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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : PÉRAUD-PUISÉGUR, S. (2025). Peut-on être philosophe de l’éducation malgré soi ? le cas Rancière Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-2-que-fait-un-philosophe-en-education-et-que-fait-en-retour-l/article/peut-on-etre-philosophe-de-l-education-malgre-soi-le-cas-ranciere]

Peut-on être philosophe de l’éducation malgré soi ? Le cas Rancière 

 

Stéphanie Péraud-Puiségur 
Université de Bordeaux 
SPH (UMR 4574) 

 

 

Résumé  Cet article examine la place qu’occupe l’œuvre de Jacques Rancière en philosophie de l’éducation depuis le tournant du XXIe siècle et la façon dont ce philosophe réagit face à l’intérêt qu’il suscite et à la réception qui est faite de ses écrits dans ce champ. Son refus de voir la question de l’égalité rabattue sur le seul domaine éducatif, au risque d’oublier l’enjeu politique et esthétique qu’elle recèle peut expliquer en partie sa volonté de se démarquer de tout enfermement thématique ou disciplinaire. À partir de cet exemple paradoxal d’un penseur largement lu par les philosophes de l’éducation sans jamais se revendiquer de ce champ, l’article s’interroge plus largement sur l’intérêt et les écueils d’un tel travail d’identification des philosophes de l’éducation et sur les moyens adéquats pour y parvenir.  

 

Mots-clés : Jacques Rancière, philosophie de l’éducation, réception, champ disciplinaire 

 

Abstract : This article examines the place occupied by Jacques Rancière's work in philosophy of education since the turn of the 21st century, and how the philosopher reacts to the interest he arouses and the reception his writings receive in this field. His refusal to see the question of equality relegated to the educational sphere alone, in danger of forgetting the political and aesthetic stakes it conceals, may partly explain his determination to distance himself from any thematic or disciplinary confinement. Based on this paradoxical example of a thinker widely read by philosophers of education without ever claiming to belong to this field, the article takes a broader look at the advantages and pitfalls of identifying philosophers of education and the appropriate means of doing so.  

 

Keywords : Jacques Rancière, philosophy of education, reception, disciplinary field 

 

 

Introduction

 

Depuis la publication en 1987 de l’ouvrage intitulé Le Maître ignorant, la pensée de Jacques Rancière fait l’objet d’un intérêt constant et multiforme de la part des chercheurs en philosophie de l’éducation, intérêt qui s’est encore accru depuis le tournant des années 2000. Cette production éditoriale profuse pourrait laisser penser qu’au moins une partie de l’œuvre de Jacques Rancière relève bien du champ de la philosophie de l’éducation, ou, a minima, qu’elle concerne et interpelle de près la philosophie de l’éducation, en influençant les débats contemporains sur la manière dont l'éducation devrait être conçue ou en insistant sur les enjeux politiques de toute pensée de l’éducation. Pourrait-on dès lors affirmer que Jacques Rancière est un philosophe de l’éducation, même s’il n’est pas que cela, et même si son travail relève d’autres ancrages et questionnements que ceux de la philosophie de l’éducation ? Ceci pourrait sembler très paradoxal dans la mesure où Rancière lui-même ne s’est jamais désigné comme tel, a plutôt toujours pris soin de se démarquer de toute identification au champ de la philosophie de l’éducation, et, de façon plus générale, de tout enfermement dans des catégories universitaires ou disciplinaires que l’ensemble de son œuvre s’emploie à contester, à déconstruire et à déjouer pour différentes raisons que j’expliciterai plus loin. Dès lors, l’enjeu de cet article est moins de déterminer si Jacques Rancière est ou n’est pas un philosophe de l’éducation, que d’explorer à partir de son cas particulier certaines questions stimulantes auxquelles nous invite l’intitulé de ce dossier.  

