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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : BOUDINET, G. (2025). J.-F. Lyotard : philosophe de l’enfance ou de l’éducation ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-2-que-fait-un-philosophe-en-education-et-que-fait-en-retour-l/article/j-f-lyotard-philosophe-de-l-enfance-ou-de-l-education]
J.-F. Lyotard : philosophe de l’enfance ou de l’éducation ?
Gilles Boudinet
Éducation, Cultures, Politiques (ECP)
Université Lyon 2
Résumé : Le lien entre la pensée de J.-F. Lyotard et la question de l’éducation est ici abordé selon un débat repérable dans de récentes publications : le philosophe consacre-t-il une partie de son œuvre à une philosophie de l’éducation, ou à une philosophie de l’enfance qui le conduirait à dénier l’éducation ? Ce débat est ici suivi au travers des thèses sur le postmoderne, la notion même de l’enfance, celle des langages et de leur différend, pour conduire à la proposition d’un retournement : il ne s’agit plus de penser l’éducation comme ce qui permettrait le dépassement de l’enfance, mais d’y rechercher ce qui pourrait assurer à l’enfance sa pérennité où se préserve une faculté à penser et à apprendre au titre d’une résistance à la déshumanisation du monde contemporain.
Mots-clés : Lyotard, postmoderne, enfance, éducation, langage
Abstract : The link between J.-F. Lyotard’s though and the question of education is here accorded to a debate that can be identified in recent publications: does the philosopher devote part of his work to a philosophy of education, or to a philosophy of childhood that occults education? This debate is followed here through the theses on the postmodern, the notion of childhood, then of languages and their failure, to lead to the proposal of a reversal: it is no longer a question of thinking education as what would allow the overcoming of childhood, but the question is to look for what could ensure the sustainability of childhood where a faculty of thinking and learning is preserved as a resistance to the dehumanization of the contemporary world.
Keywords : Lyotard, postmodern, childhood, education, language
J.-F. Lyotard : philosophe de l’enfance ou de l’éducation ?
L’œuvre de Jean-François Lyotard est très souvent associée à la philosophie des langages, de l’art, du politique. Curieusement, le lien avec le domaine de l’éducation, avec ce qui pourrait relever d’une philosophie de l’éducation, est beaucoup moins souligné. Ceci, en dépit du succès international de La Condition postmoderne, publiée en 1979, qui était initialement un rapport de recherche sur les universités canadiennes. Ceci, en dépit aussi du propre métier d’enseignant, où la pédagogie même de J-F Lyotard s’incarne dans ses propres lignes, par exemple lorsqu’il s’attache à distinguer dans la dernière lettre du Postmoderne expliqué aux enfants, intitulée « Adresse au sujet du cours philosophique », le cours de philosophie du « cours philosophique » (Lyotard, 1986, p. 156).
Il importe toutefois de signaler de récentes publications qui soulignent l’adhésion de la pensée lyotardienne au champ de la philosophie de l’éducation (Boudinet, 2019). Par exemple, dans la collection « Key thinkers in Education », aux éditions anglophones canadiennes Springers, Kirsten Locke a récemment publié Jean-François Lyotard, Pedagogies of affect (Locke, 2022). En revanche, d’autres textes, eux aussi récents, postulent une orientation de la pensée lyotardienne qui, loin de concerner l’éducation, se focaliserait sur l’enfance. Marguerite Demoëte a ainsi fait paraître en 2023 dans le site Sahel Tribune un article « Philosophie : comment Lyotard transforme notre regard sur l’enfance ? ». Pour cet auteur, J.- F. Lyotard opère « un tournant en s’intéressant non pas à l’éducation des enfants mais à l’enfance en elle-même » (Demoëte, 2023). C’est aussi au nom de cette enfance que Pierre Lauret avait auparavant souligné le refus lyotardien de toute « doctrine humaniste de l’éducation » (Lauret, 2008, p. 47), refus qui pourrait laisser supposer une disjonction au regard de cette dernière au profit d’une seule spéculation sur l’enfance.
Le débat alors posé peut ainsi être formulé : J.-F. Lyotard, philosophe de l’enfance dont l’objet contourne le processus éducatif, ou philosophe de l’éducation sous le filtre d’une conception de l’enfance alors placée au centre du processus éducatif ? Ce débat est ici alimenté à partir d’une très sommaire synthèse de fragments lyotardiens dont le développement des commentaires prend déjà appui sur des éléments de La Condition postmoderne. Il sera ensuite poursuivi par la question de l’enfance, des langages et du différend pour déboucher en partie conclusive sur le paradoxe du « post-modo ».
