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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : HAWKEN, J. (2025). Normativité et émancipation en philosophie de l’éducation : le cas de la philosophie pour enfants, dans la pensée d’Ann Margaret Sharp Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-2-que-fait-un-philosophe-en-education-et-que-fait-en-retour-l/article/normativite-et-emancipation-en-philosophie-de-l-education-le-cas-de-la]
Normativité et emancipation en philosophie de l'éducation : le cas de la philosophie pour enfants, dans la pensée d’Ann Margaret SHARP
Johanna Hawken
Université de Liège, Université de Laval
Résumé : Quelle place accorde-t-on à la normativité en philosophie de l’éducation ? Plus précisément, quelle relation à la normativité entretiennent les philosophes de l’éducation ? Bien qu’un consensus semble se dessiner autour de l’idée qu’il y a nécessairement quelque chose de normatif dans l’éducation, ce je-ne-sais-quoi de normatif peut être conçu de différentes manières et trouver ainsi différentes places. La normativité est-elle le but de l’éducation ? Son moyen, son fondement ou son produit ? Plus avant, n’existe-t-il pas une tension entre la visée normative de l’éducation et sa visée émancipatrice ? Afin d’analyser cette question, nous avons choisi d’explorer la philosophie de l’éducation d’Ann Margaret Sharp, l’une des fondatrices de la Philosophie Pour Enfants (PPE) dans les années 1970. En effet, Sharp est animée à la fois par une conception normative de la PPE et par un projet de transformation sociale et d’émancipation. Parvient-elle à concilier ces deux visées ?
Mots-clés : Normativité, émancipation, philosophie de l’éducation, philosophie pour enfants.
Abstract : What place do we give to normativity in philosophy of education ? More precisely, how do philosophers of education relate to the concept of normativity ? Although there seems to be a consensus around the idea that there is necessarily a normative je-ne-sais-quoi in education, this dimension can be apprehended in different ways, and therefore give more or less focus to normativity. Is normativity the aim of education ? Its way, its foundation or its product ? Moreover, does a tension exist between the normative aim of education and its emancipative aim ? In order to analyze this question, we have chosen to study the philosophy of education of Ann Margaret Sharp, one of the founders of Philosophy For Children (P4C) in the 1970s. Indeed, Sharp was both driven by a normative conception of P4C and project of emancipation and social transformation. Does she manage to reconcile these two aims ?
Keywords :. Normativity, emancipation, philosophy of education, philosophy for children.
Quelle place accorde-t-on à la normativité en philosophie de l’éducation ? Plus précisément, quelle relation à la normativité entretiennent les philosophes de l’éducation ? Tels sont les questionnements qui sont à la racine de cet article.
En effet, j’ai d’abord été interpellée par le fait que parfois, la dimension normative de l’éducation n’était pas questionnée sur le plan philosophique, ou en tout cas, que son analyse philosophique se frotte parfois à des convictions personnelles plus ou moins masquées. Dans cette perspective, je me suis intéressée à un article passionnant d’Henri Louis Go (2012) qui s’inscrit dans une réflexion collaborative sur la place des normes et des valeurs dans la philosophie de l’éducation et l’éthique enseignante (Go, 2015 ; Fabre et all., 2016 ; Perez, 2015, 2022, Prairat, 2012, 2014). De prime abord, l’éducation semble être une entreprise inéluctablement normative. Et en effet, si l’on considère, d’une part, que la normativité caractérise toutes les démarches qui émettent et établissent des normes, des jugements, de valeurs, des règles et des principes en visant « à éliminer, à modifier voire à promouvoir certaines conduites » (Prairat, 2014, p. 83) et si l’on considère, d’autre part, que l’éducation a pour tâche de prendre place dans la société en intégrant ses normes, ses valeurs, ses règles et ses principes, alors l’éducation est intrinsèquement normative. Et même, on en arriverait d’ailleurs à penser que, à l’inverse, toute démarche normative est éducative. Dans cette vision de l’éducation, nous rencontrons certains principes lui donnant une orientation spécifique : « le maître mot de l'éducation est d’assurer la continuité d’une culture donnée » ainsi, « on peut dire que l’enfant est éduqué avec succès s’il intériorise les normes [culturelles] qui lui sont transmises (ce qui est nécessairement le but premier de l’éducation) et cela doit se voir dans sa façon d’agir » (Go, 2012, p. 78). Dans cette citation, tout l’essentiel se trouve en réalité dans la parenthèse (comme souvent) : en effet, c’est dans cet espace qu’Henri-Louis Go dévoile sa propre relation à la normativité : celle-ci serait « le but premier de l’éducation ». Autrement dit, il dévoile ici sa vision finaliste de la normativité.
