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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : SMITH, C. (2025). Contourner, appliquer ou transformer. Sur Derrida et les implications politiques d’une philosophie de l’éducation Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-2-que-fait-un-philosophe-en-education-et-que-fait-en-retour-l/article/contourner-appliquer-ou-transformer-sur-derrida-et-les-implications-politiques]
Contourner, appliquer ou transformer.
Sur Derrida et les implications politiques d'une philosophie de l'éducation
Claude Smith
Ireph ; Académie de Créteil
Résumé : Cette contibution se propose de rendre compte des principaux enjeux de la pensée de Derrida sur l'éducation, depuis les remarques sur l'Émile, jusqu'aux réflexions plus tardives sur les relations entre enseignement et pouvoir, ou sur la crise de l'enseignement philosophique.
Une tension s'y trouvera mise en évidence, entre :
-le type de l'éducateur rousseauiste, attaché à « reconstituer le plus naturellement possible l'édifice de la nature », mais selon une logique de « suppléance » qui porterait toujours en elle-même les prémisses de son inéluctable altération ;
-et le type de l'éducateur « fonctionnaire », zèlé représentant de « la puissance publique appliquée à l'instruction de la jeunesse » ;
Au-delà de ces types, se dessine une tentative pour définir les conditions d'un « pas au-delà » de la reproduction systématique de contenus idéologiques intéressés, et d'une ouverture de l'espace éducatif à l'irruption de la nouveauté, ou de l'altérité.
Mots clés : Philosophie – Éducation – Politique – Derrida.
Abstract : This contribution sets out to give an account of the main issues in Derrida's thinking on education, from his remarks on Emile to his later reflections on the relationship between teaching and power, or on the crisis of philosophical teaching. It highlights he tension between:
-the Rousseauist type of educator, committed to ‘reconstituting as naturally as possible the edifice of nature’, but according to a logic of ‘substitution’ which would always carry within itself the premises of its ineluctable alteration;
-and the type of ‘civil servant’ educator, the zealous representative of ‘public power applied to the instruction of youth’;
Beyond these types, there is an attempt to define the conditions for a ‘step beyond’ the systematic reproduction of ideologically interested content, and an opening up of the educational space to the irruption of novelty, or otherness
Keywords : Philosophy – Education – Politics – Derrida.
Le genre d'élaboration dans lequel Derrida s'est rapidement engagé, sous le nom de « déconstruction », ne semble pas pouvoir se prêter aisément à un traitement de type « pédagogique ». On trouverait plutôt chez lui, de ce point de vue, une certaine proximité avec le pessimisme d'un Freud, qui n'hésitait pas à déclarer que l'art d'éduquer, comme l'analyse ou l'art de gouverner les hommes, devrait être considéré comme un « métier impossible » (Freud, 1937) – c'est-à-dire un métier où l'on peut d'avance être sûr d'échouer1 .
On se trouve à ce propos d'emblée renvoyé à une question complexe concernant l'activité « éducative » en tant que « métier », et les critères d'évaluation de ses « réussites ». Si l'on entend par métier une techne, avec sa fin déterminée, répondant à un besoin spécifique, à l'aide de moyens appropriés, alors l'« échec » pourrait sembler facile à situer – en termes de moyens mal adaptés. Mais la difficulté tient ici au fait que la fin elle-même n'est pas immédiatement claire : instruction ? autonomie ? formation (à un métier, au savoir-vivre, à la moralité, à la civilité, à la citoyenneté...) ?... Cette indétermination quant à la finalité éducative se trouve encore compliquée, dans le contexte de la « déconstruction », par le fait que celle-ci ne se laisse pas présenter comme un programme, comme un plan, ni comme un projet.