Je présenterai d’abord quelques exemples d’écrits de philosophes de l’éducation portant sur l’œuvre de Jacques Rancière ou s’élaborant à partir d’elle. Puis j’analyserai comment celui-ci s’exprime sur certains d’entre eux et sur les questions relatives à l’éducation ou à l’enseignement et j’essaierai d’expliquer son positionnement distancié à l’égard de la philosophie de l’éducation. J’examinerai pour finir, à partir de ce cas particulier de Jacques Rancière, quelles sont les questions plus générales que l’on peut se poser sur l’objet même de ce dossier qui consiste à se demander : « qui sont les philosophes de l’éducation ? ». Nous en retiendrons trois principales : Qui est légitime pour désigner les philosophes de l’éducation ? Selon quels critères ? Quels sont les enjeux et les écueils d’une telle identification ?  

 

 

Partie 1 : Quel intérêt les écrits de Jacques Rancière suscitent-il chez les philosophes de l’éducation ? 

 

Répondre à cette question n’est pas simple car il faudrait d’une part préalablement avoir défini ce qu’est un philosophe de l’éducation, alors que c’est indirectement ce qui est en question, et d’autre part connaître l’ensemble des écrits portant sur l’œuvre de Rancière au niveau international tout en parvenant à isoler ceux qui pourraient avoir un lien direct avec les concepts et questions propres à la philosophie de l’éducation dans cet ensemble.  

Sans aucunement prétendre à l’exhaustivité, je vais m’appuyer sur quelques exemples de revues qui se réclament clairement d’un ancrage en philosophie de l’éducation et d’écrits philosophiques faisant explicitement le lien entre la pensée rancièrienne et l’école, en questionnant ses conséquences en matière éducative et politique. L’idée est de pouvoir donner un aperçu partiel et sans doute partial de la variété des écrits en philosophie de l’éducation qui se réfèrent à Rancière pour sérier les différents types de questionnement de son œuvre ou les usages les plus récurrents de ses concepts ou de ses ouvrages présents dans le champ de la philosophie de l’éducation depuis une vingtaine d’années, moment où se multiplient significativement les travaux en philosophie de l’éducation se rapportant à cet auteur. 

À titre liminaire, je précise que je vais ici surtout me centrer sur le rôle de l’ouvrage intitulé Le Maître ignorant (1987) qui a suscité et continue de susciter l’intérêt de nombreux philosophes de l’éducation, même si ceux-ci ne se réfèrent pas exclusivement à ce texte et vont puiser dans d’autres de quoi se questionner sur leurs objets, par exemple La Nuit des prolétaires (1981), La Mésentente (1995), La Méthode de l’égalité (2012) ou La Méthode de la scène (2018). 

La première chose qui frappe le lecteur est que, même si la sortie du Maître ignorant en 1987 a suscité quelque intérêt en France, c’est surtout après la traduction de l’ouvrage en espagnol en 2003 à Barcelone que l’on observe d’abord une forte dynamique éditoriale en Amérique du Sud et en Espagne qui précède toute une série de publications en France, comme le souligne Alain Vergnioux. Citons quelques titres de revues qui ont publié un ou plusieurs articles ou entretiens en lien avec cet ouvrage durant cette année-là :  

« Liçoes de um ignorante. Ressonâncias », Educação e Sociedade, no 48, 2003 (Brésil)  

« Igualdad y libertad en educación. A propósito de El maestro ignorante », Cuaderno de Pedagogia, no 11, 2003 (Argentine)  

« A propósito de El maestro ignorante, de Jacques Rancière », Educación y Pedagogía, no 36, 2003 (Colombie)  

« Igualdad y libertad en educación », Diálogos Valencia, no 37, 2003 (Espagne). 

Il faut d’emblée noter le rôle important et précurseur des philosophes de l’éducation hispanophones et lusophones dans la sollicitation de cet ouvrage en lien avec les problématiques éducatives, telles qu’elles se déploient dans et hors des écoles. Si l’on analyse par ailleurs plus précisément le contenu des écrits parus en France entre 2003 et la période récente on peut commencer par comparer les dossiers de 2005 et de 2013 publiés dans la revue Le Télémaque, tous deux consacrés au maître ignorant. Dans sa présentation du dossier de 2005, Alain Vergnioux insiste d’abord sur la nécessité de mettre en évidence « la position de rupture que Le Maître ignorant instaure, en 1987, dans la pensée de l’éducation, rupture marquée du sceau d’une radicalité telle que le texte de J. Rancière fut constamment recouvert depuis par le discours rassurant de l’éducation progressiste ordinaire ». Puis il identifie trois lignes de force dans les articles du dossier : égalité, explication, figure du maître. 