L’ère postmoderne
L’analyse que présente La Condition postmoderne porte sur la légitimation des savoirs, au niveau de leur émergence et de leur production, et à celui de leur transmission. Il s’agit d’une part de la recherche scientifique, et d’autre part de sa diffusion, alors prise au degré le plus élevé de l’institution éducative, en l’occurrence l’enseignement supérieur. On se souvient de la thèse déployée à partir de la notion de jeux de langages : les instances de production et de diffusion des savoirs étaient auparavant légitimées par des grands récits, ou des métarécits, qui reconnaissaient le discours même de la science selon son appartenance à un système idéologique, éthique ou politique, comme l’émancipation du peuple par la science côté français, ou l’avènement de l’Esprit outre-Rhin. Pour le philosophe, quand le discours de ces instances « recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable […] on décide d’appeler ‘‘moderne’’ la science qui s’y réfère pour se légitimer » (Lyotard, 1979, p. 7). Toutefois ces grands récits ou métarécits, seraient en train de s’effondrer. « On tient pour ‘‘postmoderne’’ l’incrédulité à l’égard des métarécits », note ainsi J.-F. Lyotard (Lyotard, 1979, p. 7). La question posée est celle de la légitimation des savoirs, une fois que ces grands récits sont tombés, selon l’expression du philosophe, en « désuétude » (Lyotard, 1979, p. 7).
On devine les conséquences de cette thèse : la configuration pyramidale de l’éducation, ici prise au niveau le plus abouti de ses instances universitaires, n’est plus coiffée par un métarécit éthique ou politique qui en légitimait les sciences et savoirs. Ainsi se précise le passage, maintes fois souligné, d’un registre vertical à un autre horizontal, passage du triangle au réseau, voire même à ce qui sera métaphorisé par ailleurs en termes de rhizome1 . Du même coup, la parole magistrale du professeur cède le pas à l’information immédiate, ou au « net » dont ne pouvait parler à l’époque J.-F. Lyotard. Tout ceci sonne « le glas de l’ère du Professeur : il n’est pas plus compétent que les réseaux de mémoires pour transmettre le savoir établi » (Lyotard, 1979, pp. 87-88).
Dès lors, « puisqu’il faudra quand même apprendre quelque chose aux étudiants » (Lyotard, 1979, p. 83), l’enseignement ne concernera pas « les contenus, mais l’usage des terminaux » (Lyotard, 1979, p. 83). « La perspective d’un vaste marché des compétences opérationnelles est ouverte » (Lyotard, 1979, p. 84). Ainsi, « l’Encyclopédie de demain, ce sont les banques de données » (Lyotard, 1979, pp. 84-85). J.-F. Lyotard souligne à ce sujet un régime marqué par un « jeu à information complète » (Lyotard, 1979, p. 85) qui consiste en un « nouvel arrangement [par] la mise en connexion de séries de données tenues jusqu’alors pour indépendantes » (Lyotard, 1979, p. 85) où « le rapport au savoir n’est pas celui de la réalisation de la vie de l’esprit ou de l’émancipation de l’humanité ; c’est celui des utilisateurs d’un outillage conceptuel et de ses performances » (Lyotard, 1979, p. 86). D’ailleurs ici, comme J.-F. Lyotard le précise dans L’Inhumain, à l’inverse de toute médiation, « l’information est, par définition, un élément à vie brève. Dès qu’elle est transmise et partagée, elle cesse d’être une information, elle devient une donnée de l’environnement, et ‘‘tout est dit’’ : on ‘‘sait’’. […] La durée qu’elle occupe est pour ainsi dire instantanée » (Lyotard, 1988a, pp. 104-105).
Le régime est celui de la performance, de la « performativité », où la science, une fois affranchie des anciens grands récits, s’autolégitime par la scansion de sa puissance technologique et financière. « L’enjeu n’est pas la vérité, mais la performativité, c’est-à-dire le meilleur rapport input/output. L’État et/ou l’entreprise abandonne le récit de légitimation idéaliste ou humaniste pour justifier le nouvel enjeu : dans le discours des bailleurs de fonds d’aujourd’hui, le seul enjeu crédible, c’est la puissance » (Lyotard, 1979, pp.75-76). On retrouve ici ce que J.-F. Lyotard va nommer dans l’Inhumain le développement. Celui-ci signifie l’avènement de la compétitivité, la quête de l’efficience et « n’est pas aimanté par une Idée, comme celle de l’émancipation de la raison et de la liberté humaines. Il se reproduit en s’accélérant et en s’étendant selon sa seule dynamique interne » (Lyotard, 1988a, p. 18).
