qui se sont succédé sur la chaire de « science de l’éducation » puisque, depuis la nomination de Thamin en 1884, les trois se retrouvent fondamentalement dans l’idée que, si enseignement et éducation doivent bénéficier des apports de celle-ci, la recherche scientifique reste toujours périphérique par rapport à l’intériorité de la conscience, libérée, voire libre au fond, de tout déterminisme. Justement, le style et le collectif de pensée lyonnais sont indéniablement spiritualistes, comme en témoigne – entre autres - la manière dont Bourjade rejoint in fine la vision de la conscience morale exposée avant lui par Chabot. Le processus à l’œuvre au cours du premier XXe siècle à Lyon peut alors se définir comme procédant d’un spiritualisme structurel sur lequel tend à se greffer une positivité scientifique de plus en plus affirmée (Mole, Robert, Gautherin, 2015). Ainsi, la production éditoriale de Bourjade (qui n’a pas marqué profondément le champ de la psychologie de langue française) se révèle globalement d’orientation « scientifique », le proprement « philosophique » se voyant renvoyé à des incises de nature spiritualiste dans les pages conclusives de ses ouvrages, concordant avec des propos de ses prédécesseurs, ou à un hors-champ professionnel (des interventions dans une « société » vouée à la discussion conceptuelle mais de portée extrêmement restreinte).
C’est d’ailleurs là que se noue un point au sujet duquel je voudrais avancer d’autres éléments de ma conclusion. Style et collectif de pensée semblent en effet prendre le contre-pied de ce qu’on entend par pensée philosophique qui suppose, via la création de concept(s) au sens fort (Deleuze, Guattari, 1991), la prééminence d’une affirmation cognitive personnalisée par rapport à la réitération de simples figures de style précisément22 . Eu égard à la question initialement posée par le colloque, les trois Lyonnais principalement considérés ici ressortissent de toute évidence à la catégorie des professeurs plus qu’à celle des philosophes. Cette distinction valant aussi pour la philosophie générale, un Lyonnais, présent dans les débats de la Société lyonnaise de philosophie dès la fin des années 1920, et qui s’affirmera dans le champ de la philosophie française après la Seconde guerre dans une version personnaliste chrétienne progressiste, très largement imprégnée de rationalisme, se distingue : Jean Lacroix23 . Celui-ci échappe pour plusieurs raisons au cantonnement catégoriel au seul rang de professeur, qu’il est aussi (en khâgne, au lycée du Parc) ; sans être un grand créateur, il a acquis – d’abord par sa participation à la rédaction d’Esprit puis par ses chroniques philosophiques au Monde – une place singulière, entre professeur au sens restreint (là où se situent Thamin, Chabot et Bourjade, qui ont été au centre de cette étude) et pleinement philosophe au sens de Deleuze-Guattari. Baignant initialement dans le même microcosme lyonnais que les trois professeurs en éducation, Jean Lacroix s’est en effet révélé comme un « passeur » de haut niveau (non simple vulgarisateur) à travers ses ouvrages et sa présentation critique des évolutions de la philosophie à l’intention de larges publics, doté par là-même d’une image d’une autre nature que celle de l’enseignant, et débordant largement au-delà des frontières de l’éducation ; il s’est hissé à un statut national de véritable « intellectuel » dont la voix peut compter dans le débat public24 . Avec une personnalité comme la sienne, nous accédons, me semble-t-il, à un autre maillon de la chaîne graduelle qui va des professeurs aux philosophes, question en arrière-plan de la thématique initiale.
À la question : qui sont, et que font, les trois « philosophes » lyonnais de l’éducation du premier XXe siècle ? cette contribution espère avoir apporté non seulement la réponse : des professeurs de philosophie spiritualistes à volonté de scientificité, mais un étayage un peu approfondi, à base d’archives, les faisant apparaître comme des formateurs déterminés et parfois créatifs, traitant philosophiquement – quoique pas toujours – de questions d’éducation, ne s’affirmant parfois pleinement philosophes que dans le cercle fermé des débats d’une société philosophique locale (s’emparant alors de multiples thèmes philosophiques), bref assez proches des futurs « psychopédagogues » des Écoles normales d’instituteurs et institutrices.
Références :
Deloche, Bernard (2019). Bref panorama de la philosophie lyonnaise du XXe siècle, in Collectif, Histoires lyonnaises : Lyon, bulletin septembre 2018-juin 2019.
Gautherin, Jacqueline (2002). Une discipline pour la République. La Science de l’éducation en France (1882-1914), Berne : Peter Lang.
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix (1991). Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : éds de Minuit.
Robert, André D., Mole Frédéric, Poizat D., éds, (2015). 70 ans de sciences de l’éducation à Lyon. Lyon, Université Lumière Lyon 2 (brochure ISPEF, édition revue et augmentée).
Robert, André D., Mole, Frédéric, Gautherin, Jacqueline. (2015). La science de l’éducation à Lyon : entre initiative d’Etat et histoire pédagogique locale, la greffe d’une positivité scientifique sur une tradition spiritualiste (1884-1945), in Historia de la Educacion, Salamanca, vol. 34, pp. 245-262.