Or, bien qu’un consensus semble se dessiner autour de l’idée qu’il y a nécessairement quelque chose de normatif dans l’éducation, ce je-ne-sais-quoi de normatif peut être conçu de différentes manières et trouver ainsi différentes places. Nous pourrions considérer que de façon générale, les philosophes de l’éducation proposent quatre visions de la relation entre normativité et éducation :
La première serait une vision finaliste, selon laquelle l’intériorisation de normes est la finalité de l’éducation : cette conception est par exemple celle qui a longtemps marqué l'École républicaine française qui, en accordant une valeur universelle à la raison, plaçait celle-ci au centre de la normativité éducative (Cornu, 2009, p. 29-30). La norme de la rationalité était alors posée comme finalité, dans la mesure où tout l’enjeu était, pour les enseignant.e.s et les élèves, de se conformer à la règle de la raison – norma était l’équerre, la règle à laquelle on se confronte.
La deuxième serait une vision instrumentale, selon laquelle l’intériorisation de normes constitue l’un des moyens utilisés par l’éducation pour atteindre d’autres objectifs (le savoir, la compétence, le bonheur, la réussite, l’émancipation, ou d’autres encore).
La troisième vision pourrait être caractérisée de métaphysique (et est analysée par Henri-Louis Go) : de ce point de vue, la norme serait le fondement même de la démarche éducative. Cette vision en vient à considérer que les normes scolaires préexistent à leur réalisation. « Jusqu’à présent, la “forme scolaire” (Vincent et al., 1994) de socialisation et d’éducation procède d’une conception métaphysique de la normativité. Elle pose les règles comme le fondement radical de l’éducation. Normes hiérarchiques de l’Institution, normes programmatiques, normes morales » (Go, 2012, p. 89).
Enfin, on pourrait également imaginer une vision créatrice de la normativité, par exemple si l’on transpose la conception qu’en propose Canguilhem au milieu éducatif (en l’opposant à la normalité) : « la normativité signifie l’invention, ce qui permet à un organisme d’affronter un milieu ou de lui résister » (Canguilhem, 1975, p. 76). Si l’on considère, avec Canguilhem, que la vie est créatrice de normes en relation avec le milieu, on peut penser que le milieu scolaire est créateur de normes spécifiques lui permettant de vivre en lien avec ses dysfonctionnements. Selon Laurence Cornu, l’action pédagogique change alors de sens : « d’une volonté d’amener ou de ramener l’individu à la norme, elle devient un travail qui étaye dans le sujet sa capacité à instituer sa propre norme vitale, jusque dans la vie de la pensée » (Cornu, 2009, p. 34). (La pédagogie institutionnelle est-elle canguilhemienne ?)
La réflexion sur la question de la normativité peut nous amener à être pris avec un présupposé assez fort et négatif. En effet, la normativité de l’éducation peut être perçue comme une tendance devant être absolument canalisée car flirtant de façon trop intime avec le moralisme ou le conformisme. Mais surtout, il semblerait que l’ambition normative de l’éducation pourrait être une entrave à un processus d’individuation libre et émancipé. Nous pouvons percevoir une tension entre normativité et émancipation, notamment si l’on adhère à une vision instrumentale de la normativité, qui serait donc simplement l’un des moyens permettant d’atteindre la véritable finalité de l’éducation : l’émancipation (nous aurons l’occasion, au cours de ce texte, de proposer des définitions de l’émancipation, donc nous choisissons de ne pas nous attarder sur ce point ici). Il me semble que cette tension est structurante chez les philosophes de l’éducation, dans la mesure où ils seraient mis en position (par leur approche, par l’institution, par leur fonction de formateur) d’être experts à la fois de l’une et de l’autre. Et d’ailleurs, Henri Louis-Go pose également le problème concernant cette culture dont l’école serait le conservatoire : si cette culture est finalement dominante, l’éducation ne reproduit-elle pas une forme d’oppression intellectuelle ? Il écrit : « Faudrait-il se satisfaire de voir l’action éducative comme une mission qui consisterait à adapter les enfants à la culture dominante quelle qu’elle soit, afin d’en assurer la continuité ? » (Go, 2012, p. 82).
Pour l’instant, nous parlons de normativité dans l’éducation, mais il s’agit ici de s’intéresser aux philosophes de l’éducation. Dans cette perspective, il me semble important de distinguer les philosophes de l’éducation qui étudient les théories pédagogiques et ceux qui en construisent en vue de leur mise en place effective. C’est par rapport à cette dernière catégorie que cette tension entre visée normative et visée émancipatrice se pose. Dans les deux cas, nous pouvons nous demander si les philosophes de l’éducation ne sont pas amenés à endosser, parfois, l’allure d'experts de la normativité capables de mieux comprendre les normes afin de mieux les transmettre ? (ce qui expliquerait leur fonction de formateurs dans les INSPE, en France). Cette tendance viendrait de leur capacité à conceptualiser les normes, à comprendre les différents enjeux (pédagogiques, épistémologiques, politiques, éthiques) qu’elles soulèvent.
