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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : GOUTAGNY, S. (2025). L’espace potentiel chez Winnicott, une phénomenologie de l’espace commun dans la société des individus Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-3-quel-canon-pour-la-philosophie-de-l-education/article/l-espace-potentiel-chez-winnicott-une-phenomenologie-de-l-espace-commun-dans-la]

L’espace potentiel chez Winnicott, une phenomenologie de l’espace commun dans la societe des individus 

 

Sarah Goutagny 
Laboratoire MARGE, Université Lyon 3 

 

 

Résumé : Il s’agit de montrer dans quelle mesure Winnicott peut être considéré comme un philosophe de l’éducation. À partir de l’hypothèse d’un espace potentiel, qui désigne l’état de la relation entre l’enfant et son environnement, le psychanalyste propose de penser les conditions d’accès à l’autonomie du petit d’homme. Ainsi, l’enfant, parce qu’il ne commence pas par être en relation avec sa mère (ou ce qui en tient lieu), est en situation, originellement, d’être seul en présence de quelqu’un. Ce paradoxe implique qu’il va découvrir des objets avant de rencontrer des autres, objets qui lui permettent d’expérimenter une pulsion créative. Celle-ci suppose un espace neutre d’expérience, c’est-à-dire qui est indéterminé en cela qu’il n’appartient ni à la mère ni à l’enfant ; c’est parce qu’on ne sait pas de quoi l’enfant est capable qu’il peut donner sa pleine mesure. L’espace potentiel constitue par conséquent l’origine de l’expérience culturelle de l’être humain, qui est ce par quoi les êtres humains tiennent ensemble.  

 

Mots-clés : individu, dépendance, objet, altérité, indétermination.  

 

Abstract  : The aim is to show to what extent Winnicott can be considered a philosopher of education. Starting from the hypothesis of a potential space, which designates the state of the relationship between the child and its environment, the psychoanalyst proposes to think about the conditions of access to autonomy for the little man. The child, because it does not begin by being in a relationship with its mother (or whatever takes its place), is originally in a situation of being alone in the presence of someone. This paradox means that he will discover objects before he meets others, objects that enable him to experiment a creative impulse. This presupposes a neutral space of experience, which is indeterminate in that it belongs neither to the mother nor to the child; it is because we don't know what the child is capable of that he can give his full measure. A potential space constitutes the origin of the cultural experience of the human being, which is what holds human beings together.  

 

Keywords : individual, dependence, object, otherness, indeterminacy. 

 

« Nous sommes, dit Pascal, pleins de choses qui nous jettent au dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : “Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien” ; on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. »  

Pascal, Pensées, cité par Pierre Bourdieu dans les Méditations pascaliennes. 

 

La pensée de Winnicott intéresse la philosophie de l’éducation non seulement pour l’aspect clinique de son œuvre mais aussi parce que le pédiatre et psychanalyste développe une théorie de l’expérience culturelle qui est le moyen de penser les conditions d’un espace commun dans la société des individus que nous sommes. Un tel apport est trop souvent réduit, aujourd’hui, à la théorie de l’objet transitionnel et au concept de la mère suffisamment bonne (Clerget, 2021). Si, par philosophie de l’éducation, on entend une manière de penser ce qu’éduquer peut vouloir dire, alors on retrouve dans la théorie de l’espace potentiel (sous-titre de l’ouvrage Jeu et réalité (Winnicott, 2002)) une question fondamentale posée par les philosophes des Lumières : celle des conditions de possibilité de l’autonomie. Il importe, pour ce faire, de qualifier l’anthropologie sur laquelle repose l’œuvre de Winnicott. Cela nous permettra ensuite de définir sa phénoménologie de la pulsion créative. Nous dégagerons enfin à partir de là trois axiomes pour une philosophie de l’éducation qui concernent le sens de l’autorité, le rôle des objets culturels et la part du biologique dans la construction de l’individu.  

 

Une anthropologie originale

 

C’est une anthropologie originale qui est mobilisée par le psychanalyste. Celle-ci repose d’abord sur l’idée que la condition humaine se caractérise par un fait de la dépendance : « Le nouveau-né humain naît trop tôt. Nous arrivons dans le monde totalement incapables de subvenir à nos besoins biologiques et nous sommes donc entièrement dépendants de ceux qui s’occupent de nous. L’expérience de l’impuissance est d’autant plus douloureuse qu’elle est précédée par le contentement “océanique dans l’utérus, selon l’expression de Freud, que, tout le reste de notre vie, nous tentons de retrouver. […] [Le nouveau-né] cherche à retrouver l’illusion perdue de l’autonomie. » (Lasch, 2000, p. 298-299). La construction de l’individu implique donc que l’indépendance est un résultat qui suppose de n’être jamais absolument accompli : « Il serait malsain pour un individu d’être en retrait au point de se sentir indépendant et invulnérable. Si une telle personne est en vie, c’est bien la preuve qu’il y a dépendance ! » (Winnicott, 2004, p. 27).