Reste que, si la réflexion de Derrida sur l'éducation n'est pas l'aspect le plus connu, ni le plus étudié, notamment en France, de son travail, elle n'en occupe pas moins une place significative dans son œuvre2 . On sait que Derrida a participé activement à toutes sortes de mobilisations, colloques ou groupes de réflexion, impliquant autant de prises de position sur des questions d'éducation : création du GREPH, « États généraux de la philosophie », rédaction, avec Bouveresse, d'un rapport sur l'enseignement de la philosophie, etc. Mais aussi, et peut-être surtout, il n'a cessé de mener une réflexion sur sa propre expérience d'enseignant. Or cette expérience se présente d'abord comme l'épreuve d'une difficulté, voire d'une tension spécifique, sur les termes de laquelle nous tenterons d'insister ici, entre répétition de l'histoire de la philosophie (Derrida est d'abord « répétiteur ») et entreprise de recherche conçue comme tentative d'investigation créatrice. À s'affronter à cette difficulté, ou à cette tension, on tentera d'insister sur le fait que Derrida semble toujours être resté sensible au caractère irréductiblement politique des points de vue sur l'éducation – en raison des contraintes qui s'exercent sur elle, mais aussi du projet dont elle se veut porteuse.
`Ainsi prises à la fois dans une activité incessante de lecture de la tradition philosophique, et dans l'originalité d'une trajectoire de pensée, les réflexions de Derrida sur « les points de vue en matière d'éducation » pourraient-elles être ramenées, pour la commodité de cette rapide présentation, à la mise en évidence de la récurrence de quelques « types », dont on proposera ici un rapide repérage.
I -Le type de l'éducateur « rousseauiste »
Un premier axe de réflexion sur l'éducation se dessine dans l'œuvre de Derrida à l'occasion de sa lecture de Rousseau. Si la seconde partie de De la grammatologie, largement consacrée à un travail de mise en perspective de l'Essai sur l'origine des langues, a surtout pour propos de souligner le rôle de la logique du « supplément » dans le rapport de Rousseau à l'écriture, elle ne manque pas au passage de mettre en évidence la prégnance de cette logique jusque dans l'Emile, c'est-à-dire jusque dans la conception rousseauiste de l'éducation. On s'arrêtera ici plus précisément sur ce qui lie à cette occasion, aux yeux de Derrida, le pédagogique au politique.
Il s'agit d'abord de montrer comment « l'enfance », chez Rousseau, représente une limite : une situation de « présence » pleine, encore indemne des corruptions de l'âge adulte, et en quelque sorte préservée de l'opacité des signes verbaux, comme du privilège de l'apparence sur l'être. Une difficulté surgit néanmoins très vite, du fait que cette présence « naturelle » se trouve d'emblée « entamée » : l'enfance est aussi la première manifestation de déficience ; et c'est cette déficience même qui, dans la nature, appelle la « suppléance ».
C'est elle aussi qui permettrait de déterminer les tâches d'une pédagogie. Son rôle apparaît dans ce contexte comme nécessaire, autant que paradoxal : comparable en cela à la culture en général, l'éducateur se devrait d'intervenir, mais le moins possible, et le plus tard possible. Le danger, c'est que la société se présente comme toute-puissante dans le processus culturel de transmission des habitudes, qui est aussi inculcation de valeurs et de normes, potentiellement perverses et incontrôlables. L'éducation « solitaire » dès lors préconisée par Rousseau est une tentative pour échapper à certains aspects de cette influence : il s'agit de créer des situations à travers lesquelles l'enfant puisse expérimenter son pouvoir, éprouver par lui-même la distinction du possible et de l'impossible, et régler en les exerçant la croissance de ses forces. On sait quelle influence ces analyses ont pu avoir jusque sur certaines approches constructivistes en pédagogie, lorsqu'elles préconisent que l'enfant « construise son propre savoir », ou insistent sur le fait que « l'apprenant » doit être actif dans ses apprentissages, mais qu'elles tentent aussi par là même d'altérer le rôle de l'enseignant, ramené à une activité de mise en place d'« environnements propices », tandis que le sujet devrait faire l'essentiel des apprentissages par lui-même. Une fois reconnue la dimension novatrice, et potentiellement libératrice, de telles propositions, en tant qu'alternatives aux discours traditionnels et unilatéraux sur l'enfance comme sauvagerie à dompter, sur le mode d'un quasi-dressage, la discussion critique à leur propos, telle qu'elle peut s'ébaucher à partir de la lecture de Rousseau par Derrida, doit néanmoins porter sur le degré d'« indépendance » accordé aux besoins et intérêts enfantins, par rapport à leur « dehors » social, aux institutions, ou à l'altérité en général.