Dans ce cadre-là, une philosophie normative de l’éducation (c’est peut-être un pléonasme) peut-elle garantir tout de même l’émancipation ? Comment concilier la dimension normative de la philosophie de l’éducation et sa dimension émancipatrice ? Comment la philosophie de l’éducation peut-elle œuvrer parallèlement à l’intégration de normes chez l’enfant et à son émancipation ? Ce faisant, quelle place accorde-t-on à la normativité : est-elle la finalité, le fondement, la création ou l’un des modus operandi de l’éducation ?
Afin d’analyser ces questions, j’ai choisi de me pencher sur le cas de la philosophie pour enfants (de 4 à 18 ans), dans la mesure où ce courant pédagogique s’est construit, depuis les années 1970, autour d’un projet qui reflète cette tension par ses deux facettes. En effet, il s’agit, d’une part, d’un projet normatif – visant à développer la « conscience éthique globale » (Sharp, 2023c, p. 391), le jugement moral et la raisonnabilité (Lipman, 2008) – et d’autre part, d’un projet de transformation sociale (visant la réinvention des valeurs, la créativité intellectuelle subversive, le questionnement des idées dominantes et de la réalité politique). Et surtout Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, tous deux chercheurs américains à l’université de Montclair, ont construit une méthode afin de l’appliquer de la façon la plus extensive possible, se transformant ainsi en formateurs diffusant leur projet dans le monde (cette méthode sera présentée ci-après). Ici, je vais me concentrer sur l’approche d’Ann Margaret Sharp car, en raison de ses engagements féministes et décoloniaux, elle était particulièrement sensible à la question de l’émancipation.
En tant que philosophe de l’éducation, comment Ann Margaret Sharp parvient-elle à concilier – sans contradiction – normativité et émancipation ? Dans le contexte de la philosophie en tant que discipline, la question est d’autant plus épineuse, dans la mesure où la philosophie est le domaine qui cherche le plus clairement à cultiver la liberté de penser. Ainsi, nous parvenons à la problématique suivante : comment Ann M. Sharp, dans sa philosophie de l’éducation, parvient-elle à penser ensemble les dimensions normatives et émancipatrices de la philosophie pour enfants ? Aussi, afin de concilier ces deux aspects, quelle vision de la relation entre éducation et normativité défend-elle : une vision finaliste, métaphysique, créatrice ou instrumentale ? L’une de ces quatre conceptions lui permet-elle de concilier émancipation et normativité dans l’éducation philosophique des enfants ? Laquelle ?
Face à ces questions, l’analyse de ses travaux m’a permis de constater trois pirouettes intellectuelles effectuées par Sharp afin de penser ensemble, dans la pratique philosophique avec les enfants et adolescents, une normativité très forte et une visée émancipatrice tout aussi intense. Ces trois pirouettes se situent sur trois plans différents – le plan de l’ontologie, le plan intellectuel et le plan politique – que nous analyserons successivement.
1. Concilier normativité et émancipation sur le plan du travail intellectuel en philosophie pour enfants : la Communauté de Recherche Philosophique (CRP), conçue comme méthode intellectuelle émancipatrice.
Commençons par comprendre la méthode intellectuelle élaborée par Lipman et Sharp. Les deux philosophes américains ont construit leur méthode en s'inspirant de l’épistémologie pragmatiste de John Dewey et Charles Peirce. Dewey « défendait l’idée selon laquelle la méthode de recherche devait avoir une place centrale dans l’éducation à l’école » (Cam, 2023, p. 73) et considérait que « [son] devoir exclusif était de développer leur capacité à penser » (Dewey, 2011, p. 237). Ainsi, Peirce a conçu la méthode de la Communauté de Recherche, qui a inspirée celle de la Communauté de Recherche Philosophique. Celle-ci repose sur la pratique du dialogue collectif et se déroule en trois temps (même si aujourd’hui les praticien.ne.s ne les applique pas tels quels) : lecture d’un passage de roman philosophique écrit par les deux chercheurs, cueillette de questions auprès des enfants, vote d’une question à la majorité, discussion collective visant l’exploration de la question grâce au partage d’idées et à l’utilisation d’habiletés de pensée (définir les notions, problématiser, argumenter, rechercher les présupposés, etc.). Dans cette méthode, plusieurs éléments font apparaître l’héritage pragmatiste : la dynamique de recherche fondée sur les hypothèses, les arguments et leur analyse, l’attention à l’expérience vécue des participants, l’analyse de situations concrètes problématiques et l’ambition de construction de vérités intersubjectives (nous en reparlerons).
Nous pouvons considérer que le cœur de cette méthode est la mobilisation des habiletés de pensée, c’est-à-dire de ces actes, de ces gestes qui seraient le moteur d’un mouvement d’émancipation intellectuelle, qui se définirait ici comme le fait de se libérer de tutelles exerçant une influence non choisie sur l’esprit. Dans cette perspective, l’intégration des normes de la méthode philosophique constitue un moyen permettant d’atteindre l’émancipation intellectuelle. Ici se loge l’une des raisons pour lesquelles les philosophes de l’éducation seraient perçus comme compétents en ce qui concerne les normes : ils seraient spécialistes d’une méthode intellectuelle permettant un exercice émancipé de la pensée. Sur ce point, Sharp est animée par une vision instrumentale de la normativité. En effet, elle considère que l’acquisition des habiletés de pensée – conçue comme normes intellectuelles garantissant la philosophicité de la pratique – permet de viser l’émancipation intellectuelle pour trois raisons.