Cela signifie que l’enfant commence sa vie en fonction d’un lien à l’environnement tel qu’il a le sentiment d’une continuité d’existence entre l’extérieur (la mère au premier chef, ou bien celle ou celui qui en tient lieu) et lui-même : la réalité extérieure n’existe pas comme telle puisqu’elle est perçue par le petit d’homme, compte tenu de cette union primitive, comme une partie de lui. Ensuite, l’anthropologie de Winnicott définit la réalité intérieure du nouveau venu comme quelque chose qui par définition nous est inconnu. Celle-ci ne peut être appréhendée que de l’extérieur et, parce qu’on ne peut pas sonder les reins et les cœurs, comme l’on dit trivialement, la compréhension de la réalité de l’enfant doit être dégagée d’une interprétation de ce qui s’apparenterait à une intention de sa part. De fait, sauf handicap avéré à la naissance, l’enfant bouge, mais ses mouvements doivent être considérés sans une quelconque intention qu’on puisse présupposer (puisqu’on n’en a aucune preuve). Tout au long du processus de différenciation du petit d’homme (qui l’individualise par rapport à son environnement), ce qu’il fait ne peut être imputé à une résolution de sa part – il s’agit du moins, pour le psychanalyste, d’éviter le piège de la causalité : « […] les mécanismes projectifs contribuent à faire le constat de ce qui est là, mais ils ne sont pas la raison pour laquelle l’objet est là. C’est là où je m’éloigne de la théorie qui conçoit la réalité externe en faisant intervenir uniquement les mécanismes projectifs de l’individu. » (Winnicott, 2002, p. 169). Troisièmement, l’enfant devient un individu à la faveur de l’expérience d’une « séparation qui n’est pas séparation, mais une forme d’union » (Winnicott, 2002, p. 181). Il reste donc toujours quelque chose du lien primitif qui caractérise la condition humaine. C’est l’environnement qui rend possible, pour l’enfant, l’expérience première d’une continuité d’existence parce qu’il répond aux besoins du petit d’homme qui ne fait pas, initialement, l’expérience du manque – mais très vite celle-ci va arriver, indépendamment là encore d’une résolution de la part du petit d’homme ; l’enjeu, alors, est, pour les parents notamment, de produire un environnement suffisamment bon – si ce dernier l’était absolument, l’enfant ne pourrait pas grandir et devenir une unité, c’est-à-dire faire le chemin vers l’autonomie et la conscience d’une réalité extérieure distincte de sa réalité intérieure.  

 

Une phénoménologie de la pulsion créative

 

L’anthropologie de Winnicott sous-tend une phénoménologie de la pulsion créative, c’est-à-dire la compréhension de ce qui se joue dans l’état de dépendance du petit d’homme et du processus qui va l’affranchir (plus ou moins) progressivement. La pulsion créative est le résultat de l’union avec l’environnement qui caractérise les premiers moments de la vie de l’enfant. Cette continuité d’existence est essentielle car elle donne à l’enfant « le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue » (Winnicott, 2004, p. 54) ; elle lui octroie une place dans le monde en lui donnant l’illusion qu’il le crée : « En d’autres termes, la question de l’illusion est inhérente à la condition humaine et nul individu ne parviendra jamais à la résoudre bien qu’une compréhension théorique du problème puisse apporter une solution théorique » (Winnicott, 2002, p. 46). Ce sentiment d’être créateur du monde opère du point de vue de l’enfant. Du point de vue de l’environnement, il s’agit de rendre possible cette illusion. Cela implique trois choses au moins : 

