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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : MIRAVETE, S. (2025). Les potentialités pratiques et éducatives de l’histoire de la philosophie Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-2-que-fait-un-philosophe-en-education-et-que-fait-en-retour-l/article/les-potentialites-pratiques-et-educatives-de-l-histoire-de-la-philosophie]

Les potentialités pratiques et éducatives de l’histoire de la philosophie 

 

Sébastien Miravete 
Chargé de cours (Univ. Toulouse II et III)  
Chercheur associé 
Laboratoire de Métaphysique Allemande et de Philosophie Pratique (MAPP, EA 2626), Université de Poitiers  

 

 

Résumé :  Les historiens de la philosophie consacrent l’essentiel de leur temps à l’interprétation d’œuvres philosophiques canoniques. Cette activité permet de mieux comprendre avec le temps la pensée de nombreux auteurs sur des sujets divers. Mais est-il vraiment utile d’enseigner de telles réflexions à de futurs professeurs ? Comment rester fidèle en outre aux thèses d’un philosophe, tout en s’efforçant d’en déduire des applications concrètes qu’il n’a jamais envisagées ? Il existe peut-être une manière de relever tous ces défis. C’est ce que s’efforce d’illustrer cette étude : le schématisme kantien pourrait se révéler plus fécond qu’on ne le croit dans une salle de classe, et le montrer n’impliquerait pas nécessairement de trahir la doctrine du sage de Königsberg. S’il le désire, l’historien de la philosophie devient ainsi un philosophe de l’éducation, capable de suggérer des dispositifs scolaires réalistes à partir de raisonnements exclusivement et originellement philosophiques. 

 

Mots-clés philosophie de l’éducation, histoire de la philosophie, Kant, schématisme, philosophie pratique.  

 

Abstract  :  Historians of philosophy devote much of their time to interpreting canonical philosophical works. Over time, this activity has led to a deeper understanding of many authors' thoughts on a wide range of subjects. But is it truly useful to teach these reflections to future teachers? Moreover, how can one remain faithful to a philosopher's theses while striving to derive concrete applications that he never envisioned? Perhaps there is a way to address all these challenges. This study seeks to illustrate that Kantian schematism can be more fruitful in a classroom setting than one might expect, and demonstrating this does not necessarily mean betraying the doctrine of the Sage of Königsberg. The historian of philosophy thus becomes, if he so chooses, a philosopher of education, capable of proposing realistic pedagogical frameworks based on reasoning that is both exclusively and originally philosophical. 

 

Keywords :  philosophy of education, history of philosophy, Kant, schematism, practical philosophy. 

 

Bergson (1934, p. 128) préconise d’initier les élèves aux méthodes scientifiques, mais comment y parvenir très concrètement dans une salle de classe ? Autrement dit, le philosophe de l’éducation doit-il se contenter de formuler des orientations générales comme le fait Bergson, ou peut-il aussi proposer des pratiques pédagogiques précises ? Socrate montre à Ménon de quelle manière pratiquer la maïeutique auprès d’un jeune garçon qui l’accompagne et Rousseau multiple inlassablement les illustrations concrètes dans l’Émile. Dans ses textes majeurs, la philosophie de l’éducation ne s’est donc pas toujours cantonnée à la formulation d’orientations générales. Comment prolonger aujourd’hui cette démarche tout aussi théorique que pratique ?  

Cette étude ne vise pas à défendre une réponse unique ou même à soutenir que toute la philosophie de l’éducation devrait renoncer à la formulation exclusive d’orientations générales (le but n’est nullement de ne tolérer qu’une seule réponse à la question « qui sont les philosophes de l’éducation ? »). Il ne s’agit ici que de formuler une proposition, dont le but est seulement de montrer que l’histoire de la philosophie, sous une forme assez traditionnelle (susceptible d’être soumise par ailleurs à des enseignants en formation), peut inspirer des pratiques éducatives (et non envisager de les imposer). L’historien de la philosophie devient, dans ce cadre de recherche original, un philosophe de l’éducation. Autrement dit, est un philosophe de l’éducation tout historien de la philosophie qui sollicite exclusivement ou essentiellement des textes classiques de philosophie pour résoudre des problèmes professionnels concrets, c’est-à-dire à l’échelle de la salle de classe : qu’enseigner très exactement aux élèves ? Comment leur présenter telle ou telle connaissance ?  

L’histoire de la philosophie pourrait se révéler ainsi particulièrement utile aux divers professionnels de l’éducation : professeurs, conseilleurs principaux d’éducation, conseillers pédagogiques, proviseurs, etc. Ce serait une manière pour elle de contribuer à l’amélioration des pratiques éducatives et de se renouveler dans sa forme (et même de former de futurs praticiens de la philosophie, c’est-à-dire des professionnels de l’éducation qui usent de la philosophie pour légitimer la mise en place de tel ou tel dispositif, comme nous y reviendrons en conclusion). Pour traiter certaines questions « techniques », il serait même possible que le point de vue historico-philosophique présenté dans cette étude s’avère parfois plus pertinent que celui adopté par d’autres disciplines. Il n’y aucune raison a priori que les sciences des apprentissages (sciences de l’éducation, didactique, psychologie cognitive, neurosciences, etc.) soient les plus efficaces ou les plus appropriées sur tous les sujets.  

Il n’est pas toujours aisé, par exemple, d’évaluer la compréhension du vocabulaire abstrait par les élèves (la signification de mots tels que « fonction », « problématique », « Renaissance » ou « adverbe »).  Ces derniers peuvent se contenter de mémoriser la définition d’un terme au programme et de la restituer mécaniquement, sans en saisir le contenu sémantique. Dès lors, comment s’assurer qu’ils saisissent effectivement des notions aussi abstraites ?  