Premièrement, elle permet un mouvement dialectique de la pensée : au gré des hypothèses, des arguments et des problématisations, la pensée collective chemine et se renverse elle-même. L’importance de ce mouvement dialectique pour l’émancipation des enfants se loge dans le fait qu’il cultive l’habitude et la capacité à évoluer dans la pensée, en suivant un parcours allant d’une première hypothèse analysée à une deuxième, voire à une troisième. Outre la capacité à accepter de changer d’avis, c’est finalement l’idée de progression qui se dégage ici : par le mouvement dialectique, les enfants et adolescents font l’expérience d’une réflexion qui avance et progresse grâce à la réflexion individuelle et collective. Il s’agit alors de combattre la tendance humaine à s’attacher aveuglément à des idées, voire à s’harnacher à des représentations.
Deuxièmement, la méthode de la CRP permet un mouvement critique de la pensée (intrinsèquement lié au mouvement dialectique). Les enfants arrivent à l’atelier philosophique porteurs d’un certain nombre de contenus qui habitent leur esprit de façon irréfléchie (comme nous d’ailleurs) : idées reçues, préjugés, clichés, a priori, d’idées fixes, opinions, croyances aveugles : nous les appellerons désormais « peuples irréfléchis ». Ceux-ci imprègnent l’esprit des enfants et adolescents sans être nécessairement interrogés. Les peuples irréfléchis exercent ainsi une influence sur l’enfant, dans sa façon d’agir, de se comporter et de penser le monde. Cette influence inconsciente entrave l’autonomie intellectuelle car elle empêche l’individu de connaître les causes déterminant ses choix : c’est pourquoi il est nécessaire de faire un retour sur soi et sur ces peuples irréfléchis qui nous habitent et, peut-être, nous dominent. « C’est en ce sens que la philosophie est émancipatrice : elle libère l’enfant du risque d’être un pion inconscient soumis au système technologique de la parole écrite, imprimée ou dite » (Sharp, 2023b, p. 199). Dans la pratique philosophique, la verbalisation et l’analyse de ces représentations rattachées aux concepts engagent un travail réflexif sur la pensée : en cherchant des arguments ou des contre-arguments, en ciblant les présupposés, en définissant les termes, en faisant des distinctions conceptuelles, les participants opèrent une analyse critique des contenus irréfléchis de leur esprit. Ce faisant, les enfants pourraient acquérir, petit à petit, cette capacité à entretenir une relation consciente à leurs représentations, c’est-à-dire un rapport distancié à leurs propres idées qui leur permettrait de s’arracher aux tendances dogmatiques qui nous guettent tous.
Enfin, quoique d’une façon un peu différente, l’utilisation des habiletés peut produire un mouvement ascensionnel de la pensée : en effet, elles permettent un dépassement, un contournement de la question de la norme car elles permettent d’accéder à une forme de vérité : les vérités intersubjectives. Ces vérités, de façon paradoxale chez Sharp, n’équivalent ni à des normes ni à des absolus, et les découvrir, c’est construire un sens dans l’expérience, l’interpréter et reconstruire l’expérience. Dans cette perspective, les habiletés de pensée permettent d’initier un mouvement ascensionnel de la pensée, vers l’horizon de vérité.
En somme, la méthode philosophique de la CRP, grâce aux habiletés de pensée, construirait ce triple mouvement émancipateur : critique, dialectique et ascensionnel. Néanmoins, on pourrait considérer que la méthode philosophique mise en avant par Sharp n’est pas neutre, dans la mesure où elle donne la primauté à l’usage des outils de la raison. En cela, elle est héritière d’une vision finaliste de la normativité, celle-là même que nous évoquions précédemment : en effet, les normes de la raison sont ici posées comme l’horizon ultime de l’apprentissage philosophique (même si elles en sont également le moyen). L’éducation philosophique constituerait alors un parcours ayant pour objectif l’intériorisation des normes méthodologiques de la rationalité. Mais alors, nous pouvons considérer que la philosophie pour enfants serait construite à l’image d’une culture intellectuelle rationaliste, d’une forme scolaire spécifique dominée par la rationalité formelle (Pereira, 2018). Nous sommes face à une vision de l’autonomie intellectuelle qui est fortement influencée par la tradition des Lumières mais aussi par les modèles dominants dans l’institution scolaire. Ainsi, Sharp affronte un problème qui est peut-être commun aux philosophes de l’éducation : alors que ces derniers sont experts d’une méthode intellectuelle émancipatrice, ils semblent également enfermés dans une culture intellectuelle normative dont il est difficile de se départir. Se pose alors à nouveau la question de l’émancipation, dans un sens plus radical. Parvient-on réellement à se détacher d’une tradition intellectuelle dominante ?