  1. Premièrement, il s’agit d’être conscient du fait qu’il n’y a pas d’échange entre la mère et l’enfant : « Pour l’observateur, l’enfant perçoit ce que la mère lui présente effectivement, mais ce n’est pas là toute la vérité. […] Il n’y a pas d’échange entre la mère et l’enfant. […] » (Winnicott, 2004, p. 167). Si « le nourrisson est doublement dépendant puisque totalement ignorant de sa dépendance » (Winnicott, 2004, p. 370), c’est parce que le lien à sa mère (ou à ce qui en tient lieu) est tel que l’enfant expérimente une continuité d’existence avec son environnement qui l’empêche de se savoir lié et donc dépendant. Initialement, donc, l’enfant est dans un rapport au monde qui excède la relation aux autres : « En psychologie, l’idée d’un échange réciproque est basée sur une illusion du psychologue » (Winnicott, 2002, p. 46). C’est ici que Winnicott fait l’hypothèse d’un espace potentiel qui figure le lien de dépendance de l’enfant à l’environnement, dépendance qui s’ignore comme telle et qui inscrit le petit d’homme dans une continuité d’existence primordiale avec le monde. Dans ces conditions, l’enfant est seul en présence de quelqu’un. Le propre de cet espace, qui n’est pas nécessairement sensible pour l’observateur, est qu’il n’appartient ni au petit d’homme ni à celle ou celui qui lui tient lieu de mère (ils n’en sont pas à l’origine et cela s’impose à eux). Pour autant, il constitue « la plus grande partie du vécu du petit enfant » (Winnicott, 2002, p. 49; 

  2. Ensuite, cette expérience d’une pulsion créative n’est possible qu’en vertu d’un paradoxe : étant donné que l’enfant est seul en présence de quelqu’un, il va être en situation, ainsi, de créer ce qu’il trouve : « Ce qui doit être clair, c’est que vivre créativement implique, dans chaque détail de cette expérience, un dilemme philosophique – car, en réalité, en temps normal, nous ne créons que ce que nous trouvons » (Winnicott, 2004, p. 76). En d’autres termes, l’environnement (la mère ou ce qui en tient lieu) présente un objet à l’enfant (un doudou par exemple (1) mais ce dernier ignore que cet objet vient de l’extérieur et la mère le donne sans exposer l’enfant à la perception de cette extériorité : « Le bébé crée l’objet mais l’objet était là, attendant d’être créé » (Winnicott, 2002, p. 167). L’objet, ainsi, est le premier élément d’un jeu, au sens mécanique, entre l’autre et soi : « […] le jeu a une place et un temps propres. Il n’est pas au-dedans […]. Il ne se situe pas non plus au dehors, […] » (Winnicott, 2002, p. 89). Le doudou est, dans ces conditions, une production de l’enfant dans la mesure où celui-ci n’en perçoit pas l’extériorité. Mais cette créativité ne doit pas être conçue comme ayant pour origine l’enfant : elle ne vient pas de lui à proprement parler car elle désigne en réalité un état de la relation entre l’enfant et son environnement. Le terme de pulsion lui-même peut paraître impropre en fonction de l’anthropologie de Winnicott qui évacue la question de l’origine du mouvement de l’enfant : la pulsion ici est caractérisée par son indétermination, c’est-à-dire qu’elle relève non pas du hasard mais de l’improbable – ce que l’on ne peut prouver : on ne peut déterminer dans le jeu ce qui vient de l’enfant ou de l’adulte, c’est-à-dire ce qui leur appartient, et on n’a pas, précisément, à le définir. « […] Il y a là un accord entre nous et le bébé, comme quoi nous ne poserons jamais la question : “Cette chose, l’as-tu conçue ou t’a-t-elle été présentée du dehors ?” L’important est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question elle-même n’a pas à être formulée » (Winnicott, 2002, p. 46). Cela signifie que l’expérience d’une pulsion créative est indépendante d’une quelconque intention ou puissance personnelle ; en d’autres termes, elle n’est jamais le résultat d’une résolution ou d’une capacité de la part de l’enfant – ou si elle l’est, cela ne compte pas dans le processus de construction de l’individu, au moins temporairement : « Ce n’est pas un “Demande et il te sera accordé” ; c’est plutôt un “Tends la main et la chose sera là, pour toi, pour que tu t’en serves, pour que tu l’abîmes.” Voilà le commencement » (Winnicott, 2004, p. 72) ; 