Toute résolution de ce problème éducatif suppose implicitement ou explicitement une certaine conception de ce que veulent dire des mots comme « comprendre », « compréhension », « signification ». Elle exige par conséquent de s’interroger sur la signification de la signification (sur ce que « signifier » signifie), de comprendre le fait de comprendre, etc. Autrement dit, un problème éducatif très spécifique (comment évaluer la compréhension du vocabulaire abstrait ?) conduit rapidement à des interrogations générales typiquement philosophiques (quel est le sens du sens ? etc.). Il requiert un travail de définition (ou de redéfinition) particulièrement approfondi qui ressemble pour beaucoup aux tâches qu’effectuent traditionnellement les philosophes (Miravete, 2023, p. 93). Que propose généralement Socrate à ses interlocuteurs si ce n’est de réfléchir en profondeur à la signification des mots et des expressions qu’ils emploient, d’« apprendre à définir » (Mouze, 2016, p. 29) ? Il ne semble donc pas à première vue inintéressant de se tourner vers l’histoire de la philosophie : il se pourrait qu’une œuvre aussi canonique que la Critique de la raison pure véhicule une définition de la compréhension susceptible de solutionner indirectement notre problème éducatif : que signifie « comprendre » ? Comment la compréhension d’un concept abstrait se manifeste-t-elle dans les faits, puisque le but est précisément de l’évaluer et que toute évaluation repose sur des éléments observables ? 

Cette étude ambitionne en définitive d’illustrer les potentialités d’une histoire pratique de la philosophie, c’est-à-dire d’une histoire des idées philosophiques qui part d’un problème éducatif concret et déterminé (nécessitant la construction de pratiques éducatives précises) et s’efforce de le résoudre au moyen d’un (ou plusieurs) concept philosophique emprunté à la tradition. Il s’agit plus exactement dans cet article de poser tout d’abord le problème de l’évaluation de la compréhension d’un vocabulaire abstrait (partie 1), puis d’exposer la conception kantienne de la compréhension (partie 2), afin de s’en inspirer pour solutionner ce problème (partie 3).   

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1. Comment évaluer la compréhension de notions abstraites ?

Au cours de leur scolarité, les élèves découvrent diverses notions abstraites comme les nombres décimaux, les verbes, les atomes, l’ADN, l’Antiquité, etc. Tout enseignant se retrouve donc dans la situation de devoir faire comprendre de telles notions parfois très contraires au sens commun. Il peut certes en proposer des définitions sous une forme déclarative (« un amphibien est … », « l’expression "sans-culottes" désigne … ») et demander à ses élèves de les restituer de mémoire. Mais ne risque-t-il pas d’être dupe d’une illusion ? Ses élèves peuvent en effet réciter correctement leurs leçons sans rien comprendre à ce qu’ils récitent ; les principales notions restent vides de sens pour eux ; elles se réduisent à de simples expressions vagues, à de simples mots dépourvus de signification. Comment dès lors s’assurer, dans les faits, que ses élèves comprennent ? Que doivent-ils être en mesure de faire (d’écrire, de dire, de tracer, etc.) ? Qu’est-ce qui prouve qu’un élève comprend la notion au programme et qu’il mérite, par voie de conséquence, telle ou telle note ou validation de compétences ? Dans tous les cas, il ne suffit pas de restituer à l’oral ou à l’écrit une définition donnée sous une forme déclarative par le professeur ou prélevée dans un manuel. Une telle approche relativement ordinaire voile la difficulté plus qu’elle ne la dépasse : les élèves peuvent faire illusion ; ils restituent des définitions apprises par cœur sans en saisir la substance.  

Ce problème n’a rien de trivial dans la pratique. Il n’est pas toujours évident, en effet, d’enseigner une notion sans la définir sous une forme déclarative. Il n’est donc pas étonnant que ce mode d’évaluation perdure. Comment un professeur de philosophie pourrait-il enseigner sans proposer aux élèves des définitions à un moment ou à un autre ? Comment pourrait-il interdire dès lors aux élèves de les employer dans leurs copies ? Et que faire de plus ou de mieux ? Si l’enseignant ne peut déclarer, même à titre provisoire ou illustratif, « l’art est … », « l’inconscient désigne… », « le mot "contingent" signifie… » (ou encore, dans d’autres matières scolaires, « une fonction dérivée est … », « le PIB désigne … », etc.), en étant assuré d’être compris, que doit-il leur dire pour leur faire comprendre ce qu’est l’art ou l’inconscient, et surtout pour pouvoir en évaluer la compréhension (sinon, il n’est même pas objectivement sûr de leur enseigner quoi que ce soit) ?  

À l’école maternelle, le vocabulaire enseigné reste plutôt concret. Il suffit de montrer un ensemble d’images et de demander à l’enfant de désigner celle qui représente le mot prononcé par l’adulte (où vois-tu une « usine », une « baleine », etc. ?). Mais quelle image pourrait symboliser une idée abstraite ? Certaines notions mathématiques (des triangles équilatéraux, isocèles, etc.) se prêtent grossièrement à ce genre de représentations visuelles. Mais comment figurer la « dérivation » d’une fonction (et non uniquement telle ou telle dérivée) ? Comment donner à voir la « mélancolie » dans l’expression d’un visage, sans qu’elle puisse être confondue avec d’autres affects comme la « tristesse » ? La différence sémantique relativement fine entre la mélancolie et la tristesse ne peut que s’expliquer, se définir. Aussi le problème reste-t-il entier : comment s’assurer que la définition proposée est comprise par les élèves ? Comment ne pas leur demander de la recopier et de la mémoriser ? Que faire d’autre ?  