Nous n’avons pas l’espace de répondre ici à cette question abyssale. En revanche, nous allons maintenant découvrir que la raison n’est pas seule dans cette affaire.
2. Détourner la tension entre normativité et émancipation grâce à une ontologique naturalisant le care : philosophie pour enfants et caring thinking.
Continuons notre réflexion en allant sur le plan ontologique. Dans cette perspective, c’est, en particulier, la dimension morale de la normativité éducative que nous allons interroger. Et posons à Sharp la question suivante : comment articuler, dans le modèle éducatif des ateliers philosophiques, l’intégration de normes morales (valeurs, principes, idéaux) et la construction d’une pensée libre chez l’enfant ? La question est d’autant plus épineuse que Sharp, tout comme Matthew Lipman, ne trace pas de ligne de démarcation entre la philosophie et l’éthique. Pour les deux chercheurs américains, la pensée philosophique se définit par l’exercice de trois dimensions de la pensée : la pensée critique, la pensée créative et la pensée éthique (le caring thinking, que l’on traduit souvent comme pensée attentive ou pensée vigilante). Ici, tout va se jouer autour de ce caring thinking et le problème va se résoudre grâce à lui. En effet, selon Sharp, le caring thinking « désigne une certaine modalité de la pensée orientée vers le souci (le care) pour les valeurs (le bien, le juste), modelée par les émotions et les relations interindividuelles et incarnée par une posture active de soin vis-à-vis des autres et des outils de la recherche philosophique collective » (Hawken, 2021, p. 20). Cette définition fait apparaître plusieurs choses importantes.
Tout d’abord, Sharp pose comme des absolus (et donc non comme des normes) les valeurs : transparaît donc son imaginaire profondément platonicien : le juste, le vrai, le bien, le beau sont pour elles des entités éternelles. Elle considère que la réflexion philosophique amène nécessairement l’individu à rencontrer les valeurs morales universelles, qui sont définies comme appartenant à l’essence de l’âme (si tant est que celle-ci se consacre à l’exercice dialectique). En revanche, il faut noter que sa vision de la conscience morale n’est pas platonicienne de bout en bout, dans la mesure où elle en une vision triangulaire, inspirée par ses lectures de Donald Davidson (2001). Ainsi, les valeurs morales apparaissent au gré d’un travail simultané de développement de la conscience de soi, de la conscience de l’autre et de la conscience du monde. « La préoccupation de Sharp pour la philosophie et les valeurs normatives qu’elle génère – vérité, sagesse, bien, beauté, justice – est cohérente par rapport au modèle triangulaire de la conscience » (Splitter, 2023, p. 190).
Ensuite, le caring thinking manifeste une intentionnalité éthique de la pensée, et s’inspire ici d’une vision heideggérienne de la conscience et de son Sorge (souci, ou care) :
« La conscience morale se manifeste comme appel du souci [Sorge] [...]. Or, le souci comme souci mutuel et préoccupation embrasse l’être [...] si originalement et si entièrement qu’il doit déjà être présupposé comme un tout pour distinguer le comportement théorique et le comportement pratique » (Heidegger, 1986, p. 334, 359)
Le caring thinking relève donc d’une intentionnalité éthique qui constitue la conscience de façon innée (mais pas de façon immédiate). La pensée humaine est structurée, de façon ontologique, par un souci des valeurs et de l’autre. Mais cette dimension intrinsèquement éthique de la conscience peut rester à l’état latent : c’est là tout le sens de la pratique philosophique, qui va stimuler le caring thinking. Ainsi, la philosophie pour enfants échappe, dans l’esprit de Sharp, à une vision aliénante de la normativité car elle s’inscrit dans la continuité de la nature humaine : ce naturalisme permet de contourner l’écueil du conformisme ou du moralisme.
Enfin, Sharp s’inspire de l’éthique du care en particulier dans l’idée que nos émotions orientent notre pensée et constituent, d’ores et déjà, des jugements de nature morale. Prenant le contrepied de l’école kantienne, notre faculté de juger serait alors de nature rationnelle et affective. Ainsi, pour le dire plus simplement, lorsque nous philosophons, pour Sharp, nous ne cherchons pas seulement à savoir ce qui est vrai dans l’existence, mais également ce qui est souhaitable et désirable. Si l’on me demande ce qu’est la liberté, par exemple, je serais conduite à chercher une définition qui me semble correcte mais qui reflète également la façon dont il me paraît juste et désirable de la définir. Cela signifie que la pensée philosophique est animée par le souci des valeurs, des autres, du monde, et relève donc nécessairement d’une pensée d’ordre éthique.