Dans son introduction au dossier de 2013, Antoine Janvier précise de son côté que « l’enjeu » de la journée dont il est issu « consistait moins à commenter, analyser, ou reprendre les propositions pratiques et théoriques du Maître ignorant, qu’à constituer les problèmes qu’il permettait, par là même, de poser : 

  • Dans quelle temporalité inscrire un acte d’émancipation intellectuelle ?  

  • Comment concilier le commandement du maître ignorant avec l’aventure d’un élève émancipé, dont les chemins et les issues sont inassignables a priori ?  

  • Quels modes de subjectivation sont à l’œuvre dans l’étrange relation triangulaire entre le maître, l’élève et la chose commune ?  

  • Quelle actualité conserve aujourd’hui la double polémique à l’œuvre dans Le Maître ignorant, celle de Jacotot contre ‘‘la Vieille’’ et ses héritiers, celle de Rancière contre les ambitions pédagogiques des années 1980, aussi bien ‘‘réformistes’’ ou ‘‘progressistes’’ que ‘‘républicaines’’ ». 

Durant la même période, on peut aussi citer le collectif dirigé par Marc Derycke et Michel Peroni intitulé Figures du maître ignorant : savoir et émancipation, publié à Saint-Étienne en 2010, qui réunit des contributions de philosophes, de sociologues et de didacticiens, à la fin duquel Rancière s’exprime sur la réception de ses travaux dans le champ de l’éducation et de la formation, comme je l’évoquerai plus loin. 

Je voudrais également citer deux ouvrages de Maria Beatriz Greco représentatifs de cet intérêt fort des philosophes de l’éducation, notamment sud-américains, pour le travail de Rancière : Rancière et Jacotot, une critique du concept d’autorité, paru en français en 2007 ; et En dialogue avec Jacques Rancière, paru en 2014. L’auteure y noue un dialogue fécond avec Rancière et ses textes. Ces écrits sont de bons exemples de la façon dont une philosophe de l’éducation parvient, en s’appuyant sur les propositions de Rancière, en lien avec celles d’autres philosophes, à revisiter un concept classique, en l’occurrence le concept d’autorité, pour le critiquer et pour en proposer une version émancipatrice, afin de tisser des liens avec des pratiques existantes sur certains terrains éducatifs contemporains. On peut noter à cet effet la place que font ces ouvrages à la parole des acteurs, tissée à celles de Rancière ou de la chercheuse elle-même.  

Entre ces deux publications de Maria Beatriz Greco, Michel Fabre écrit en 2011 un article très fouillé dans la revue Penser l’éducation sous le titre « L’éducation du peuple et la démocratie. L’apport de Jacques Rancière ». Pour lui, le travail de Rancière permet d’une part d’instiller une sorte de mauvaise conscience à l’égard de certaines formes de pensée dominantes en éducation, d’autre part d’identifier et de multiplier les processus émancipateurs qui traversent l’école, quand bien même cette institution ne pourrait être émancipatrice en elle-même aux yeux de Rancière. Dans le prolongement de cette approche, en 2020, Henri-Louis Go et Xavier Riondet se proposent à leur tour d’estimer l’actualité de la méthode de l’égalité à l’école dans la revue La Pensée d’ailleurs : revue de philosophie et d’histoire de l’éducation. Ils concluent leur texte en établissant des ponts entre la pensée de Rancière et les pratiques pédagogiques de Célestin Freinet autour du texte libre et de la puissance émancipatrice de l’écriture. 