 

Deux conceptions ordinaires de la compréhension en milieu scolaire 

 

Remarquons dans un premier temps que deux conceptions de la compréhension viennent d’être implicitement postulées. Comprendre signifie d’abord identifier le trait commun que partagent une multiplicité de perceptions : l’enfant saisit que le mot « chaise » désigne ces objets perceptibles qui ont en commun certaines propriétés toutes aussi perceptibles. Cette conception de la compréhension ne manque pas de pertinence pratique. De fait, elle permet de concevoir des évaluations particulièrement opérationnelles : un élève comprend tel nom commun s’il est capable de désigner, dans un ensemble d’objets, l’objet que ce mot désigne ; un élève comprend tel verbe s’il est capable de mimer l’action ou de la montrer du doigt (sur des photographies, des vidéos, des images séquentielles, etc.). C’est d’ailleurs de cette façon que la maîtrise du vocabulaire est testée dans les livrets officiels d’évaluation à l’école primaire (Figure 1).  

 

Figure 1 : Un exemple d’item extrait des cahiers officiels d’évaluation des élèves en CP. L’élève doit entourer la case qui correspond à la phrase « la tasse est devant le bol ». C’est plus exactement la compréhension du terme « devant » qui est ici évaluée.   

Est-elle pour autant suffisante ? Les idées abstraites ne sont jamais des traits communs perceptibles. Même l’image d’un triangle n’est pas tout à fait conforme à l’idée mathématique de triangle : les côtés d’un triangle n’ont pas d’épaisseur par définition, etc. Aussi cette conception de la compréhension ne résout-elle pas le problème de l’évaluation de la compréhension de termes abstraits. Un enfant peut désigner des triangles plutôt que des carrés sur une feuille de papier ; comprend-il pour autant que les côtés d’un triangle ont une épaisseur nulle ou encore que les côtés se coupent en un seul point (le « sommet ») dont la taille est égale à zéro (même si ces sommets ont une taille apparente non nulle sur la feuille) ? De façon analogue, quelle est la différence, à ses yeux, entre la circonférence d’un cercle en géométrie (ensemble théorique des points à égale distance d’un point donné) et le simple contour d’un rond ?   

Dans la seconde conception de la compréhension, comprendre une notion abstraite revient à être capable de la définir. Le professeur fournit une définition et s’assure que ses élèves la connaissent : ils la formulent à l’oral ou la restituent par écrit, de la même manière qu’ils récitent une poésie. En bref, un élève comprend la signification d’un terme abstrait s’il est capable de le définir correctement. Le problème de cette conception est qu’elle néglige une limite factuelle : les élèves peuvent recopier, mémoriser et se souvenir d’une définition sans en comprendre un traître mot. Cette conception n’est donc pas du tout pertinente sur un plan pédagogique. Elle peut même entrer en conflit avec tout enseignement pourvu de sens, les élèves renonçant à comprendre les paroles de leurs enseignants et ne cherchant plus qu’à réciter de mémoire des leçons inintelligibles (ou encore à appliquer machinalement des algorithmes de résolution).  

En d’autres termes, ils finissent par se faire une fausse image de ce que l’on souhaite leur transmettre : tous les objectifs scolaires ne seraient, pour ainsi dire, dans leur représentation, que des systèmes de signes dépourvus de signification dont il faudrait apprendre seulement l’ordre de présentation (ou les règles de manipulation, comme dans le formalisme logique ou mathématique). N’est-il pas possible d’écrire que Dieu est un « être infini » ou se compose d’une « infinité d’attributs » chez Spinoza sans avoir besoin de comprendre ce que les mots « infinis » ou « attributs » signifient ?  

L’identification d’un trait commun perceptible parmi une multiplicité de traits et la rédaction correcte d’une définition ne constituent donc pas des conditions suffisantes pour évaluer la compréhension d’idées abstraites par les élèves. En d’autres termes, ces deux conceptions ordinaires de la compréhension abstraite (l’identification et la définition) conduisent à l’élaboration de dispositifs d’évaluation qui ne peuvent évaluer ce qu’ils prétendent évaluer (même s’ils peuvent faire illusion au sein de la communauté scolaire).  

Retenons en particulier que, dans le premier cas, l’idée doit être identifiable au sein du champ perceptif. À titre d’exemple, l’idée de rouge peut être réduite à l’école primaire à la couleur que manifestent des objets de différentes formes sur leur surface ; elle n’est qu’une partie en ce sens des perceptions qui nous entourent. Elle peut donc être entièrement vue ou imaginée, puisque rien dans l’image que nous nous en faisons ne la dénature. Bien au contraire, l’image d’une droite géométrique dénature partiellement l’idée de cette droite, puisqu’elle ne parvient pas à figurer des aspects essentiels de celle-là : sa longueur infinie, son absence d’épaisseur. Les idées abstraites ne sont donc pas prélevables dans le champ perceptif : elles ne sont pas un composant de celui-là. Comment pourrions-nous extraire en effet une longueur sans fin de notre champ perceptif, alors qu’au sein de celui-là toute longueur dispose d’une taille particulière ? Comment pourrions-nous même imaginer visuellement dans notre esprit une longueur infinie ?  

Il est donc vain de vouloir abstraire (au sens d’extraire) de l’apparaître (de tout ce qui est perceptible ou imaginable, même sous la forme de sensations confuses) une idée abstraite. L’abstrait n’est pas issu de, mais, en partie ou en totalité, étranger à l’apparaître (au concret). C’est pourquoi les professeurs ne devraient même pas chercher à le figurer en tant que tel (ce qui les libère de cette première contrainte). Ils devraient essayer de le penser et d’interagir avec lui d’une toute autre façon : la figuration ne doit pas servir à faire voir ce qui ne peut être vu ; elle mérite sans doute d’être employée, mais dans un tout autre objectif. C’est du moins ce que nous invite indirectement et remarquablement à conclure la conception kantienne de la compréhension. Quelle est-elle ? Quel rôle confère-t-elle à la figuration ?  