  3. Enfin, cette expérience première d’une pulsion créative doit se maintenir dans la confrontation au principe de réalité auquel est exposé nécessairement l’enfant en grandissant – en vertu de cet environnement suffisamment bon. « Nous supposons ici que l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant perdu dans son jeu » (Winnicott, 2002, p. 47). Winnicott envisage ce passage de la dépendance à un certain degré d’indépendance selon une séquence qu’il nomme « agressivité-culpabilité-réparation ». Nous rencontrons là une difficulté épistémologique chez le psychanalyste puisque l’agressivité suppose une intention de la part du petit d’homme que Winnicott néglige par ailleurs. Si l’on adopte non pas le point de vue de l’enfant dans cette séquence, mais celui de l’extérieur, on peut dire que ce passage expose l’enfant d’abord à l’absence car l’objet n’est pas là pour être créé et l’enfant fait l’expérience du manque. Celle-ci provoque moins de la culpabilité qu’une humiliation – la culpabilité suppose une intention, la honte le retranchement (2) : l’enfant apprend qu’il n’est pas à l’origine du monde ; il n’en est pas le créateur permanent. Plutôt qu’une réparation, donc, lorsque l’enfant retrouve un objet à créer, il s’agit d’un nouveau stade d’intégration du petit d’homme, parce que, là encore, le moment, la forme et la disponibilité de l’objet sont indépendants de son intention de réparer : l’enfant est à la merci de l’environnement (il ne se résout pas à créer quelque chose de nouveau puisqu’il dépend précisément de ce qui lui sera à nouveau donné) et par conséquent il répare moins qu’il n’intègre le fait de sa dépendance. Cette séquence garantit l’individualisation du petit d’homme à la condition de fournir à ce dernier les moyens de maintenir une pulsion créative sous la forme d’un espace neutre d’expérience. « Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure […], subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif » (Winnicott, 2002, p.49). Il existe ainsi un espace qui n’est jamais la propriété des uns ou des autres mais qui est le lieu d’une expérience culturelle où se réalise, pour les êtres humains que nous sommes, une continuité d’existence qui leur garantit une place dans un monde toujours déjà-là et appelé à leur survivre. C’est une condition du vivre ensemble qui permet d’être un parmi d’autres : « Vient alors le stade où l’enfant est devenu une unité […], où il est capable de maîtriser les orages pulsionnels, où il peut aussi contenir les tensions et les pressions qui surgissent dans sa propre réalité psychique interne. L’enfant est devenu capable de dépression. Il s’agit bien là d’une performance de la croissance affective » (Winnicott, 2004, p. 104). Il y a donc une permanence de l’espace potentiel pour l’être humain. Cette anthropologie originale n’exclut pas des formes pathologiques liées, entre autres choses, à la difficulté, pour l’individu, de maintenir les conditions d’expérience d’une pulsion créative qui composent avec les nécessités de la vie en société (3). 

 

Trois axiomes pour une philosophie de l’éducation

De la théorie de Winnicott, on peut dégager trois axiomes pour une philosophie de l’éducation, qui permettent d’interroger ou au contraire de consolider quelques-unes de nos idées pédagogiques. Le premier concerne le sens de l’autorité. Parce que le petit d’homme est dépendant, alors il y a un fait irréductible de la transmission. L’enfant arrive dans un monde toujours déjà-là et c’est le rôle des adultes que de lui faire une place dans cet univers qui le précède et dans lequel il est appelé à s’inscrire : « dans tout champ culturel, il est impossible d’être original sans s’appuyer sur la tradition. À l’inverse, il n’est personne parmi ceux qui contribuent à la culture pour simplement répéter – sauf quand il s’agit d’une citation délibérée ; le péché impardonnable dans le domaine culturel, c’est le plagiarisme. Le jeu réciproque entre l’originalité et l’acceptation d’une tradition, en tant qu’il constitue la base de la capacité d’inventer, me paraît simplement être un exemple de plus, et fort excitant pour l’esprit, du jeu réciproque entre la séparation affective et l’union » (Winnicott, 2002, p. 184-185). L’autorité, ici, désigne ce qui nous tient ensemble du dehors de nous-mêmes et qui n’appartient ni à soi ni aux autres – elle n’est jamais réductible à l’exercice d’un pouvoir, qui désigne ce que je possède, qui m’appartient, et n’appartient pas à autrui.