On mesure ici une interrogation liée à cet avènement de la performativité postmoderne, interrogation que suivra ensuite L’Inhumain : « que reste-t-il d’autre, comme ‘‘politique’’, que la résistance à cet inhumain » propre au système du développement (Lyotard, 1988a, p. 18) ? C’est déjà dans la quête de ce reste que l’œuvre lyotardienne jette les bases d’une philosophie de l’éducation à l’heure postmoderne, sur la voie particulière d’une déconstruction/reconstruction des concepts pour penser l’éducation, concepts dont l’application à l’épistémè postmoderne ne peut qu’être entravée par l’affirmation même de cette dernière. Aussi est-ce dans ce contexte que le philosophe pose la question de ce qu’il nomme « l’enfance ».
La question de l’enfance
Par ce terme « d’enfance », il ne faut pas alors entendre une période de la vie, mais une disposition de l’esprit : celle qui consiste à accueillir ce qu’on ne sait pas encore, à être hanté par un hôte inconnu. « L’enfance est l’état de l’âme habitée par quelque chose à quoi nulle réponse n’est jamais faite, elle est conduite dans ses entreprises par une arrogante fidélité à cet hôte inconnu dont elle se sent l’otage » (Lyotard, 1991a, p. 66). J.-F. Lyotard évoque ses cours à l’Université de Vincennes, où la « demande d’anamnèse, de déconcertation, d’élaboration n’a pas disparu » (Lyotard, 1986, p. 166), où l’enfance se ré-autorise : « la pensée a peut-être plus d’enfance disponible à trente-cinq ans qu’à dix-huit, et hors du cursus que dedans » (Lyotard, 1986, p. 166). Une nouvelle tâche de la « pensée didactique » (Lyotard, 1986, p. 166) se souligne ainsi : « chercher son enfance n’importe où, même hors de l’enfance » (Lyotard, 1986, p. 166).
Cette tâche se retrouve au centre de L’Inhumain. Les propos de J.-F. Lyotard s’opposent alors à un humanisme très lié à la modernité, qui fait de l’homme une valeur sûre n’ayant pas besoin d’être interrogée, et qui « a même autorité pour suspendre, interdire l’interrogation » (Lyotard, 1988a, p. 13). C’est en fait à un renversement qu’invite le philosophe en posant la question à partir d’une inhumanité. Une première acception du terme, au sens courant, est par exemple celle des systèmes qui détruisent les humains. Cependant, il existe une autre inhumanité, toute différente, « celle, infiniment secrète, dont l’âme est l’otage » (Lyotard, 1988a, p. 14) : l’in-humanité de l’enfant. Cette dernière est à chercher dans l’inachèvement de l’enfant, dans sa faiblesse première qui, d’ailleurs, justifie l’éducation. « Si les humains naissaient humains, comme les chats naissent chats […] il ne serait pas […] possible de les éduquer » (Lyotard, 1988a, p. 14). Les enfants humains ne sont pas « conduits par la nature, pas programmés » (Lyotard, 1988a, pp. 14-15). Ainsi ont-ils un « manque natif » (Lyotard, 1988a, p. 15) qui est suppléé par les « institutions qui constituent la culture » (Lyotard, 1988a, p. 15).