 

2. Une théorie kantienne de la compréhension : le schématisme

Cette conception pourrait être présentée directement sous une forme vulgarisée. Cela ne serait pas toutefois conforme au texte kantien. Dans une telle approche, il ne serait malheureusement plus permis de parler d’« histoire de la philosophie » en un sens académique. Le but n’est donc pas de synthétiser l’entièreté d’un texte ou d’en simplifier certaines parties, mais plutôt d’en extraire des thèses déterminées en respectant la terminologie kantienne d’une part et, d’autre part, en exposant les problèmes philosophiques qu’elles visent à résoudre. C’est parce que ce travail sera fait qu’il sera possible, pour finir, d’être plus ou moins infidèle (de ne pas reprendre toutes les thèses de Kant) tout en restant paradoxalement fidèle (tout en soulignant les différences entre les thèses retenues et celles de Kant). L’exposé de la conception kantienne de la compréhension ne pourra être réalisé, par voie de conséquence, qu’après avoir rappelé, le plus brièvement possible, un ensemble suffisant et pertinent d’idées et de problèmes kantiens. 

 

Un premier problème kantien : repenser la différence entre le sensible et l’intelligible 

 

Avant de pouvoir être comparés ou nommés, avant de percevoir des relations de causalité entre eux, les objets se manifestent tout d’abord selon Kant sous la forme de « sensations ». À ce stade, ils s’étalent simplement dans l’espace et dans le temps en revêtant une apparence particulière : une couleur occupe une certaine surface durant une durée déterminée. Il s’avère envisageable, pour Kant (1987[1781], p. 82), d’éliminer de cette apparence la « matière » pour ne retenir que sa « forme » ; la couleur est éliminée et il ne reste plus que des grandeurs d’espace et de temps (des volumes en mouvement, etc.). Il est bien évidemment impossible de se représenter visuellement une grandeur spatiotemporelle, ou même de purs rapports de position dans l’espace ou le temps, sans prêter une couleur aux droites, aux points, etc. Aussi la forme d’un objet n’est-elle pas une partie de l’apparaître de cet objet, comme nous le disions plus haut : elle n’est pas figurable (visuellement, olfactivement, tactilement, émotionnellement, etc.) en tant que telle, même dans notre esprit. « On doit pouvoir considérer [une forme] indépendamment de toute sensation » (Kant, 1987[1781], p. 82). Pour le dire comme les grecs, toute forme kantienne est « au-delà des apparences » (Miravete, 2023, p. 32).  

L’« intuition » est par conséquent cette faculté de la « sensibilité » au sein de laquelle des objets se manifestent dans notre « expérience » (avant d’être interprétés, catégorisés, etc.) en étant essentiellement dotés d’une grandeur spatiale et temporelle. Ces propriétés spatiotemporelles sont surtout empiriques (matière) ou pures (forme). Autrement dit, elles s’accompagnent ou non de sensations (une couleur occupant une surface, une odeur ou un goût occupant un certain temps, etc.). La « sensibilité » ou encore « l’intuition sensible » n’est donc pas uniquement la faculté d’être affecté par des sensations inscrites dans l’espace et le temps, mais aussi par des formes spatiales et temporelles (qui ne sont que des parties, des composants, d’un espace pur et d’un temps pur qui les contient toutes et qui constituent les « formes a priori de la sensibilité » ; voir Kant, 1987[1781], p. 84-85 et 90). 

Ne confondons donc pas chez Kant la « sensation » du cube et l’« intuition pure » de ce cube (lorsqu’on réduit le cube à sa manifestation sensible, sans solliciter encore le moindre « concept » de cube). Les deux se manifestent certes grâce à la sensibilité. Seule la première est néanmoins de nature visuelle. La seconde est une forme épurée de toute image visuelle ou même olfactive, tactile, gustative ou auditive. Pour l’écrire comme Kant, la « forme » du cube est saisie par l’« intuition pure », tandis que sa « matière » l’est par les « [cinq] sens » (Kant, 1987[1781], p. 81), c’est-à-dire par l’« intuition empirique ». Une « intuition pure » n’est jamais une image mentale : la vision dans son esprit d’un cube demeure une simple « intuition empirique ». Tout intuition pure n’apporte surtout que des informations de nature spatiotemporelle (tel point du cube est à tel endroit, tel mobile se trouve dans tel lieu à tel moment, etc.). Les impressions sensorielles (la sensation de vitesse, la couleur, le goût, etc.) demeurent intégralement du côté de l’intuition empirique.  

Le problème n’est pas, par voie de conséquence, aux yeux de Kant, que la sensation ne nous donne toujours qu’une représentation imparfaite (le cube empiriquement intuitionné) de la notion pure qu’elle s’efforce de représenter visuellement (le cube purement intuitionné). Kant (1987[1781], p. 98) reproche très explicitement à Leibniz et à Wolf de l’avoir supposé et d’avoir cru, pour cette raison, qu’une pensée affranchie de la sensation, qu’une faculté suprasensible, pouvait connaître, au moins en partie, la réalité en tant que telle. « La vérité est ainsi, non que la sensibilité nous fait connaître obscurément la nature des choses en soi, mais qu’elle ne nous la fait pas connaître du tout » (Kant, 1987[1781], p. 98). C’est un peu comme si Leibniz et Wolf n’avaient pas saisi le caractère relativement ordinaire de l’a priori : ce dernier est plus un facteur de notre expérience sensible quotidienne, qu’un mode de connaissance extraordinaire qui dépasserait cette expérience sensible pour rejoindre la réalité en tant que telle.  