Selon Sharp, le dialogue philosophique permet d’éveiller la nature sociale et éthique de l’enfant : ainsi, cette démarche est émancipatrice au sens où elle permet à la nature humaine véritable de s’actualiser. Dans ce cadre, l’émancipation se définit comme l’acte de s’affranchir de tutelles contraire à la nature humaine afin de faire éclore une nature véritable et authentique. Dans cette perspective, la philosophie de l’éducation est normative mais cette normativité ne consiste pas à faire intégrer à l’enfant des normes sociales imposées de l’extérieur, mais à faire éclore, par les dispositifs éducatifs, la nature humaine intrinsèquement éthique de l’enfant. Loin d’engendrer une forme de soumission, ce processus est donc compatible avec l’émancipation de l’individu car sans pratique éducative révélant la portée de la conscience, il risque d’être aliéné à une pensée non éthique contraire à la nature humaine. Or, les philosophes de l’éducation seraient particulièrement bien placés pour faire advenir cette forme d’émancipation, dans la mesure où ils sont préoccupés (parfois quotidiennement !) par la réflexion métaphysique sur la nature humaine et en possèderaient donc une vision plus précise.
En somme, Ann M. Sharp détourne la question de la normativité morale de l’éducation en naturalisant la conscience morale au travers du caring thinking. Ceci dit, ayant stimulé le caring thinking par la pratique du dialogue philosophique, la question des normes ressurgit tout de même en fin de compte : en effet, la Communauté de Recherche sera un cadre où les enfants pourront être amenés à recréer le sens des valeurs morales. Cette activité de recréation des valeurs joue un rôle émancipateur central dans l’esprit de Sharp (en lien avec l’ancrage nietzschéen de sa philosophie de l’éducation) : loin de promouvoir la déconstruction des valeurs structurant la culture dans laquelle baigne l’individu, elle considère qu’il s’agit de réinventer les valeurs existantes en reconstruisant collectivement leur sens. Sharp s’approche ici d’une relation créatrice entre éducation et normativité : en effet, par l’éducation philosophique, les participant.e.s apprennent à recréer librement (mais avec rigueur philosophique) le sens des valeurs présentes dans la société (au premier chef desquels Sharp place : le travail, l’amour et la famille). Elle écrit (en faisant apparaître ses influences nietzschéennes) :
« L’éducateur doit prendre, en toute conscience, la responsabilité d’émanciper, au lieu d’endoctriner. Il est de son devoir de transmettre aux élèves les outils de la pensée critique, ainsi que la connaissance de leur héritage culturel : ainsi, ils pourront créer leurs propres valeurs dans la réalisation de leur propre personne. L’éducation ne doit pas endosser un rôle moralisateur : “ne pas vouloir rendre les hommes ‘meilleurs’, ne jamais leur parler de morale, comme s’il y avait une moralité en soi ou un type d’homme idéal ; mais créer des conditions dans lesquelles on aura besoin d’hommes plus forts, qui de leur côté auront besoin d’une morale (...) fortifiante” (Nietzsche, 1995, p. 333) » (Sharp, 2023a, p. 152).
Cette relation créative aux normes morales permet à Sharp de proposer une troisième voie dans le débat sur l’émergence des valeurs (Prairat, 2014, p. 84-85). Entre la thèse discontinuiste selon laquelle les normes apparaissent « en s’arrachant à la normativité socio-morale ambiante » (Prairat, 2014, p. 84) et la thèse continuiste qui considère que « toute nouvelle norme s’appuie sur des régularités déjà à l’œuvre dans le tissu social » (ibid.), Sharp avance l’idée que la réflexion philosophique permettrait de recréer le sens des normes existantes et de mêler ainsi continuité et rupture. Attachée au sens de la culture et des traditions, elle postule que la relation à ces dernières n’est pas contradictoire avec un mouvement d’émancipation critique et créatif, appelé à s’inscrire dans le tissu social. En revanche, dans la mesure où les normes nous constituent au moins en partie, ce travail peut s’avérer être un véritable défi et exiger – dans le cas de la philosophie avec les enfants – une pratique régulière afin de pouvoir se réaliser.
3. Penser ensemble normativité et émancipation dans la perspective d’une formation politique : frottements entre la pédagogie de Dewey et celle des pédagogies critiques et freiriennes.
C’est sur le plan politique que se joue maintenant la tension entre normativité et émancipation au sein de la philosophie de l’éducation d’Ann M. Sharp.
Lipman et Sharp avaient conçu la Communauté de Recherche Philosophique comme un cadre éducatif démocratique. Mais alors, comment Sharp en vient-elle à concevoir la Communauté de Recherche Philosophique comme un espace d’intégration des normes démocratiques permettant dans le même mouvement l’émancipation de l’individu ?
Tout d’abord, de façon générale, la démocratie est perçue comme un régime politique émancipateur – postulat qui n’est pas interrogé par Sharp. Dans la mesure où la démocratie est conçue comme la seule forme de gouvernement où le peuple n’est pas sous tutelle mais maître des décisions (en principe), imposer la forme démocratique à une pratique pédagogique constitue un acte engendrant de facto l’émancipation des enfants.