Au vu de la variété et de la diversité de ces productions qui ne sont qu’un petit aperçu de celles qui existent, il semble bien que l’œuvre rancièrienne ait eu un impact réel sur les travaux des chercheurs en philosophie de l’éducation depuis le tournant des années 2000. Elle leur a permis de se dégager des débats caricaturaux entre « républicains et pédagogues » issus des années 1980 et d’ouvrir de nouvelles perspectives de questionnement, appuyées sur le principe de l’égalité des intelligences, bien différentes de celles suscitées par l’idée d’égalité des chances, par exemple. Néanmoins, cet intérêt manifeste des chercheurs en philosophie de l’éducation suffit-il pour que Rancière puisse être considéré comme faisant partie de ce champ ? Être lu et mobilisé par les philosophes de l’éducation ne signifie pas nécessairement qu’on en soit un. Il est donc nécessaire d’étudier plus avant comment Jacques Rancière se situe lui-même par rapport à ce domaine de recherche et les raisons de son positionnement singulier. 

 

 

Partie 2 : La perplexité de Rancière vis-à-vis de la réception de son œuvre par les philosophes de l’éducation 

 

 

Dans un entretien paru en 2005 dans la revue Nouveaux Regards, Jacques Rancière développe son propos sur la façon dont son texte a été reçu. 

À sa sortie, Le Maître ignorant a été lu mais pas forcément par des enseignants s’intéressant à la question de la pédagogie. À l’époque le discours était polarisé entre d’un côté Bourdieu, la sociologie de l’éducation, la transformation de l’école à partir des conditions sociales, et de l’autre côté Milner, l’enseignement républicain et l’égalité par la diffusion des savoirs. Le livre a été écrit pour sortir de cette configuration ; c’est ce qui précisément a fait qu’il n’a pas été reçu par ce public. Les lecteurs semblent avoir été avant tout des personnes tourmentées par la question de l’égalité intellectuelle. Il n’a pas généré véritablement de débats, mais plutôt des réflexions dans des lieux extrêmement différents, notamment chez les artistes. Mais la traduction portugaise est malgré tout arrivée dans les mains d’éducateurs dans les favelas du Brésil. Le style de Jacotot – et peut-être le mien – expliquent aussi cette réception : c’est un ouvrage qui s’adresse à des individus, non aux acteurs institutionnalisés d’un « débat de société ».  

« Entretien avec Jacques Rancière à propos de l’ouvrage Le Maître ignorant », Nouveaux Regards, n°28, janvier-mars 2005 

Rancière semble ici se réjouir que l’ouvrage ait suscité l’intérêt des artistes, notamment de danseurs et de chorégraphes, mais aussi de pédagogues de terrain dans des contextes où la question de l’égalité prend un relief tout particulier. On peut supposer que ceci lui semble cohérent avec sa lecture de la question de l’égalité sous le prisme du partage du sensible, au centre de son travail, et qui donne une place éminente à l’art et aux espaces non institutionnels dans les processus d’émancipation.  

Pour éclairer les raisons de cette réception particulière, Rancière évoque son propre style ainsi que celui de Jacotot. On comprend que par style, il entend en réalité la façon de s’adresser au lecteur, qui peut s’appréhender dans une certaine façon d’écrire, assez originale et à bien des égards déconcertante pour qui a l’habitude de lire des ouvrages de philosophie de l’éducation aux formes plus académiques. Ce style se veut égalitaire, c’est un style de maître ignorant qui ne cherche pas tant à expliquer ou à s’adresser aux spécialistes qu’à témoigner d’une aventure intellectuelle en tant qu’elle vérifie l’égalité des intelligences afin que des individus quelconques puissent s’en saisir et s’en inspirer.  

Dans le colloque déjà cité publié en 2010 par Derycke et Peroni, après avoir écouté des philosophes, des didacticiens et des sociologues qui s’expriment sur la figure du maître ignorant, Rancière précise à la fois la source et le sens de son travail dans cet ouvrage princeps, pour prévenir des erreurs de lecture ou des assignations disciplinaires dans lesquelles il ne se reconnaît pas. 

Là, j’essaierai de situer la marche même de ma recherche, de mon travail. Je rappellerai d’où je suis parti. Ce n’est pas de la question de l’école : je n’ai jamais été philosophe ou sociologue ou quoi que ce soit de l’école, de l’enseignement ou de la pédagogie. Ce dont je suis parti, sur le chemin de quoi j’ai rencontré l’affaire-Jacotot n’est absolument pas la question de comment transmettre des savoirs, mais la question du rapport entre science/émancipé/émancipation ; je l’ai rencontrée au cours d’un travail qui a été un travail de critique du modèle dominant de la pensée qui se dit subversive. 