Loeffel, Laurence (2014). Le Spiritualisme au XIXe siècle en France : une philosophie pour l’éducation ? Paris : Vrin.
Bellantone, Andrea, et Vieillard-Baron, Jean-Louis (dirs). (2022). Figures du spiritualisme : de Biran à Boutroux. Paris : Hermann.
Devarieux, Anne. (2004). Maine de Biran, l’individualité persévérante. Grenoble : J. Millon.
Mialaret, Gaston (1996). Les Sciences de l’éducation. Paris : PUF. Coll. Que sais-je ? 7e éd.
Meyer, Michel (1986). De la problématologie : philosophie, science et langage. Bruxelles : P. Mardaga.
Fleck, Ludwik (1935, 2008). Genèse et développement d’un fait scientifique. Paris : Flammarion. Coll. Champs.
Archives :
Institut Pédagogique de l’Université de Lyon (1913, 1914). Conférences de la semaine pédagogique. Lyon : A. Rey imprimeur-éditeur. Vol. 1 et 2. Lyon, Archives municipales, opuscules.
Société lyonnaise de philosophie. (1924-1930). Comptes rendus des séances. Lyon, Archives municipales, documents ronéotés.
Notes
- [←1 ]
L’influence profonde du catholicisme dans la ville a été montrée. Cf. André Latreille et R. Gascon, Histoire de Lyon et du Lyonnais, Toulouse, Privat, 1975.
- [←2 ]
Société rhodanienne de philosophie.
- [←3 ]
Thamin (1857-1933) ; Chabot (1857-1924) ; Bourjade (1883-1947).
- [←4 ]
« Et quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? », Deleuze et Guattari, 1991, p. 32.
- [←5 ]
Gautherin, 2002, p. 53.
- [←6 ]
Voir Deleuze, Guattari, op. cit., et ma conclusion.
- [←7 ]
Celle-ci sera occupée par son successeur, Charles Chabot.
- [←8 ]
L’école sur mesure. Revue pédagogique, n° 7, 15.07. 1910
- [←9 ]
Société pour l’étude psychologique de l’enfant, fondée en 1900 par Alfred Binet.
- [←10 ]
Il me semble qu’on retrouvera cette tension dans la manière qu’ont eue ultérieurement des professeurs de philosophie d’assumer la fonction de professeur de « psychopédagogie » en École normale d’instituteurs.
- [←11 ]
Le pluriel a ainsi fait son apparition dans le document administratif, volontairement ou non.
- [←12 ]
Il existe néanmoins une publication de Bourjade, publiée par la Société des lettres de l’Aveyron (département d’où est originaire l’auteur), La Formation de la philosophie de Maine de Biran, sans date.
- [←13 ]
Ante mortem : Essai d’interprétation psychopédagogique des formes enfantines de l’explication causale chez quelques écoliers, 1927, L’Intelligence et la pensée de l’enfant, 1937 ; Post mortem : Principes de caractérologie, 1955, Etudes de psychologie de l’enfant, 1962.
- [←14 ]
Il a été ainsi question du « succès de la semaine pédagogique organisée annuellement par M. Bourjade », note du recteur d’Académie de Lyon, 17 juillet 1931 (Archives nationales F/17/25104).
- [←15 ]
Voir l’opuscule 70 ans de sciences de l'éducation à Lyon, Université Lumière Lyon 2, janvier 2015, p. 15-17.
- [←16 ]
Réseau interconfessionnel (catholique, juif, protestant), présidé par Pierre Garraud, doyen de la Faculté de Droit. Parmi les principaux animateurs, on trouve le père Chaillet et l’abbé Alexandre Glasberg (fait « juste parmi les Nations ») ; le réseau était placé sous le patronage du cardinal de Lyon, Gerlier, et du pasteur Boegner. Voir P. Chaillet, Témoin de la Résistance spirituelle, Paris, Fayard, 1988.
- [←17 ]
Publications de 1898 chez Félix Alcan.
- [←18 ]
Librairie Armand Colin.
- [←19 ]
Chabot cite la conférence de M. Berthonneau, La Méthode positive dans l’enseignement, Paris, Alcan, 1913.
- [←20 ]
« L’art médiéval, jusqu’au XIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance ou ne tentait pas de la représenter », L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, éd. 1973, p. 23.
- [←21 ]
Au sens d’objet d’une conclusion arrivant au terme d’une argumentation rationnelle.
- [←22 ]
« Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas créé ses concepts ? » s’exclament Deleuze et Guattari (1991, op. cit.,p. 11) après avoir cité Nietzsche : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir » (Posthumes, 1884-1885, Œuvres philosophiques, XI, Gallimard, p. 215-216).
- [←23 ]
Voir notice : https://maitron.fr/spip.php?article136571, notice LACROIX Jean, Paul, par Bernard Comte, version mise en ligne le 6 avril 2011, dernière modification le 1er juin 2021 (consultée le 18.07.2024).
- [←24 ]
P. Ory : « homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation du politique, producteur ou consommateur d’idéologie » in Ory, P., Sirinelli, J.-F., Les Intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, A. Colin, 1986.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292