D'ailleurs Rousseau note lui-même, nous rappelle Derrida, que la pédagogie ne saurait esquiver le problème minimal de l'imitation, et de son rôle complexe dans l'éducation. La complexité vient ici du fait que, alors que l'enfance est pensée comme ce qui devrait être soustrait à l'usage néfaste des signes « séparés », ou fétichisés, l'imitation est précisément ce qui, de la façon la moins contrôlable, à la fois interdit et tolère (structurellement) l'usage pervers des signifiants :
- d'une part, l'enfant doit commencer par l'imitation (et par le recours aux exemples) ; c'est la « bonne » imitation, avec ses effets bénéfiques sur l'apprentissage comme sur la maturation ;
- mais d'autre part et en même temps, toute imitation porte en elle-même les prémisses de son altération ; en pratiquant l'imitation selon le signe de la mémoire, et non plus seulement selon le cœur, l'enfant menace toujours d'en venir à se contenter de « donner des signes » (et de basculer par là du côté de la perversité et des signes opaques).
On retrouve donc à l'œuvre, dans ces textes de Rousseau, la logique du « supplément », avec les ambivalences dont elle est indissociable : l'éducation, dont on a vu qu'elle assumait un rôle de nécessaire suppléance, et qui est à ce titre une chance pour l'humanité, ne peut manquer d'être en même temps l'origine de toutes ses possibles perversions.
Ces développements peuvent être mis en rapport avec le versant plus directement politique de la pensée de Rousseau : « Ici, nous dit Derrida, les problèmes du droit naturel, des rapports entre la nature et la société, les concepts d'aliénation, d'altérité et d'altération, s'adaptent très spontanément au problème pédagogique » (Derrida, 1967 -1, p. 210). Ils semblent en effet toujours vouloir commencer par considérer la représentation comme une sorte d'accident à éviter, potentiellement fatal pour la présence à soi, qu'elle soit celle de l'enfant ou celle du citoyen. Et cette position du problème ne peut qu'éluder, aux yeux de Derrida, de façon toute aussi récurrente, l'impossibilité de poser une présence d'« avant » la représentation, alors même que celle-ci « l'habite comme la condition même de son expérience, du désir et de la jouissance » (Derrida, 1967 -1, p. 419).
Au-delà des analyses proposées dans De la grammatologie, Derrida ne cessera donc dès lors de s'inquiéter de la fragilité des orientations pédagogiques prétendant préserver la « naturalité » de l'expérience enfantine des écueils de la médiation ou du social en général. Sous prétexte de « naturaliser » ce qui n'a jamais été « naturel », elles ne feraient en réalité que neutraliser, ou plutôt dissimuler, « dans un effet de neutralité, l'éternisation active d'une force et d'un appareil » (Derrida, 1990, p. 113).
D'une force : la situation pédagogique pourrait en effet être largement compliquée, en faisant insister les ambiguïtés liées à la position de l'éducateur lui-même. Au-delà de l'isolement éducatif utopique imaginé par Rousseau, les pédagogies « constructivistes » font peut-être trop vite abstraction de la fonction sociale que l'éducateur assume, dans ses conditions réelles d'exercice, et ceci lors même qu'il fait tout pour tenter de la faire oublier. On ne saurait isoler radicalement, dans l'éducateur, l'homme de savoir, ou d'expérience pédagogique, et l'homme de pouvoir : toute question posée en contexte éducatif est en réalité d'emblée « informée par un système de forces, investie par une batterie de formes déterminantes... » ; elle est aussi « toujours posée (déterminée) par quelqu'un (…), à un moment donné, un lieu, etc. », toutes conditions qui en tant que telles échappent même, sur une certaine limite à tout « contrôle individuel et conscient, représentable » (Derrida, 1990, p. 142).