Rancière J., « Choses (re)dites par J. Rancière », in Derycke, M., Peroni, M., (dir.), Figures du maître ignorant : savoir et émancipation, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Saint-Étienne, 2010, p. 411- 412. 

Il définit donc sa position par un double refus : celui de l’assignation à la philosophie aussi bien qu’à la sociologie, ce qui est logique puisqu’il cherche à se démarquer à la fois de Milner qui jouerait ici le rôle du philosophe universaliste et de Bourdieu, représentant de la sociologie démystificatrice.  

Notons enfin qu’il ne parle pas de philosophie de l’éducation mais de philosophie de « quoi que ce soit de l’école, de l’enseignement ou de la pédagogie », différentes dénominations qui renverraient toutes à la question « comment transmettre les savoirs ? », question importante mais pas exclusive d’autres pour la philosophie de l’éducation.  

On comprend en lisant ces textes qu’il n’est pas principalement intéressé par une réflexion pédagogique ou didactique, ou par une réflexion sur l’école comme institution. La reprise de cette figure du maître ignorant faite par les spécialistes en tous genres pour penser l’apprentissage risque à ses yeux de dénaturer la pensée jacotiste et la relecture qu’il en fait ou d’en émousser le tranchant. Comme il le répète sans cesse, sa préoccupation est avant tout politique : le Maître ignorant est important pour lui parce qu’il lui permet de penser l’émancipation et toutes les formes de pensée qui y font obstacle : le « platonisme », le « progressisme », « l’althussérisme », la sociologie de Pierre Bourdieu, l’ « explication ». Pour Rancière, rappelons-le, il n’y a pas de didactique de l’émancipation, et il est possible d’abrutir ou d’émanciper par toutes les méthodes. Les questionnements issus de la philosophie de l’éducation pourraient donc en ce sens représenter une impasse ou un fâcheux risque de contresens sur ses écrits.  

Il faut lire le dernier chapitre de l’ouvrage pour mieux saisir la véritable finalité du détour qu’il opère par le maître ignorant. Son titre, « la société pédagogisée », permet de comprendre qu’il s’agit pour Jacotot, puis pour Rancière de lutter contre une logique de l’instruction publique contraire à celle de l’émancipation puisqu’elle conduit à une « pédagogisation intégrale des individus qui […] composent [la société] » (p. 121), et qu’elle autorise les maîtres politiques à faire la leçon au peuple-élève pour qu’il comprenne le bien-fondé des réformes inégalitaires qu’ils promeuvent. Dans cette logique inégalitaire qu’il s’efforce de combattre, c’est en effet toujours un manque de pédagogie ou d’explication qui fait que les gens manifestent ou se révoltent. Il ne s’agit donc pas pour lui d’appliquer des concepts comme l’égalité ou des analyses qui vaudraient à l’échelle de la société à l’espace scolaire pour mieux comprendre comment il fonctionne. C’est bien plutôt le détour par l’analyse du fonctionnement de l’école publique inspirée par le progressisme et soumise à une logique inégalitaire qui lui permet de faire apparaître le fonctionnement global de la société, et le paradigme de la scolarisation qui la sous-tend. 

[…] la machine scolaire est une machine qui a complétement organisé la société et avec l’école, avec la formation permanente et aussi avec toutes les formes para-éducatives. Et je dirais aussi en même temps, qu’elle est le modèle même de l’ordre social. Les classes [au sens des classes sociales telles que les évoque Marx], on ne connaît plus, mais ce qu’on connaît, c’est les attardés, les bons, les mauvais élèves, les élèves qui ne veulent pas travailler…  

Rancière J., « Choses (re)dites par J. Rancière », in Derycke, M., Peroni, M., (dir.), Figures du maître ignorant : savoir et émancipation, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Saint-Étienne, 2010, p.417. 