« Qu’appellera-t-on humain dans l’homme » ? se demande le philosophe (Lyotard, 1988a, p. 15). S’agit-il de « la misère initiale de son enfance » (1988a, p. 15), de son « indétermination native » (Lyotard, 1988a, p. 16) ? Ou bien de « sa capacité d’acquérir une ‘‘seconde’’ nature qui, grâce au langage, le rend apte au partage de la vie commune, à la conscience et à la raison des adultes » (Lyotard, 1988a, p. 15) ? Pourtant, il ne saurait être question d’envisager une résolution de « la misère initiale » de l’inhumain, au profit de son intégration culturelle au sein d’un système. La dialectique entre les deux laisse, selon J.-F. Lyotard, un « reste » (Lyotard, 1988a, p. 15), un élément « inaccordable » (Lyotard, 1988a, p. 17) où il faut penser. Ce dernier se situe dans une tension entre l’héritage de la nature première, et déjà profondément humaine, de l’in-humain et la mise en conformité avec sa « seconde nature », si l’on préfère avec les institutions de la culture. Cette tension advient par exemple dans ce qui « passe aussi pour institutionnel : la littérature, les arts, la philosophie » (Lyotard, 1988a, p. 15), dans les espaces, même institutionnalisés, de la liberté critique et créatrice. Il s’agit, précise le philosophe, « de traces d’une indétermination, d’une enfance qui persiste dans l’âge adulte » (Lyotard, 1988a, p. 15). Cette indétermination qui nous rend à tout jamais néoténiques hérite de l’extrême faiblesse de l’enfant qui reste « éminemment l’humain parce que sa détresse annonce et promet les possibles » (Lyotard, 1988a, p. 15).
Les langages et le différend
La faiblesse de l’infans est, par définition, celle de sa maîtrise des langages où, comme dans la Nachträglichkeit 2 chez Freud, les affects du monde éprouvé lui tombent dessus sans qu’il dispose de signifiants qui lui auraient permis de les métaboliser. « Par enfant, j’entends, précise J.-F. Lyotard, [une] condition d’être affecté alors que nous n’avons pas les moyens – le langage et la représentation – de nommer, d’identifier, de reproduire et de reconnaître ce qui nous affecte » (Lyotard, 2000, p. 121). L’enfant est ainsi déjà livré « sans défense aux autres » (Lyotard, 2000, p. 121) afin qu’ils lui prennent la main, qu’il y ait une mainmise des adultes, un manceps. Mais cette mainmise, par exemple celle véhiculée par les voix des parents, hérite elle-même de l’état d’enfance qui fut éprouvé par ces derniers. On ne s’émancipe pas d’un tel mancipium, on ne s’émancipe ni « de la plaie d’enfance ni de l’appel qui en est issu » (Lyotard, 2000, p. 121). Il y aura toujours cette plaie vive de l’inhumain dans l’humain, la possibilité constante d’être dépassé par ce qui nous affecte, que ce soit dans une expérience esthétique, intellectuelle, scientifique. Le legs des générations précédentes n’est pas une réponse, mais une énigme qui se transmet. « Même dans la tradition la plus ‘‘augmentée’’, la plus autorisée et la plus ‘‘reliante’’, l’énigme d’un quelque chose à quoi il n’est pas de réponse dans cette tradition doit continuer à habiter secrètement l’esprit » (Lyotard, 1991a, p. 77). La persistance de cette énigme suffit à maintenir l’esprit « en enfance, c’est-à-dire impréparé » (Lyotard, 1991a, p. 77). Tel serait le mécanisme non pas de l’enfance en elle-même, mais de la transmission d’une faille, d’une énigme à qui l’humain est redevable pour garder la disposition in-humaine à apprendre.
Cette faille, au sein des langages que nous ne posséderons ainsi jamais totalement, nous rendant infans tout au long de notre vie, était déjà annoncée dès 1971, dans Discours, Figure où le philosophe s’intéresse au figural, comme la face affective et intensive du discours, cette pénombre « qu’après Platon la parole a jetée comme un voile gris sur le sensible » (Lyotard, 1971, p. 11). Elle se poursuit dans le projet d’une écriture intensive que cherche L’Économie libidinale, publiée en 1974, où le philosophe explore le « différer de l’écriture » (Lyotard, 1974, p. 28) qui le conduit, en 1983, au Différend. « Dans le différend, précise J.-F. Lyotard, quelque chose ‘‘demande’’ à être mis en phrases, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant » (Lyotard, 1983, p. 30). Cette souffrance et cette faiblesse invitent les humains à « reconnaître que ce qu’il y a à phraser excède ce qu’ils peuvent phraser présentement, et qu’il leur faut permettre l’institution d’idiomes qui n’existent pas encore » (Lyotard, 1983, p. 30). Il faut aussi se souvenir que ce différend est aussi ce qui sous-tend le sublime, contact avec un inexprimable, pour lequel J. F. Lyotard révise l’analytique kantienne (Lyotard, 1983, 1991b) pour se référer à l’essai The sublime is now du peintre B.-B. Newman. J.-F. Lyotard observe que « l’inexprimable ne réside pas en un là-bas, un autre monde, un autre temps, mais en ceci : qu’il arrive (quelque chose) » (Lyotard, 1988a, p. 94). Comme un monochrome géant dont l’intensité nous saisit soudainement, nous tombe dessus, ce now « est inconnu à la conscience, il n’est pas constituable par elle. Il est plutôt ce qui la désempare, la destitue, ce qu’elle n’arrive pas à penser » (Lyotard, 1988a, p. 92). « L’événement arrive comme un point d’interrogation ‘‘avant’’ d’arriver comme interrogation » (Lyotard, 1988a, p. 92). Cet inexprimable assaille la conscience, avant toute défense, avant toute « garde » par les mots qu’on serait tenté de déployer face à la sidération, par exemple en jugeant, en commentant l’œuvre, en cherchant à l’intégrer dans un système normé. Il y a ainsi une « avant-garde », « ‘‘avant’’ toute défense, illustration ou commentaire » (Lyotard, 1988a, p. 94), « ‘‘avant’’ qu’on prenne garde et qu’on regarde, sous l’égide de now, c’est cela la rigueur de l’avant-garde » (Lyotard, 1988a, p. 94).