Kant déplace en définitive l’opposition philosophique très ancienne entre le « sensible et l’intellectuel » : elle n’est plus entre la sensation (le cube comme matière) et l’intellection (le cube comme forme), mais entre la forme et le « concept ». Toute forme est issue de la « sensibilité » ou de « l’intuition sensible », alors que tout concept est l’œuvre de l’« entendement » ou de la « pensée ». Dans tous les cas, retenons-le, aucune forme sensible, aucun concept intellectuel, ne peut être perçu ou mentalement représenté ; seule la matière (la sensation) peut l’être. Quelle est dès lors la différence entre une forme et un concept, entre le sensible et l’intelligible, si elle ne recoupe plus la différence traditionnelle, depuis Platon, entre les produits de la sensation (le cube fabriqué ou mentalement représenté avec plus ou moins de réussite) et ceux de l’esprit le plus pur (la connaissance de la définition théorique et parfaite du cube) ? En quoi surtout cette distinction nouvelle oblige-t-elle Kant à introduire la théorie du schématisme et à inclure, au sein de celle-là, une conception de la compréhension particulièrement originale (et indirectement pertinente pour notre problématique éducative) ?  

 

Le problème des catégories de l’entendement  

 

La forme a priori de tel chien perçu dans mon voisinage est apportée par l’intuition sensible. Elle n’a pas encore été toutefois comparée à la forme a priori d’autres chiens perçus. C’est par l’intermédiaire de cette mise en relation intellectuelle que le concept de chien se constitue : il est pour ainsi dire le trait commun (plus exactement, un système cohérent de propriétés communes), entre une pluralité de formes a priori offertes par la sensibilité. « Un objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d’une intuition donnée » (Kant, 1987[1781], p. 157). L’origine de la majorité des concepts ne soulève donc pas la moindre difficulté dans la philosophie kantienne : ils ne sont que des propriétés communes que partagent une multiplicité déterminée d’intuitions.  

Il importe cependant, pour identifier de telles propriétés, de posséder des concepts antérieurs à toute intuition : les « catégories » de l’« entendement » (distinctes des deux grandes « formes a priori » de la « sensibilité » que sont l’« espace » et le « temps »). C’est en effet grâce à celles-là que l’entendement peut avoir l’idée de comparer des intuitions sensibles, de les classer, de voir dans l’une d’entre elle l’effet d’une autre, etc. Souvenons-nous que l’intuition sensible n’offre que des relations spatiotemporelles pures ou des sensations étalées dans l’espace et le temps. C’est l’entendement qui projette en elle d’autres genres de relation comme la causalité. Sans lui, les données de la sensibilité resteraient impensées.   

Or un concept n’a de signification pour Kant que s’il peut s’exprimer sous la forme d’une intuition pure ou empirique. « Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides [de sens] ; des intuitions sans concepts sont aveugles » (Kant, 1987[1781], p. 110). Il n’est pas difficile dans une telle approche d’éclairer un concept construit à partir d’une multiplicité d’intuitions sensibles. Il suffit d’imaginer les intuitions sensibles dont il provient ou qui leur ressemblent – l’imagination pouvant produire chez Kant tout autant des représentations mentales (de la matière) que des formes impossibles à représenter mentalement. « Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas essentiellement différents de ceux qui représentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers [les concepts] au second [l’objet] » (Kant, 1987[1781], p. 187). Mais comment procéder ainsi lorsqu’il s’agit d’éclairer la signification d’une catégorie ? Comment l’imagination pourrait-elle reproduire des intuitions conformes à une catégorie, alors que cette dernière n’a jamais été élaborée à partir d’intuitions (pures ou empiriques) ?  

La forme d’une assiette est circulaire et le concept de cercle n’est rien d’autre que la synthèse de formes circulaires. Il est donc aisé de conférer une signification au mot « cercle » : il peut être incarné par des intuitions empirique (la matière approximativement circulaire des assiettes) qui peuvent même être épurées et ainsi donner lieu à des intuitions pures (la forme parfaitement circulaire des assiettes strictement analogues aux formes circulaires qui sont à l’origine du concept de cercle). Il existe en d’autres termes une ressemblance de fait, une ressemblance offerte par la sensibilité, entre la forme de chaque assiette et celles que synthétise le concept de cercle. Le concept de cercle réunit dès le départ des formes circulaires données dans l’intuition sensible qui sont rigoureusement homogènes, identiques, aux formes circulaires des assiettes. « Ainsi, le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier se laisse percevoir par intuition [pure] dans le second » (Kant, 1987[1781], p. 187).  

Il est tout à fait possible de « percevoir par intuition » une forme dans un concept, lorsque le concept a été précisément façonné à partir d’intuitions (grâce en outre à l’application des catégories à ces intuitions). Comment réussir dès lors à redonner une signification à une catégorie, à « percevoir par intuition » une forme ou une matière dans ces concepts décisifs de l’entendement (les catégories) dont aucune intuition (pure ou empirique) n’a jamais été donnée par la sensibilité. Comment imaginer ce qui n’a pas besoin d’images (d’intuitions) pour exister ? Comment une pensée des catégories pourrait-elle ne pas être « vide » (de sens) comme l’écrit Kant ? Comment attribuer une signification au mot « catégorie » ou encore aux termes désignant telle ou telle catégorie ? Comment comprendre en ce sens ce qu’est une « catégorie », ce que ce terme recoupe ? La réponse à cette interrogation pourrait en outre se révéler particulièrement intéressante d’un point de vue éducatif : Kant se retrouve contraint de penser le mode de compréhension des concepts les plus abstraits de sa philosophie (les plus étrangers à toute « intuition sensible ») ; il apporte peut-être ainsi, sans le savoir, une solution au problème éducatif abordé dans cette étude (comment évaluer la compréhension d’idées abstraites ?).        