On voit donc comment ce philosophe, dont les écrits ont suscité un intérêt continu chez les philosophes de l’éducation depuis 2003 ne se reconnaît ni ne se revendique comme un philosophe de l’éducation. Tout en répondant toujours très généreusement aux questions que les philosophes de l’éducation lui adressent au fil des ans, il semble examiner avec un certain étonnement la place importante que lui font ces chercheurs et il veille toujours à recentrer le questionnement sur les enjeux politiques de cette figure-boussole de l’égalité que représente le maître ignorant jacotiste pour tenir à distance respectable les enjeux éducatifs ou didactiques qui pourraient y être associés. 

 

 

Partie 3 : Pourquoi et comment chercher à identifier qui sont les philosophes de l’éducation ?  

  

 

 Pour poursuivre la réflexion sur la question « Qui sont les philosophes de l’éducation ? », je vais élargir mon propos au-delà du cas particulier que représente l’œuvre de Rancière dans le champ de la philosophie de l’éducation à partir de trois questions. 

La première consiste à se demander qui peut déterminer qu’un penseur est ou n’est pas un philosophe de l’éducation. C’est d’abord une question de légitimité qui est ici en jeu. Est-ce ce penseur lui-même lorsqu’il s’exprime dans et/ou sur son œuvre et se revendique de tel ou tel champ ? Est-ce que ce sont plutôt ses lecteurs ou, du moins, ceux d’entre eux qui sont reconnus comme philosophes de l’éducation qui pourraient procéder de la sorte à l’accueil d’un penseur dans leur communauté ? Ou encore certaines institutions considérées comme légitimes (l’université, des associations savantes, etc.) ou leurs acteurs ou représentants ? La réponse la plus simple en apparence serait de considérer qu’est philosophe de l’éducation celui qui se revendique comme tel et qui est reconnu comme tel par ses pairs. Dans ce cas, on ne pourrait pas être reconnu comme philosophe de l’éducation malgré soi, comme le titre de cet article pourrait le laisser entendre. Ce titre est un peu provocateur dans la mesure où il suggère que l’étiquette « philosophe de l’éducation » ne serait pas en elle-même enviable ou désirable. Il faudrait donc faire une différence entre un philosophe de l’éducation et un philosophe pertinent pour penser l’éducation ou mobilisé par les philosophes de l’éducation. 

La deuxième question qui se pose porte sur le fait de savoir comment il serait possible de parvenir à identifier des philosophes de l’éducation. Deux pistes pourraient être envisagées. On pourrait d’abord s’appuyer sur les objets sur lesquels elle s’exerce. Il y aurait ainsi au sein de l’œuvre des thématiques, des problèmes, des concepts propres à la philosophie de l’éducation, par exemple l’éducation, l’instruction, l’enseignement, l’apprentissage, l’enfant, l’autorité, etc. C’est un peu ce que suggère l’ouvrage d’Olivier Reboul intitulé La Philosophie de l’éducation (2001) ou le Dictionnaire de philosophie de l’éducation publié par les membres de la Sofphied en 2021, sous la direction de Bérengère Kolly et Alain Kerlan. Mais la chose n’est pas simple car ces concepts peuvent aussi être travaillés dans d’autres disciplines comme la psychologie ou les didactiques disciplinaires ou professionnelles, ou par des philosophes qui ne se revendiquent pas comme philosophes de l’éducation, par exemple. Une autre piste pourrait être que la philosophie de l’éducation se distingue par son questionnement répété sur les présupposés et les finalités des discours et pratiques éducatives, ce qui serait sans doute un peu plus spécifique et éviterait la confusion avec d’autres approches des mêmes objets et concepts. 