Le second axiome concerne le rôle du parent, éducateur ou enseignant qui ne sont pas d’abord des médiateurs mais ceux qui offrent la possibilité à l’enfant d’être seul en présence de quelqu’un. Cela signifie que le petit d’homme découvre des objets avant que de rencontrer des autres. C’est le moyen de neutraliser l’altérité, c’est-à-dire de préserver l’enfant de la réalité de la séparation d’avec les autres : « On pourrait dire qu’avec les êtres humains, il ne peut y avoir séparation, mais seulement menace de séparation, la menace étant extrêmement ou peu traumatique, selon l’expérience faite des premiers modes de séparation » (Winnicott, 2002, p. 198). Les choses sont ainsi le moyen, pour les êtres humains, d’être distincts et reliés – ce que l’enfant ignore à l’origine mais qu’il apprendra nécessairement : nous ne sommes jamais absolument séparés car le monde commun est ce que nous pouvons encore partager. Pourquoi l’altérité est-elle secondaire ? Parce qu’elle signale la différence de l’autre à soi et cette conscience-là est le signe de notre finitude (elle nous indique que nous sommes mortels). De ce point de vue, et par conséquent, l’interactionnisme (qui désigne, en psychologie sociale, « l’action réciproque qu’exercent entre eux des êtres, des personnes et des groupes » (4) est insuffisant pour penser le fait de l’éducation, car il est essentiel que se maintienne, tout au long de la vie, un espace neutre d’expérience qui permet, selon le mot d’Hannah Arendt (1983), « de ne pas tomber les uns sur les autres ».

Troisièmement, cet espace neutre d’expérience se caractérise par son indétermination. Il « dépend des expériences de la vie, non des tendances héritées » (Winnicott, 2002, p. 199). Cela a au moins deux espèces de conséquences. D’abord, Winnicott rappelle ainsi, s’il le fallait, que la part du biologique n’a qu’un faible rôle dans l’intégration de l’individu : « pour vivre créativement, il n’est pas besoin de talent particulier. C’est une nécessité, une expérience universelle ; même le schizophrène grabataire, en retrait, peut vivre créativement dans une activité mentale secrète, et être heureux en un sens. Le malheureux, c’est celui, vous ou moi, qui, pendant une certaine période, a conscience qu’il lui manque ce qui est essentiel à l’être humain, ce qui compte beaucoup plus que la nourriture ou la survie physique » (Winnicott, 2004, p.61-62). Ensuite, cela implique que tous les objets de connaissance ne se valent pas : « il importe que ceux qui prennent soin des enfants de tous âges soient prêts à mettre l’enfant en contact avec les éléments appropriés de l’héritage culturel » (Winnicott, 2002, p. 201-202). C’est parce que nous ne connaissons pas l’étendue des capacités de l’enfant que nous devons lui offrir, ainsi, des objets culturels à découvrir en même temps qu’une virginité qui lui permette de donner sa mesure (la sociologie a montré depuis longtemps les effets délétères de l’étiquetage rendu possible par exemple par les fiches de renseignement demandées souvent au début de l’année scolaire (Terrail, 2002)).  

Il reste que cette philosophie de l’éducation paraît, aujourd’hui, peu applicable, pour deux raisons au moins. La première difficulté tient, vraisemblablement, à l’empire acquis par les neurosciences dans le champ éducatif, qui affirment la possibilité « d’optimiser les stratégies d’enseignement et de les adapter à chaque cerveau d’enfant ou d’adulte » (Dehaene, 2007, p. 23). On a affaire, ainsi, à un naturalisme d’un genre nouveau qui rend plus complexe la production des conditions d’un espace potentiel tel que le théorise Winnicott. Deuxièmement, si Winnicott indique qu’« […] il y a une chose qu’il importe de savoir sur les autres (en particulier sur les enfants dont nous avons peut-être la charge), c’est que vivre créativement est toujours plus important pour l’individu que bien faire » (Winnicott, 2004, p. 76) – il faut entendre par là la possibilité pour les nouveaux venus de « renouveler un monde commun » (Arendt, 1983), ici encore, une difficulté se dessine : l’heure est désormais à la sensibilisation des jeunes générations aux questions socialement vives ; il ne s’agit alors plus seulement de faire le pari que l’avenir sera construit par ceux qui nous suivent mais de leur enseigner comment le faire. Bien faire devient plus important que faire ; où l’on produit, sans le vouloir, avec les meilleures intentions du monde, des difficultés d’intégration pour celles et ceux que nous éduquons : « Certains enfants sont contraints de grandir dans une atmosphère de merveilleuse créativité, celle d’un parent ou d’une nourrice, mais ce n’est pas celle des enfants. Ils étouffent et ils cessent d’être. Ou bien, ils adoptent une technique de retrait. » (Winnicott, 2004, p. 75). Nous avons au moins là de quoi comprendre certains traits des enfants d’aujourd’hui et l’opportunité de discuter quelques choix pédagogiques actuels.  