Ici, l’expérience sublime s’accorde à une faculté à recevoir « quelque chose qui ferait de l’appareil psychique un appareil constitutivement impréparé à l’accueillir » (Lyotard, 1988b, p. 54). L’enfance est le « nom de cette faculté, autant qu’elle apporte, au monde de ce qui est, l’étonnement de ce qui, un instant, n’est rien encore » (Lyotard, 1991a, p. 70). D’ailleurs, philosopher « obéit à une demande de retour à l’enfance de la pensée » (Lyotard, 1986, p. 62), à cette indétermination première et inachevée, à cette in-humanité native où se recommence un étonnement qui engage à penser. On verra là, dans cet enfance étonnée, l’appel « à penser au-delà du ‘‘là’’ » (Lyotard, 1991a, p. 184), où il s’agit d’« être apte à accueillir ce que la pensée n’est pas préparée à penser, c’est cela qu’il convient d’appeler penser » (Lyotard, 1991a, p. 77).
Telle pourrait être la pierre angulaire de la conception lyotardienne de l’éducation : apprendre à penser, rechercher un apprendre à penser qui impose de plus en plus sa nécessité à l’heure des réseaux postmodernes. Pour revenir au débat introductif, la philosophie lyotardienne est bien une philosophie de l’enfance, mais une philosophie qui, loin de contourner l’éducation, permet de penser celle-ci à l’aune du reste in-humain, c’est-à-dire l’enfant. Or ce dernier semble de plus en plus menacé par l’ère contemporaine qui parle « vitesse, jouissance, narcissisme, compétitivité, réussite, accomplissement » (Lyotard, 1986, p. 164), où « l’enfance doit prendre place le plus vite possible dans les réseaux communicationnels […] pour y fonctionner le plus efficacement possible. Pas de temps à perdre […] on ne laisse pas aux enfants le temps de l’enfance » (Lyotard, 1991a, p. 83).
Pour conclure : Post-modo
J.-F. Lyotard opère ainsi un retournement du rapport entre l’éducation et l’enfance : il ne s’agit plus de penser l’éducation comme ce qui permettrait le dépassement de l’enfance au profit d’un modèle d’adulte, défini par tel ou tel grand récit. Tout au contraire, il s’agit de rechercher dans l’éducation ce qui pourrait assurer à l’enfance sa pérennité secrète tout au long de la vie, au titre de l’humanisme le plus radical : celui de préserver une faculté in-humaine à penser et à apprendre, au titre d’une résistance à la déshumanisation de l’inhumanité du monde contemporain.