D'un appareil : la situation pédagogique n'a de toute façon jamais socialement la forme de celle, héroïque et solitaire, imaginée par Rousseau. On a donc toujours affaire aux « structures d'une institution pédagogique » constituée, et Derrida considère que celles-ci ne sauraient être secondarisées ni traitées comme simples « cadres » », inessentiels ou extérieurs à l'activité pédagogique elle-même. C'est au contraire « depuis l'intérieur » que des « forces » et « intérêts » s'imposent en réalité d'emblée au « processus d'enseignement ». Tout enseignement institué (mais y en eut-il jamais d'autres?) impliquerait donc d'avoir à se situer à l'intérieur d'un « champ agonistique hétérogène », pour y assumer une position, ou pour y « prendre parti » (Derrida, 1990, p. 114).
II -Le type de l'éducateur « fonctionnaire »
Ainsi, à la fiction éducative construite par Rousseau, pourrait-on opposer la description par Diderot de réalités éducatives peu contournables, dès lors qu'elles s'actualisent dans des conditions déterminées, et s'articulent à des institutions, qu'aucune volonté de « retrait » pédagogique idéalisé ne saurait durablement contourner : la visée de formation, jamais tout-à-fait absente en creux et malgré les dénégations, de sujets ou de citoyens, de « particuliers instruits, honnêtes et même aimables » ou de « bons époux et de bons pères », ou encore d'« hommes de grand goût », voire de « ministres édifiants, éclairés et paisibles » – soit autant de modèles sociaux requis par ces instances instituées que sont le souverain et l'empire, la société et la famille, voire la « république des lettres » ou la religion3 . Un tel réalisme dans la description nous est donné à méditer, en contrepoint, même si Derrida insiste en même temps sur le fait qu'aucun corps enseignant n'a jamais été, « sans clivage et de façon homogène, la représentation servile d'un pouvoir politico-religieux lui-même travaillé par des contradictions » (Derrida, 1990, p. 132). Elle correspond néanmoins, à ses yeux, à un certain mécanisme de répétition à l'œuvre, structurellement, dans l'enseignement – même lorsqu'il ne s'agit plus dans ses institutions, comme au XVIIIe siècle, de la stricte « dictée » d'un cours, répétant « un contenu fixe et contrôlé ».
En résulte-t-il que l'éducateur soit pour autant simplement voué à endosser le rôle social de formateur efficace auquel l'invitent telles instances sociales déterminées, ou le service de l'État ? – par exemple, à titre de « répétiteur », comme l'a expérimenté Derrida, ou chaque fois qu'il s'agit en fait essentiellement de répéter et de faire répéter, ou de reproduire et de faire reproduire « des formes, des normes et un contenu ». La description ne se veut pas ici trop naïvement caricaturale : un répétiteur, par exemple, prodigue aussi conseils et soutiens dans l'acquisition des connaissances ; il s'agit pour lui, grâce aux enseignements d'une tradition de devanciers, d'apprendre et de faire apprendre ce qu'on ne pouvait pas encore savoir ni comprendre. À la différence du modèle « spontanéiste » précédent, l'enseignant de ce type assume la nécessité du travail d'imitation (de connaissances et de techniques), et une certaine dimension d'hétéronomie.
Mais il garde aussi en vue l'autonomie : la présence du maître s'efface progressivement, à mesure que celui qu'il forme parvient à s'assimiler ses leçons, jusqu'à pouvoir se passer de lui. Un tel modèle est même explicitement revendiqué par Derrida, par exemple dans la description, à peine ironique, qu'il propose de son rapport initial à Foucault : il y est question de ce « dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple », d'abord interdit de réponse par la voix intériorisée du maître qui toujours d'avance le conteste, mais qu'il pourrait finalement commencer à « proférer » et à articuler, à mesure que la présence paralysante du maître se dissipe en lui (Derrida, 1967, p. 51-52). Mais ceci supposerait aussi qu'on parvienne à sortir d'un certain rapport de circularité systématique, constitutif du rapport de maître à disciple.