Ensuite, l’espace de la CRP est modelé selon des principes de fonctionnement censés être vecteurs d’émancipation : pluralisme, délibération collective, ouverture d’esprit, liberté d’expression.
« En réalité, [la philosophie pour enfants] est un engagement envers la liberté, le débat ouvert, le pluralisme, l’autogouvernement et la démocratie. Une praxis politique collective, fondée sur la raison pratique, la recherche réflexive et le jugement pratique, repose sur le fait que les citoyens aient des facilités avec la recherche et le dialogue. C’est donc seulement dans la mesure où les individus auront expérimenté le fait de dialoguer avec des égaux, de participer à une recherche publique partagée, qu’ils seront capables, éventuellement, de jouer un rôle actif dans la construction de la société démocratique » (Sharp, 2023d, p. 422).
Ces principes sont donc des normes de fonctionnement démocratique qui constitueraient le véhicule même de l’émancipation car sans elles, les enfants resteraient sous la tutelle de fonctionnements sociaux aliénants (absolutisme, autoritarisme, rapports de domination) qui entraveraient leur individuation et leur agentivité. Là encore, l’intériorisation de ces normes est perçue comme émancipatrice, dessinant ainsi une relation instrumentale entre normativité et éducation : la normativité de la formation citoyenne constituant un modus operandi d’une éducation visant l’émancipation politique.
Plus précisément, les pratiques philosophiques sont perçues comme des espaces permettant d’éprouver une forme de vie démocratique, au sens où l’entend Dewey, qui a donc fortement inspiré Sharp. En effet, selon Dewey, la démocratie est une forme de vie collective construite autour d’expériences vécues en commun, d’interactions et d’associations libres permettant la libération des capacités de l’individu (nous retrouvons rencontre ici une foi démocratique chez Dewey qui peut nous faire penser à la foi de Sharp dans le caring thinking). « Une démocratie, écrit Dewey, est plus qu’une forme de gouvernement, elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées » (Dewey, 2011, p. 169). Cette citation fameuse exige davantage de précisions : « Cet idéal démocratique repose sur deux éléments qui sont reliés pour Dewey : le premier a affaire avec le partage conscient d’intérêts variés et nombreux alors que le second a affaire avec les interactions et les associations libres » (Cam, 2023, p. 79). La CRP se veut donc une expérience de vie démocratique dont les caractéristiques permettront nécessairement un mode de relation éthique structuré autour de l’égalité, du partage, de la libre circulation. Le cadre de la communauté nous place évidemment dans une situation éthique car « nous vivons et agissons en connexion avec l’environnement existant, non en connexion avec des objets isolés » (Dewey, 1975, p. 68). Prenant cet exemple, Henri Louis Go considère qu’« en proposant de penser selon une logique des situations, Dewey permet de sortir du dualisme des principes axiologiques et des faits empiriques » (Go, 2012, p. 79). La recherche en situation démocratique, essentielle à l’éducation, est ouverte et permet ainsi la liberté de penser et la créativité. La circulation des individualités, des différences et des expériences permet de faire surgir un élément structurant l’émancipation chez Sharp : la créativité. « Dans sa forme optimale, écrit Sharp, la communauté de recherche se caractérise par une puissance créative partagée, par un type de puissance que nous associons à l’émancipation » (Sharp, 2007, p. 9).
Sur le plan politique, il convient d’aller plus loin et d’interroger la réflexion de Sharp sur l’émancipation dans un sens plus radical, celui des pédagogies critiques. En effet, Sharp est inspirée par les travaux de Paulo Freire (2013, 2021) et bell hooks (2019) : sa réflexion sur les ateliers philosophiques vise la transformation sociale, le renversement des rapports de domination et l’empowerment des individus. La pratique philosophique est certes une activité intellectuelle normative, visant l’intériorisation d’habitus intellectuels et sociaux, comme nous l’avons vu, mais elle donne la voix aux personnes réduites au silence : enfants, femmes, populations opprimées. En outre, l’espace du dialogue philosophique cherche à être égalitaire, à partager le pouvoir et s’inscrire à contre-courant des rapports de domination. Néanmoins, il n’est pas certain que le cadre du dialogue philosophique avec les enfants permette réellement cette déconstruction : mise à part la promotion des valeurs de partage, d’égalité, de pluralisme et de libre expression, quels sont les outils pédagogiques concrets que préconise Sharp ? Quels dispositifs et/ou techniques apportent-elles pour que ces normes deviennent des réalités effectives ? Si elles restent simplement des principes prônés par le.a facilitateur.ice, ne risquent-ils pas d’être simplement perçus comme des règles ou des injonctions ? Que faire si dans ce cadre, les rapports de domination se reproduisent tout simplement ? Ici, nous voyons poindre une vision métaphysique de la normativité dans sa relation à l’éducation démocratique : en effet, les normes démocratiques sont perçues comme des idéaux qui se trouveraient au fondement même de l’éducation politique et qui contiendraient intrinsèquement la puissance de se réaliser. Au contraire, nous considérons que c’est la réalité effective des dispositifs pédagogiques qui pourra – ou pas – faire surgir de nouvelles normes sociales de comportement déconstruisant les rapports dominants. C’est tout l’enjeu de la praxis éducative qui, notamment chez Freire, associe radicalement une théorie éducative à sa mise en pratique effective et précise, dans un aller-retour constant. À ce titre, Sharp pourrait incarner cet engagement dans la praxis éducative, dans la mesure où sa philosophie de l’éducation se matérialise dans la diffusion de la méthode de la CRP. Ce faisant, elle nous conduit à interroger la posture des philosophes de l’éducation : sont-ils tous inscrits dans cette défense de l’alliance entre théorie et pratique ? S’ils n’en restent qu’à leur expertise théorique, ne courent-ils pas le risque de s’échapper de la réalité ? Si leur expertise théorique de la norme et de l’émancipation n’est pas accompagnée de sa transposition effective dans la réalité de l’éducation, peuvent-ils réellement comprendre les enjeux de l’émancipation ?