Mais pour aller encore plus loin, on pourrait se demander si la façon dont s’exerce la philosophie de l’éducation est différente de celle qui existe dans d’autres champs de la philosophie, comme la métaphysique, la politique ou la logique, par exemple. Autrement dit, y aurait-il des façons de philosopher qui seraient propres à la philosophie de l’éducation ? Et en ce cas quelles seraient-elles ? Une fois encore, la réponse n’est pas évidente car il existe une grande variété de pratiques de la philosophie de l’éducation. On constate par exemple une proximité certaine avec les terrains éducatifs, dans la mesure où les philosophes de l’éducation travaillent souvent au contact d’étudiants qui se préparent à des métiers (enseignement, éducation, médiation etc.) qui les interrogent au regard de leur expérience de la rencontre avec des publics divers. Cette proximité oblige les chercheurs en philosophie de l’éducation à s’affronter à la complexité des contextes, des publics et des pratiques, et de ce fait à entrer dans des détails qui pourraient apparaître à première vue secondaires mais qui se révèlent déterminants pour l’analyse. Néanmoins, certains philosophes de l’éducation assument parfaitement voire revendiquent de ne pas s’appuyer directement sur un terrain ou de ne pas se colleter à l’empirie, ou de ne pas être inféodés à ce qui est pour penser ce qui devrait être. Cette diversité des styles philosophiques des philosophes de l’éducation qui peuvent être issus de parcours professionnels ou académiques très divers et s’appuyer sur des corpus très variés est sans doute une des raisons de la richesse de ce champ et l’occasion de multiples dialogues enrichissants au sein de la communauté des chercheurs. Mais ceci ne permet pas forcément d’identifier un geste ou un style philosophique propre aux philosophes de l’éducation qui serait un critère distinctif. 

S’il est donc bien difficile de reconnaître un philosophe de l’éducation en s’appuyant sur sa façon de philosopher ou sur ses objets d’étude, reste une troisième question à explorer : pourquoi vouloir déterminer qui sont les philosophes de l’éducation, participants d’une même tradition intellectuelle et/ou académique ? À un premier niveau, on pourrait dire qu’il s’agit pour les chercheurs qui travaillent en philosophie de l’éducation de se sentir moins isolés et de parvenir à s’identifier pour pouvoir échanger, dialoguer, constituer des collectifs de travail et partager leurs questionnements et leurs pratiques. C’est cette philia des philosophes de l’éducation que l’on peut expérimenter dans le cadre d’une société savante comme la Sofphied (Société francophone de philosophie de l’éducation) par exemple, à l’occasion des colloques et séminaires qu’elle initie. 

À un second niveau, on peut supposer qu’il y a aussi un enjeu stratégique au plan institutionnel à cette démarche d’identification et d’assignation à un domaine de recherche déterminé. En France, par exemple, la philosophie de l’éducation est un champ dominé en philosophie (17ème section du Conseil National des Universités CNU) aussi bien qu’en sciences de l’éducation (70ème section du CNU). La philosophie de l’éducation est le plus souvent repoussée hors des départements de philosophie car sans doute trop proche du terrain de l’enseignement, trop impure et articulée à des questionnements pratiques, mais elle est aussi dominée dans le champ des sciences de l’éducation par des recherches empiriques, plus proches des démarches et méthodes existantes dans les sciences sociales. Paradoxalement, dans ce cas, on lui reproche plutôt d’être trop peu ancrée dans un terrain, trop abstraite. 

Considérée comme trop pratique par les uns et trop théorique par les autres, la philosophie de l’éducation se retrouve prise en tenaille et risque de voir son espace se réduire dangereusement au fil du temps. Or faire exister la philosophie de l’éducation au plan institutionnel nécessite faire entendre sa voix auprès des universités qui décident ou non de créer des postes ou des organismes qui permettent de financer des projets fléchés comme relevant de la philosophie de l’éducation. Ces aspects-là ne sont pas secondaires car ce sont bien ces conditions matérielles qui permettent à ces chercheurs de travailler et à leurs questionnements et travaux spécifiques et originaux d’exister, d’être reconnus et de se développer.  

Enfin, on peut aussi considérer qu’il est nécessaire de rappeler sans cesse l’importance et la pertinence des questionnements philosophiques relatifs à l’éducation, à la formation, à l’enfance, aux politiques éducatives, etc., dans la mesure où le contexte intellectuel et politique actuel et les discours centrés sur l’évaluation et l’efficacité tendent à faire disparaître du débat scientifique et du débat public toute réflexion sur les fins de notre action et de nos institutions et sur les fondements et présupposés des pratiques qui s’y développent, en enchaînant à un rythme de plus en plus forcené des réformes entées sur les versions les plus caricaturalement applicationnistes de la recherche. Parvenir à identifier les philosophes de l’éducation et faire entendre plus fortement leur voix serait donc un moyen de résister à un oubli du sens des activités éducatives, comme des métiers et institutions dans lesquelles elles s’exercent, dans des conditions de plus en plus difficiles. 