Reste en effet que dans cette dimension de répétition, inséparable de la situation d'enseignement, nous rappelle Derrida, l'emprise d'un pouvoir institué et de ses normes. La perspective même de l'autonomie ou de l'émancipation, conçue en termes de « progrès » et de développement linéaire, se trouve en effet, dans de cadre de l'institution, systématiquement reformulée sous forme d'objectifs éducatifs ciblés et intéressés, fixés dans des programmes.
Dans la réflexion sur l'éducation, la nécessité structurelle de cette composante se trouve significativement mise en évidence à partir d'une perspective de type hégélien. Même si les propositions explicites adressées par Hegel au souverain prussien n'ont pas directement été prises en compte, et même si, au moment où Hegel écrit, la programmation des contenus éducatifs n'est pas encore tout à fait une affaire d'État, le travail de Hegel constitue clairement, aux yeux de Derrida, ce moment où une « systématique pédagogique » se lierait à une « systématique philosophique » de « la Raison comme État » (Derrida, 1990, p. 210). La logique de ces élaborations donnerait même ses contours à la situation culturelle de l'enseignement dans laquelle nous nous trouvons encore immergés, du point de vue de sa « structure générale », au point qu'on pourrait parler à cet égard d'un « âge de Hegel ».
Jouant sur cette référence à l'« âge », Derrida pointe d'ailleurs l'importance, dans la position par Hegel des problèmes éducatifs, d'une certaine réflexion sur les « âges de la vie » (enfant / jeune homme / homme fait / vieillard), explicitée au paragraphe 396 de l'Encyclopédie des sciences philosophiques. S'y révèle un rôle nouveau donné à la « naturalité », dans la justification des parcours de formation : si « l'âme naturelle » est ce qui demande à être éduquée, c'est à raison d'une structure téléologique par laquelle elle est toujours-déjà spirituelle, même si cette spiritualité n'est pas encore en elle pleinement développée (Derrida, 1990, p. 224). L'enjeu de l'éducation, c'est donc ce développement, lequel requerrait qu'elle soit lestée d'un « bon contenu ». Or qu'est-ce qu'un bon contenu, dans la perspective d'une insertion vertueuse dans le cercle de la spéculation ? Essentiellement : les humanités classiques, assorties d'un certain contenu dogmatique emprunté à la religion, étant entendu que pour Hegel, « l'État et l'Église ne s'opposent pas quant au contenu de la vérité et de la raison, mais seulement quant à la forme »4 . Il y aurait donc un « âge » pour l'inculcation des bons contenus de connaissance pré-philosophiques, avant même l'âge pour les penser, qui permettrait de préparer au mieux, en particulier, à la pratique de la « bonne philosophie ».
Dans un certain prolongement par rapport à la position hégélienne des problèmes, la réflexion de Victor Cousin sur l'enseignement apparaît dès lors, aux yeux de Derrida, dans le contexte français, comme emblématique d'un effort pour penser l'intrication irréductible de l'enseignement et de l'institution, avec la préoccupation constante d'une transmission de contenus adéquatement formatés. Il s'agit cette fois plus clairement d'une lutte pour le monopole de l'enseignement public, mais dans le cadre d'un État pensé comme « puissance publique appliquée à l'instruction de la jeunesse », et où le professeur de philosophie devrait faire office, par exemple, de « fonctionnaire de l'ordre moral, préposé par l'État à la culture des esprits et des âmes, au moyen des parties les plus certaines de la science philosophique ». On retrouve ici, avec toutes les ambiguïtés qu'il comporte, un certain recours à la « nature », pour justifier de la pertinence d'un contenu pédagogique déterminé. Dans son contexte argumentatif cousinien, mais aussi, au fond, nous dit Derrida, « comme toujours », le naturalisme est « immédiatement théologique » (Derrida, 1990, p. 188). On enseignera donc, au titre des « certitudes naturelles », avant tout « l'existence de Dieu, la liberté ou l'immortalité de l'âme » – soit un contenu d'enseignement pour le moins « disons par commodité, rassurant pour les forces dominantes » (Derrida, 1990, p. 186). L'insistance sur le « naturel », le recours à la nature pour justifier tel contenu ou telle forme d'éducation, apparaissent donc désormais comme des moyens privilégiés pour inculquer « cela même qu'on veut soustraire à la critique » (Derrida, 1990, p. 187).