Cette cause finale ne saurait exclure dans la pensée lyotardienne la question même des dispositifs éducatifs qui la servent. Par exemple, la Condition postmoderne avait déjà envisagé comment faire jouer un différend face à la performativité aveugle des réseaux et banques de données. Il s’agit de la « paralogie », avec une référence à R. Thom, à savoir un modèle qui intègre les imprévus, l’indécidable, le paradoxe, où « l’accent doit être désormais placé sur le dissentiment » (Lyotard, 1979, p. 99), source de différence, de création et où il devient possible d’envisager une politique « dans laquelle seront respectés le désir de justice et celui d’inconnu » (Lyotard, 1979, p. 108). Il est alors question de renouer avec une conception de la pensée faisant appel à des dynamiques transformationnelles, des dissensus, interrogations, paradoxes, incertitudes qui poussent au désir, sans cesse reporté, de savoir. Celui-ci, opposé à toute permanence clouée « une fois pour toutes » (Lyotard, 2000, p. 131), des certitudes assignées par tel ou tel grand récit, implique une « évanescence » (Lyotard, 2000, p. 131) où le signifiant « peut toujours venir à manquer, à signifier autre chose que ce que l’appelé croyait qu’il disait » (Lyotard, 2000, pp. 130-131). Tel pourrait être le « savoir des questions » dont parle M. Fabre (Fabre, 2009), un savoir appelé à remplacer celui « des réponses ».
C’est aussi sur ce dernier point que se souligne l’apport de la philosophie lyotardienne aux réflexions sur l’éducation. En effet, cette philosophie permet de penser l’éducation, et pas seulement l’enfance, après « la fin des grands récits » – ou des systèmes – sur lesquels s’appuyaient nombre de concepts pour réfléchir la question éducative. J.-F. Lyotard serait-il postmoderne à son tour ? Très probablement, mais selon une tout autre acception du mot « postmoderne » que celle utilisée dans la Condition postmoderne et que souligne le philosophe dans son ouvrage suivant, Le Postmoderne expliqué aux enfants. Étymologiquement, est aussi « postmoderne » ce qui désempare et étonne, annonce à la fois le futur (post) des mots qui s’empareront de lui tout en les précédant (Lyotard, 1986, p. 33), « avant qu’on prenne garde », tout en leur étant antérieur (modo).
Tel est le paradoxe postmoderne dont le différend désempare et surprend jusqu’à la conscience même du temps pour penser toujours au-delà, contre le postmoderne mercantile qui menace d’oublier aussi bien la pensée, la philosophie, le temps, que l’éducation de plus en plus abandonnée aux plats réseaux de l’échange. Un antérieur qui annonce le futur : on retrouvera peut-être là ce que scandait un illustre ex-citoyen de Genève, incontournable en philosophie de l’éducation, indissociable de l’enfance : « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants » (J-J. Rousseau, 2009, p. 129).
Bibliographie
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ROUSSEAU, J.-J. (2009). Émile ou De l’éducation, Flammarion.
Notes
- [←1 ]
Dans Mille Plateaux, le second tome de Capitalisme et Schizophrénie, G. Deleuze et F. Guattari opposent la figure du rhizome, racine poussant de façon multidirectionnelle, sans début ni fin, à celle de l’arbre hiérarchisé, sédimenté selon la configuration triangulaire propre à l’exercice du pouvoir, notamment politique (Deleuze & Guattari, 1980, pp. 9-37).
- [←2 ]
Il s’agit du « cas Emma », analysé par S. Freud, que commente J.-F. Lyotard dans le chapitre « Emma » de Misère de la philosophie (Lyotard, 2000, p. 121). Selon l’analyse freudienne, « Emma subit aujourd'hui une contrainte : elle ne peut pas aller seule dans un magasin. Pour expliquer ceci, elle évoque un souvenir de sa douzième année (peu après sa puberté). Elle alla acheter quelque chose dans un magasin, vit rire ensemble les deux commis, dont l'un resta dans son souvenir, et elle s'enfuit frappée d'une sorte d'affect d'effroi […] Une recherche supplémentaire découvre alors un deuxième souvenir […] À l'âge de huit ans, elle alla deux fois seule dans le magasin d'un petit vieux pour acheter des sucreries. Le brave homme la pinça à travers ses vêtements aux organes génitaux. Malgré la première expérience, elle y retourna une deuxième fois […] un état de ‘‘mauvaise et pesante conscience’’ doit être rapporté à cet événement. Nous comprenons dès lors la scène I (commis) si nous ajoutons la scène II (petit vieux) […] le processus se laisse reconstruire comme suit : dans le magasin, les deux commis rient, ce rire éveille (inconsciemment) le souvenir du petit vieux. […] Le souvenir éveille alors ce qu'à l'époque il ne pouvait certainement pas éveiller, une déliaison sexuelle qui se transpose en angoisse. De par cette angoisse, elle craint que les commis ne puissent répéter l'attentat, elle s'enfuit… » (Freud, 1985, pp. 365-367).
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292