 

Le schématisme 

 

« Or, il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté à la catégorie, et de l’autre, au phénomène » (Kant, 1987[1781], p. 187-188) : le « schème ». Ce dernier n’est pas une image ou même une analogie extraite d’un ensemble d’images. Il est plutôt un générateur d’images, une « méthode » (Kant, 1987[1781], p. 189) permettant de représenter un concept sous une forme intuitive, un « principe de construction de l’image ou de la figure » (Philonenko, 1969, p. 183). Le schème respecte les principes dictés par la catégorie (il est donc « homogène » à elle) et produit des images intuitives fidèles à ces principes (il est « homogène » au phénomène). Le schème fournit aux catégories les intuitions qu’elles ne possèdent pas initialement, puisqu’elles ne sont pas formées à partir d’elles. « Produit » de « l’imagination pure a priori » (Kant, 1987[1781], p. 190), il orchestre par la suite l’imagination pour illustrer un concept, c’est-à-dire pour lui procurer des intuitions pures ou empiriques.  

Il existe un schème pour chaque catégorie et, plus généralement, un schème pour chaque concept, même dans les cas où l’application d’un concept à un objet semble évidente (Kant, 1987[1781], p. 189). « C’est par le schème que la catégorie se rapporte à l’intuition, l’idée générale à l’expérience, le genre à son espèce et les natures hétérogènes les unes aux autres » (Serrus, 1944, p. XVIII). Le schème diffère en effet d’un concept issu de l’intuition en ce qu’il génère des intuitions, plutôt qu’en étant prélevé directement sur des intuitions ; il relève davantage de l’imagination que de la perception, de la production que de la réceptivité. Sans lui, il serait impossible d’illustrer une catégorie ou même un concept mémorisé (qu'il soit empirique ou pur), et la signification du concept n’existerait pas ou s’oublierait. « Or c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination, servant à procurer à un concept son image, que j’appelle le schème de ce concept » (Kant, 1987[1781], p. 189). 

Le « nombre » est, par exemple, le schème de la catégorie « quantité » (Kant, 1987[1781], p. 190). Pour Kant, le nombre cinq ne désigne pas simplement la représentation passive et visuelle de cinq objets, mais plutôt la faculté imaginative de produire l’image spatiotemporelle de cinq objets. Cette image est en dernière instance la réalisation particulière d’une méthode générale servant à produire l’image spatiotemporelle de n’importe quel nombre par l’addition successive de l’unité à l’unité (ou au moins par l’imagination d’une forme exclusivement a priori de l’addition).  

En bref, le schématisme explique comment les catégories (inapparentes et antérieures à toute intuition) et les concepts purs (inapparents et extraits d’intuitions a priori) acquièrent ou conservent une signification pour un être humain. Cette théorie kantienne répond donc précisément à l’interrogation : comment signifier un concept, même très abstrait ? C’est d’ailleurs cette réponse kantienne qui va être employée à présent pour résoudre philosophiquement un problème pédagogique tout à fait étranger à Kant. 

  En résumé, deux problèmes kantiens et leurs résolutions respectives viennent d’être rapportés. Premièrement, la réalité n’est pas l’intelligible qui se tient au-delà des sensations et de l’expérience consciente (contre Leibniz et Wolf). La « réalité objective » humaine n’est pour Kant (1987[1781], p. 53, note 1) que ce donné de l’intuition sensible que l’entendement ne peut en aucun cas modifier. La réalité humaine dans la Critique de la raison pure n’est pas ce qui existe effectivement (derrière les intuitions sensibles) mais, plus primitivement, ce qui s’impose à la pensée et qui impose continuellement à la pensée de réagir (des matières et des formes offertes par la sensibilité, c’est-à-dire des « phénomènes » ; Kant, 1987[1781], p. 275). Il y a quelque chose qui ne cesse d’échapper à notre volonté pensante et qui inlassablement l’interpelle : les données sensibles (pures ou empiriques). C’est cela, exister, d’un point de vue humain. C’est cela, notre réalité (à ne pas confondre avec la réalité « nouménale » qui se situe en amont des intuitions sensibles, qui ne se donne jamais à penser, qui ne nous préoccupe donc guère et qui n’a donc rien d’humaine). C’est au sein de cette réalité phénoménale et non nouménale que la volonté humaine se heurte « à la loi physique » et ressent qu’elle est en partie « non libre » (Kant, 1987[1781], p. 47). C’est cet autre que la pensée peut seulement penser et non contrôler à sa guise. C’est le monde phénoménal, et non le noumène, qui nous fait sentir parfois ou quotidiennement impuissant (lorsqu’il nous affecte négativement ou échappe à notre maîtrise). C’est lui que les savants s’efforcent d’appréhender (jamais le noumène en tant que tel ne nous soucie) avec plus ou moins de succès et d’a priori (de catégories de l’entendement toutes faites qu’ils appliquent par l’intermédiaire de schèmes sur cette réalité sensible dans le but de la conceptualiser). « Le réalisme empirique est une constante de la philosophie critique » (Deleuze, 1997[1963], p. 23).  

Deuxièmement, pour penser cette réalité sensible, l’entendement recourt à des catégories. Aussi ne sont-elles pas issues de cette réalité (elles vont au contraire interminablement à sa rencontre ; « l’entendement ne peut avoir l’intuition de rien », Kant 1987[1781], p. 110). Or seule cette réalité a un sens pour l’être humain. Sans intuitions sensibles, un concept reste insignifiant, incompréhensible. C’est pourquoi chaque catégorie (et plus généralement chaque concept) s’accompagne d’un schème susceptible de l’imaginer, de lui offrir une forme intuitive (une certaine réalité sensible). « Les catégories schématisées nous procurent la connaissance [la compréhension] des objets, et elles sont seules à le faire ; dans les catégories pures, la raison pense des objets et ne les connaît pas » (Weil, 1998[1963], p. 29). Il reste à savoir si cette conception de la compréhension pourrait se révéler utile dans un cadre pédagogique.   