Or c'est précisément la critique d'un tel rapport, insuffisamment interrogé, au pouvoir institué et à ses normes, qui sera dès lors l'objet principal des réflexions de Derrida sur l'éducation.
III -Esquisses. Pour un éducateur à venir
Commentant les conférences de Nietzsche « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement », Derrida retient l'appel qui s'y trouve lancé à l'écoute par une « autre oreille », qui ne soit plus l'écoute servile d'un enseignant fonctionnaire, assujetti au pouvoir d'État et relais de ses valeurs intéressées (Derrida, 1984). De cette critique énigmatique des « libertés académiques », il retient la volonté d'être « écouté autrement », et de risquer un « pas au-delà » de l'institution enseignante dans sa forme devenue habituelle d'appareil académique, et d'appareil de répétition.
Reste que pour Derrida, la critique devra être systématique, et ne pas se limiter à quelques « coups de griffe », lesquels « n'affectent pas le système en place », et « font au contraire partie du système prédominant, de son rapport à soi, de sa reproduction autocritique » (Derrida, 1990, p. 115). Contraint de se plier à une demande, qui est nécessairement celle de ce qui domine dans le système (il est le « représentant d'un système de représentation » - Derrida, 1990, p. 122), l'enseignant-répétiteur se trouve désormais, par l'effet de sa conscience critique, divisé ou « dissocié » d'avec lui-même, dans le moment où il continue d'appliquer « des règles auxquelles [il] ne croit plus ou plus tout à fait, qu'[il] critique même d'autre part et même avec violence » (Derrida, 1990, p. 123).
Le terme mis en avant pour rendre compte de cette emprise des valeurs dominantes est, « par commodité », celui d'« idéologie » (qu'il critique par ailleurs, en ce qu'il impliquerait la possibilité d'une conscience claire, son envers triomphant) : il s'agit de souscrire, ou de ne plus souscrire, à « l'idéologie impliquée dans la demande ». L'intérêt de ce lexique, c'est qu'il permet de se situer à proximité d'une tradition de critique sociale, dont Derrida semble assumer la dimension de radicalité5 . Pris dans un tel jeu de forces sociales, l'éducateur devient donc aussi « représentant d'un système de reproduction » (Derrida, 1990, p. 122), vis-à-vis duquel ses efforts pour se démarquer semblent toujours voués à s'épuiser de façon un peu dérisoire. Celui qui tente de prendre ses distances, à partir de sa position d'enseignant, peut bien « se donner une représentation théâtrale de sa liberté ou de son libéralisme », il n'en reste pas moins, plus ou moins directement, soumis à ce qui domine dans l'idéologie ou dans la politique, et qu'il ne peut cesser, au moins tendanciellement, de contribuer à reproduire.
Réussir à marquer un véritable écart critique par rapport à « ce qui domine dans le système », où faire un « pas au-delà », supposerait donc d'apprendre à déjouer les pièges d'une « puissante machine aux rouages complexes », faite de « chaînes de traditions et de répétitions » (Derrida, 1990, p. 126). Derrida s'engage dans ce type de démarche, mais considère qu'elle requiert un effort sans fin, jamais assuré de ses possibilités d'aboutissement. Elle s'identifie, sur une certaine limite, non seulement avec son travail d'enseignement, mais avec l'ensemble de son travail de pensée.
En effet, un système éducatif conçu essentiellement comme système de répétition serait aussi ce qui empêche tout « pas au-delà » au sens d'irruption du nouveau. Répéter, au sens de reproduire, c'est en définitive, nous dit Derrida, « ne rien produire », et s'interdire d'« innover, transformer, faire advenir le nouveau » (Derrida, 1990, p. 122). C'est « retarder » toute possibilité de nouvelle pensée, en même temps qu'on « retarde toujours sur les mœurs » (Derrida, 1990, p. 130)6 , et ce quoi qu'il en soit des tentatives ponctuelles, louables mais trop souvent vouées à la marginalité, de tel ou tel protagoniste du système.