Par ailleurs, le partage des expériences hérité de la pédagogie de Dewey est un tremplin pour la conscientisation de l’environnement social et politique, et notamment les rapports de domination sur le plan social, économique, et, in fine, la remise en question de l’ordre néolibéral (Pereira, 2019). Qu’advient-il de leur utilisation dans la Communauté de Recherche Philosophique ? Comment s’en saisir sur le plan politique – sans pour autant dévoyer la pratique philosophique ? Ici, on pourrait constater un frottement chez Sharp entre l’influence pragmatiste de Dewey – qui irait dans le sens d’une démocratie libérale – et celle de Freire – qui en décrypterait ses mécanismes d’aliénation. Ce grincement ne semble pas pensé ou exprimé par Sharp, alors même qu’elle dit s’inscrire dans la perspective d’une lutte pour la justice sociale. Mais il serait intéressant de l’analyser plus avant.
Sur ce point, nous pourrions percevoir une lacune : au-delà de la pratique intellectuelle, Sharp a-t-elle pensé la concrétisation de ce mouvement intellectuel émancipateur, dans l’action politique ? Question classique que ce pont à franchir entre la pensée et l’action : c’était pourtant l’enjeu des penseurs du pragmatisme, qui considéraient que la pensée devait viser l’application concrète, l’action créatrice (Dewey, 1976). On pourrait considérer, notamment du point de vue de Freire, qu’une démarche d’empowerment ne peut faire l’économie de cette réflexion sur un engagement politique effectif et actif.
Conclusion : Articuler normativité et émancipation dans la philosophie pour enfants : quelles pistes pour la philosophie de l’éducation ?
Dans cet article, nous avons tenté d’analyser trois pirouettes effectuées par Sharp dans sa philosophie de l’éducation afin de concilier – avec agilité mais non sans faille – les visées normatives et émancipatrices de la philosophie pour enfants. Ce faisant, nous avons révélé que Sharp oscillait entre plusieurs visions de la relation entre éducation et normativité : une vision instrumentale (en ce qui concerne l’apprentissage de la méthode intellectuelle en philosophie), une vision métaphysique (dans son rapport aux normes démocratiques) et une vision créatrice (sur le plan de la morale). Ainsi, il apparaît qu’elle s’éloigne d’une vision finaliste selon laquelle la normativité serait le but de l’éducation.
À partir de cette étude, nous pouvons dégager quelques axes de réflexion permettant de décrypter cette même articulation chez les philosophes de l’éducation (pour rappel, nous parlons de ceux qui élaborent une pédagogie visant à être effective sur le terrain).
Tout d’abord, sur le plan intellectuel, un.e philosophe de l’éducation pourrait concilier normativité et émancipation dans la mesure où elle propose un programme de formation de l’esprit comportant des outils « non-enfermants ». Autrement, il s’agirait de proposer une formation de l’esprit dont les normes intellectuelles auraient la puissance d’ouvrir nécessairement la réflexion dès lors qu’elles sont employées.
Ensuite, sur le plan de l’ontologie, normativité et émancipation seraient compatibles si les normes morales transmises par une philosophie de l’éducation s’inscrivent dans la continuité d’une visée anthropologique spécifique, où une certaine naturalisation ou essentialisation des normes valeurs détournent la question de la normativité. Dans la mesure où les normes morales appartiennent toujours déjà à l’esprit de l’enfant, contraindre ce dernier à les explorer ne relève pas d’un mouvement de soumission mais d’un mouvement d’émancipation.
Enfin, sur le plan politique, une philosophie de l’éducation pourrait allier les deux entités si elle trouve des formes d’organisation dont les normes constituent un tremplin pour l’agentivité et la subversion radicale.
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