 

3. Le transfert du schématisme kantien dans le domaine éducatif 

 

Comme nous venons de le voir dans la section précédente, c’est le schème qui, dans son activité de production, confère un sens à un concept. Autrement dit, un être humain comprend un concept lorsqu’il s’avère capable d’imaginer des intuitions qui respectent ce concept. L’enseignant ne peut bien évidemment pas percevoir les intuitions exclusivement pures que génèrent ses élèves. Il devra donc se contenter d’observer les intuitions empiriques engendrées par le schème construit par ses élèves à partir de tel ou tel concept. Il demandera par exemple à ses élèves de tracer des triangles rectangles et s’assurera que les dessins qu’ils réalisent sont conformes à cette notion, c’est-à-dire à ce concept (le triangle semble avoir un angle droit selon l’équerre employée pour le vérifier, les traits sont suffisamment fins et leur épaisseur peut donc être ignorée à défaut de pouvoir être nulle, etc.). Concevoir un objectif d’apprentissage revient dans cette approche à imaginer les intuitions empiriques ou plutôt les types d’intuitions empiriques que devront être en mesure de produire les élèves. Comment s’assurer que des étudiants aient compris la notion kantienne de « jugements synthétiques a priori » ? Il suffit de leur imposer de produire dans leur copie ou dans leur exposé des exemples de propositions synthétiques et a priori (« tout triangle rectangle est inscrit dans un cercle », etc.) non formulés en cours, ou de leur soumettre divers exemples et de leur demander de reconnaître ceux qui constituent de tels jugements.   

Il n’est pas effectivement indispensable, d’un point de vue pratique, de contraindre les enseignants à admettre l’existence des intuitions « pures » : la forme du cube, de l’assiette, etc. Ils peuvent donc se contenter de demander à leurs élèves d’imaginer des intuitions exclusivement empiriques et de s’assurer qu’elles sont conformes à tel ou tel concept, comme lorsque l’enseignant évalue la qualité du tracé d’un triangle rectangle. C’est effectivement la seule trace indéniable de la pensée de l’élève en leur possession. C’est finalement la matière engendrée par l’imagination des élèves qui se révèle être la donnée empirique dont disposent les enseignants. Il ne s’agit donc pas de reprendre à l’identique la solution kantienne (un concept est compris lorsqu’un individu est capable d’imaginer des intuitions pures ou empiriques adéquates), mais plutôt de conserver sa partie la plus indispensable (un concept est compris lorsqu’un individu est capable de réaliser des intuitions empiriques adéquates).  

C’est ainsi que la solution kantienne peut être appliquée et adaptée à un problème pédagogique. Cette démarche permet à la fois de la rendre opérationnelle sans la dénaturer, puisque les modifications ou les simplifications apportées sont soulignées. Pour le dire autrement, ont été mentionnées et clarifiées les différences entre la notion kantienne de schème et celle élaborée à partir d’elle : pour des raisons pratiques, le schème kantien a été délibérément réduit à la possibilité de générer des intuitions exclusivement empiriques conformes au concept à acquérir. Il ne s’agit donc pas de prêter à Kant des idées qu’il n’aurait pas ou de le mésinterpréter, mais bel et bien de s’inspirer de lui sans lui être infidèle (sans lui faire dire ce qu’il ne dit pas).  

Cette approche permet de résoudre philosophiquement (sans emprunt aux travaux des diverses sciences des apprentissages) un problème pédagogique (ou du moins un aspect de ce problème) et d’apporter ainsi une hypothèse de travail (une pratique pédagogique possible) aux enseignants : dans une salle de classe, les exemples adéquats, c’est-à-dire conformes au concept qu’ils illustrent, ne servent pas uniquement à faciliter la compréhension de certaines notions abstraites ; ce sont aussi et avant tout des outils d’évaluation pour l’enseignant, à condition toutefois qu’il demande à ses élèves d’en élaborer de nouveaux. C’est une manière de dépasser la simple restitution machinale d’une leçon (les intuitions empiriques imaginées doivent être originales, sinon il n’y a pas imagination mais simplement rappel) tout en demeurant dans un cadre rigoureux (les intuitions empiriques imaginées doivent être conformes au concept). C’est redonner une place à l’inventivité dans un contexte évaluatif.  

Dans une perspective kantienne, définir un terme abstrait ne consiste pas en effet à énoncer une formule (« un électron est … », etc.), ou encore à désigner un objet perceptible ou un trait commun à un ensemble d’objets perceptibles (« ceci est une chaise », etc.). En bref, définir ne revient ni à déclarer, ni à désigner. C’est léguer une règle de construction capable de produire des illustrations entièrement adéquates de l’idée abstraite, c’est-à-dire précisant ce qui peut être illustré (les trois côtés du triangle tracés au tableau) et surtout ce qui ne peut être que symbolisé (l’épaisseur nulle des triangles symbolisée par l’épaisseur fine des traits). Comme le diraient les cognitivistes, une définition n’est pas qu’un savoir déclaratif ; c’est un savoir à la fois procédural (dessiner un triangle avec finesse) et déclaratif (expliquer ce qui est symbolique dans le tracé). De cette façon, la figuration (des dessins, des schémas, mais aussi des exemples formulés dans un texte que le lecteur peut se figurer, etc.) ne donne pas à voir non pas ce qui ne peut être vu, mais ce qui est compris de ce qui ne peut être vu (ce qui est figurable et infigurable dans l’exemplification d’une idée abstraite).   