À l'inverse, autoriser l'irruption de l'imprévu, dès lors qu'on a mis en cause les possibilités d'expression « spontanée » d'une enfance posée comme ressource ultime, ou agent actif et responsable de ses propres apprentissages, impose de penser à nouveaux frais le rapport à l'altérité dans la situation d'enseignement. Dès lors c'est ici « l'autre » enseignant, dans son altérité irréductible, qui devrait être envisagé comme ce qui autorise, et favorise, la rencontre avec la nouveauté, dans sa dimension aussi d'inconnu, voire d'étrangeté. À la suite de Lévinas, qui défendait déjà l'idée d'une éducation comme « don » d'un monde qui préexiste à l'élève et auquel il s'agit de l'introduire (Lévinas, 1961), Derrida radicalise le thème d'un enseignement instituant pour l'altérité de l'élève, mais dans un jeu de traces, en deuil de toute origine où ancrer son désir. C'est un tel partage, ouvert à l'altérité, qui rend aussi possible qu'advienne dans ce monde quelque chose comme un « événement », c'est-à-dire un élément de nouveauté imprévu puisque de toute façon imprévisible (Ruitenberg, 2015)7 . Contre toute perspective de modelage, ou de simple conformation à un archétype, il s'agit d'insister sur la nécessité de susciter une certaine inquiétude, inséparable de l'étonnement ou du désir d'apprendre. Par rapport aux tentatives de « pédagogie active », il s'agit cependant d'insister sur le fait qu'il s'agit avant tout de confronter à ce qui est étranger, et d'ouvrir un monde en suscitant l'intérêt, jusqu'en vue de sa transformation possible (ce qui est très différent de l'insistance sur la « motivation », en vue de telle ou telle réussite...).
Entre répétition et événement, l'acte d'enseignement, et l'acte éducatif en général, se trouve donc bien au cœur de la réflexion de Derrida, et les difficultés qui s'y trouvent liées semblent confirmer le caractère d'« impossibilités » qu'à la suite de Freud, nous proposions d'associer au départ à l'activité ou « métier » d'enseigner. La différence entre répétition et événement, c'est en effet aussi la différence entre « magister » et « signataire », dont Derrida dit quelque part qu'elle est « plus qu'une contradiction dialectique », « une incompatibilité » (Derrida, 1974, p. 7).
Mais cette distinction peut aussi sembler, pratiquement, presque s'effacer, comme lorsque Derrida lui-même, après avoir écrit le texte d'un séminaire, en lit le contenu face à un auditoire. Ce que faisant, il tente aussi, bien souvent, de déstabiliser quelques sémantiques socialement établies, et d'ouvrir pour ses étudiants des possibilités de penser autrement, éventuellement à contre-courant, quoique sans ignorer la force des héritages.
En ce point semblent aussi se rejoindre, d'une certaine façon, les dimensions de l'« enseignement » et de la « recherche », pour autant qu'elle ne sont pas sans rapport avec la tension complexe, précédemment soulignée, entre « magister » et « signataire ». Ce qui pourrait pousser à s'interroger sur une restriction possible de la réflexion de Derrida sur l'éducation au travail universitaire. À ceci près que ce que cette réflexion peut suggérer, c'est qu'il n'y a pas de professeur qui ne soit, ou ne puisse être, en un certain sens, « chercheur ». Tout enseignant a à charge d'introduire à un monde, mais aussi de contribuer à sa transformation possible, et à l'avènement du nouveau. Certes, il peut sembler difficile de concevoir une formation initiale comme moment de critique radicale, dans la mesure où il n'y a de déconstruction possible que de savoirs déjà inculqués, et qu'il faut un temps pour la transmission paisible de savoirs élémentaires. Mais reste toujours la possibilité de veiller à une certaine souplesse dans la « programmation », et de préserver l'espace pour l'irruption d'événements imprévisibles.