Voici pour ce qui concerne les enjeux d’une identification claire des philosophes de l’éducation et de la mise en place d’espaces visibles où ils peuvent partager leurs travaux et questionnements. Mais je ferai un dernier détour par le travail de Rancière pour alerter in fine sur le risque que pourraient courir les chercheurs en philosophie de l’éducation à s’inféoder à une catégorie, ou à se retrouver prisonniers d’un champ disciplinaire étroitement compris et circonscrit. En effet, si Rancière ne se positionne pas du tout comme un philosophe de l’éducation, comme nous l’avons déjà vu, il ne se présente pas non plus comme un philosophe à proprement parler, même s’il a été professeur de philosophie à Paris 8 pendant l’essentiel de sa carrière. Il dit plus exactement qu’il distingue son travail d’enseignant de philosophie de sa recherche laquelle consiste en réalité à circuler entre des territoires universitaires bien balisés et à traverser les frontières et les hiérarchies existant entre eux. Se positionner au bord des disciplines ou faire se superposer des espaces, telle est la démarche de ce chercheur comme le montre La Nuit des prolétaires (1981), entre histoire et philosophie, ou Aisthésis (2011), entre philosophie et esthétique, ou encore Politique de la littérature, (2007) entre philosophie politique et littérature. etc.  

Il s’agit pour lui d’une position de principe consistant à considérer les disciplines universitaires comme relevant de ce qu’il appelle la police, soit une mise en ordre qui interdit les déplacements qui pourraient venir inquiéter l’ordre social et les hiérarchies qui l’accompagnent, ou remettre en question les évidences ou les façons de penser, de débattre ou de sentir, interdisant ainsi l’émergence de configurations problématiques nouvelles et de nouveaux partages du sensible. L’idée pour lui n’est pas de s’adonner à l’interdisciplinarité, ou de partir de disciplines constituées et de les faire dialoguer, mais plutôt de se situer hors de ce cadre disciplinaire préalablement établi pour inventer des liens et des transversales entre les disciplines et pour sortir certaines paroles ou certains sujets du silence. Se dire philosophe de l’éducation ou philosophe tout court, c’est toujours courir le risque de voir une telle dénomination se refermer sur soi et condamner le chercheur à se voir enserré dans un carcan de normes, de méthodes, ou de corpus établis alors que la pensée ne peut naître véritablement que d’un certain  renouvellement voire d’un éclatement de ce cadre, ou d’une ouverture des portes et des fenêtres pour remettre en question les présupposés ou la doxa qui sont d’autant plus menaçants qu’on s’en croit naïvement exempt.  

Pour conclure, je dirais donc qu’il y a bien un enjeu à repérer précisément qui sont les philosophes de l’éducation actuels et passés pour permettre un dialogue inventif et sans cesse renouvelé entre eux et pour faire vivre et perdurer une communauté de recherche dynamique autour des approches philosophiques des questions éducatives à travers le temps. Néanmoins, le positionnement singulier de Rancière, qui se comprend à la lumière de son expérience de chercheur-philosophe circulant allègrement de la politique à l’histoire, de l’esthétique à la poétique, de l’archive ouvrière aux cinéastes des années cinquante et aux poètes contemporains doit nous rappeler à la fois le risque d’assèchement que fait courir tout enfermement disciplinaire et la fécondité d’une ouverture de la philosophie de l’éducation à d’autres discours et à d’autres disciplines mais aussi à d’autres façons de faire de la philosophie et de penser l’éducation, comme celles que l’on rencontre hors de la tradition occidentale, par exemple. 

 

Références 

 

Derycke, M., Peroni, M., (dir.), 2010, Figures du maître ignorant : savoir et émancipation, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Saint-Étienne.  

Fabre, M., 2011, L’éducation du peuple et la démocratie. L’apport de Jacques Rancière. Penser l’éducation, n°29. p. 59-82.  

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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292