À titre d’illustration, définir un triangle ne revient pas du tout à formuler une simple déclaration (« un triangle est une figure à trois côtés ») ou à montrer des triangles parmi un ensemble de figures diverses (« un triangle, c’est ce type de figure »). C’est enseigner, en premier lieu, une règle de construction, un « schème » : « je vais vous apprendre à tracer un triangle et à respecter au cours de ce tracé un certain nombre de règles ». Définir une idée abstraite (ou concrète) à des élèves, c’est construire et faire construire rigoureusement une série analogue de choses (ou faire reconnaître la construction rigoureuse d’une chose, ou de plusieurs choses analogues, parmi un ensemble de choses construites) : des triangles d’épaisseur fine, des descriptions de personnes mélancoliques distinctes de celles de personnes tristes, des calculs de PIB, etc. Évaluer une idée abstraite, c’est demander à un élève de produire des exemples au maximum adéquats et d’en décrire aussi l’inadéquation (« je trace des lignes fines pour empêcher toute prise en compte de leur épaisseur car ces lignes ne sont pas censées en avoir »). C’est enfin exiger de générer des exemples inédits dans le but de s’assurer que les élèves peuvent imaginer-inventer des intuitions empiriques et non seulement s’en souvenir. C’est contrôler en définitive une première forme d’autonomie et de créativité de l’élève : sa capacité à produire ses propres intuitions empiriques à partir de schèmes appris en classe.    

 

Conclusion 

 

L’historien de la philosophie est donc en mesure d’exposer le schématisme kantien, sous une forme ici généralement admise (rien ne lui interdit néanmoins de défendre une interprétation inédite), et de l’employer en partie, mais fidèlement (d’où la longueur minimale accordée à l’exposition des thèses de Kant), dans le but de solutionner un problème éducatif encore actuel. C’est une manière, non exclusive, de conférer une valeur pratique à l’histoire des idées philosophiques. Cette dernière peut en effet recommander des pratiques particulières pour des motifs entièrement « philosophiques », au sens socratique du terme (Miravete, 2024), comme le montre et l’illustre cette étude. Elle s’inscrit ainsi dans le cadre de ce qu’on peut appeler une philosophie « pratique » de l’éducation, c’est-à-dire dans celui d’une pensée qui n’est plus une philosophie de la pédagogie (une réflexion philosophique sur des pratiques pédagogiques déterminées) ou même une pédagogie de la philosophie, mais une philosophie-pédagogie, une philosophie à part entière qui s’est faite pédagogie (une réflexion purement philosophique du comment enseigner).    

Ce travail a aussi et surtout pour vocation d’inspirer d’autres recherches de cette sorte. Rappelons qu’il n’ambitionne nullement de réduire la philosophie de l’éducation ou l’histoire de la philosophie à ce genre de réflexions pratiques (il suggère que l’historien de la philosophie peut être un philosophe de l’éducation sans impliquer que tout historien ou philosophe de l’éducation devrait l’imiter). Cette étude n’est sans doute pas la première à procéder ainsi dans les faits (voir à titre illustratif : Olsson, 2024), mais elle reste la première à thématiser cette approche (l’histoire pratique de la philosophie) et à questionner un tant soit peu ses méthodes (comment prélever un concept philosophique chez un auteur sans le dénaturer ?).  

Elle pourrait enfin servir de base pour constituer un enseignement de l’histoire de la philosophie dans les filières de formation des enseignants. L’objectif ne serait pas de conduire ces futurs enseignants à réaliser de tels travaux (à concevoir des pratiques éducatives à partir de concepts philosophiques issus de l’histoire de la philosophie), mais plus simplement à les connaître (le formateur restant libre de présenter ceux qu’il juge les plus pertinents). Ce serait une manière pour eux de devenir des philosophes de l’éducation d’un nouveau genre. Ces apprenants pourraient, en effet, de cette façon, découvrir des théories philosophiques précises (classiques ou plus récentes) et continuer à s’en servir, à s’en inspirer, dans leurs futures salles de classe. Ils deviendraient en ce sens des philosophes praticiens de l’éducation, c’est-à-dire des professionnels qui ne sont pas des philosophes de métier, mais qui restent capables de justifier philosophiquement leurs pratiques en se fondant sur tel ou tel concept philosophique – des techniciens supérieurs ou des ingénieurs en philosophie pour ainsi dire.  

 

 

Références 

 

Bergson, H. (2014[1934]). La pensée et le mouvant, Flammarion 

 

Deleuze, G. (1997[1963]). La philosophie critique de Kant, PUF 

 

Kant, E. (1987[1781]). Critique de la raison pure, Flammarion 

 

Olsson, L.M. (2024). Bergson and the Aesthetics of Early Childhood Education and Care, Bergsoniana, 4 : 219-244. https://doi.org/10.4000/bergsoniana.1946 

 

Miravete, S. (2023). Les présocratiques, Ellipses 

 

Miravete, S. (2024). Socrate et la spécificité de la philosophie de l’éducation, Télémaque, 65 : 137-147. https://doi.org/10.3917/tele.065.0137 

 

Mouze, L. (2016). Platon, une philosophie de l’éducation, Ellipses 

 

Philonenko, A. (1969). L’œuvre de Kant I. La philosophie pré-critique et la Critique de la Raison pure, Vrin 

 

Serrus, C. (2023[1944]). La théorie kantienne de la connaissance : exposé et critique. Dans E. Kant, Critique de la raison pure (p. V-XXXI). PUF  

 

Weil, E. (1998[1963]). Problèmes kantiens, Vrin 

 

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292