Derrida s'est parfois demandé comment concilier maîtrise et abandon de la maîtrise, « avoir lieu », et « non-lieu » du maître, ou encore « hétérodidactique » et « autodidactique » (Derrida, 1990, p. 521). Mais il semble aussi évoquer une sorte d'hétérodidactique généralisée où maître et disciple, enseignant et apprenant, s'exposent sans fin aux l'interventions des uns ou des autres – jusqu'à cette « hétérodidactique entre vie et mort » (Derrida, 1993, p. 14), où l'on ne pourrait « apprendre à vivre » que dans le commerce des fantômes. Par quoi il insiste sur l'idée qu'il ne s'agit pas tant, en quelque sens qu'on l'entende, de « faire vibrer comme une flèche » quelque « adresse irréversible et dissymétrique », que d'apprendre à s'exposer ensemble, même si chacun peut et se doit parfois d'assumer sa place ou sa fonction, à l'irruption de l'altérité.
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Bibliographie :
Althusser, L. (1970). "Idéologie et appareils idéologiques d'État", in La Pensée, n° 51, repris dans Positions, Éditions Sociales, 1976.
Derrida, J. (1967 -1). De la Grammatologie, Minuit.
Derrida, J. (1967 -2). L'écriture et la différence, Point Seuil.
Derrida, J. (1974). Glas, Galilée.
Derrida, J. (1984). Otobiographies, L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galilée, reprise partielle du séminaire "La vie la mort" de 1975-1976.
Derrida, J. (1990). Du droit à la philosophie, Galilée.
Derrida, J. (1993). Spectres de Marx, Galilée.
Diderot, D. (1775-1776), Plan d'une université pour le gouvernement de Russie, e-book Ligaran, 2015.
Freud, S. (1937). « Analyse terminée, analyse interminable », rééd. PUF, Quadrige, 2019.
Hegel, G. W. F. (1817-1830), Encyclopédie des sciences philosophiques, III, trad. Vrin, 1988.
Hegel, G. W. F. (1820), Principes de la philosophie du droit, trad. Vrin, 1982.
Lévinas, E. (1961). Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, réed. Le livre de poche, 1991.
Rousseau, J.-J. (1762), Émile ou De l'éducation, réed. Garnier-Flammarion, 1970.
Ruitenberg, C. W. (2015). Unlocking the world, Education in an Ethic of Hospitality, Routledge.
Notes
- [←1 ]
1Déclaration à entendre aussi, bien sûr, en écho à Kant et à ses Leçons sur l'éducation : « Il est deux découvertes humaines que l'on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l'art de gouverner les hommes et celui de les éduquer ».
- [←2 ]
2On peut renvoyer, à ce propos, à telle déclaration sans équivoque de Derrida lui-même : « La déconstruction [(]...] a donc toujours porté en principe sur l'appareil et la fonction d'enseignement en général, l'appareil et la fonction philosophique en particulier et par excellence » (Derrida, 1990, p. 118-119).
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3Cf. Diderot, Plan d'une université pour le gouvernement de Russie, 1775-1776 (cité dans Derrida, 1990, p. 132).
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4Cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270 (cité dans Derrida, 1990, p. 213).
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5Il y aurait beaucoup à dire, ici, sur les rapports entre ces développements et les analyses proposées par Althusser en 1970 dans son étude « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat » (Althusser, 1970). Une des différences principales de perspective réside sans doute précisément dans le statut ultime attribué aux idéologies. On n'en remarque pas moins une certaine proximité dans les approches, qui rend un peu surprenante l'absence de toute référence à ce texte, de la part de Derrida.
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6Derrida cite ici Canivez, mais propose d'élargir sa description jusqu'à affirmer que « cette structure retardataire de l'enseignement peut toujours être interrogée comme répétition », du fait de la « structure sémiotique » même de la situation enseignante – la référence de tout signifiant enseigné à l'autorité d'un signifié préalable.
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7Claudia W. Ruitenberg, en prenant appui sur Derrida, s'attache à concevoir l'enseignement comme traduction critique d'un héritage culturel transmissible et identifiable.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292