Une pensée historiquement située

 

Le travail de Winnicott nous invite à une philosophie qui renonce à penser la société comme la simple somme des individus – l’espace potentiel constitue la genèse de cet espace commun qui nous tient ensemble qu’on le veuille ou non. Son approche gagnerait à être pensée dans une perspective anthropologique. En effet, dans quelle mesure l’espace potentiel constitue-t-il un invariant de la condition humaine ? Quelle part de cette pensée est historiquement située ? Sur ce point, un des défis épistémologiques est posé par les notions de pulsion et de désir en psychanalyse (mais, par analogie, dans d’autres disciplines, la motivation en didactique, la capacité en neurosciences ou encore la volonté en philosophie) : elles renvoient à notre définition moderne de l’individu, conçu comme une réalité irréductible à ses conditions sociales de possibilité (Dumont, 1983) et disposant d’une puissance propre à l’émanciper. Lévi-Strauss (1955) montre par exemple, dans Tristes tropiques, de quelle manière les tribus amérindiennes organisent le passage de l’enfance à l’âge adulte de telle sorte qu’elles excluent la possibilité, pour les individus, d’exercer un pouvoir. C’est, dans la confrontation à la nature (en dehors de la société des hommes), une entreprise de dépossession qui caractérise ainsi l’imaginaire des sociétés premières (Clastres, 1974) (5). Nous Modernes (singulièrement dans les sociétés occidentales) envoyons nos enfants à l’école pour qu’ils parviennent en particulier à exercer leur raison et, par là-même, une puissance personnelle qui les rendent autonomes (c’est la fortune actuelle de l’anglicisme empowerment). Dans quelle mesure donc les imaginaires sociaux qui entourent la définition de l’individu façonnent-ils notre compréhension même de ce qu’éduquer peut vouloir dire (6) ? C’est à circonscrire cet écart, et donc la rupture comme les implications que provoque l’individualisme moderne, qu’il faudrait désormais s’employer : « […] autant la société qui reposait sur le primat de la dimension collective assurait ses membres d’une espèce d’inviolable indépendance et suffisance intérieure, autant, à l’opposé, la société qui constitue l’individualité séparée en élément primordial, place simultanément ce sujet de droit qu’elle instaure à la merci ou à la disposition des autres, le posant comme connaissable, pénétrable, et manipulable du dehors, en même temps que le situant comme base et source » (Swain, 1980, p. 402) (7). 

 

Références  

Référence 1. Il convient de préciser ici que la mère elle-même peut jouer le rôle de l’objet. 

Référence 2. Pour aller plus loin dans la distinction entre culpabilité et honte, cf. par exemple Gauchet (2002), « Essai de psychologie contemporaine I ».  

Référence 3. « À propos de la dépression elle-même, je dois rappeler qu’elle est le prix dont nous payons l’intégration. Je ne répéterai pas ici ce que j’ai écrit sur la valeur de la dépression, ou plutôt sur la santé qu’implique la capacité d’être déprimé – l’état déprimé étant proche de la capacité de se sentir responsable, de se sentir coupable, proche de la capacité d’éprouver du chagrin ou une joie profonde quand les choses vont bien. Mais il est vrai que la dépression, si terrible qu’elle soit, est à respecter comme la manifestation d’une intégration personnelle », Winnicott (2004), p. 47. Cf. aussi p.105. L’intégration de l’individu, en d’autres termes, n’est pas linéaire, elle comporte des ruptures qui ne menacent pas l’existence de ce dernier pour peu qu’une forme ou une autre d’espace potentiel demeure. Cf. aussi le travail de Castel : http://pierrehenri.castel.free.fr/Articles/NaturehumaineWinnicott.htm#_ftn3 

Référence 4. https://www.cnrtl.fr/definition/interaction 

Référence 5. « Tout se passe, en effet, comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : à savoir que le pouvoir est en son essence coercition ; que l’activité unificatrice de la fonction politique s’exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d’un au-delà incontrôlable et contre elle ; que le pouvoir en sa nature n’est qu’alibi furtif de la nature en son pouvoir. », Clastres (1974), p. 40.  

Référence 6. « La volonté de centrer entièrement le processus éducatif sur l’individu conduit […] à une erreur capitale sur la nature des savoirs et sur les conditions subjectives de l’accès aux savoirs. L’illusion, ici encore, procède de l’extrapolation unilatérale tirée d’une observation en elle-même parfaitement fondée. On s’accordera aisément pour admettre que la qualité et la solidité d’un apprentissage sont d’autant meilleures qu’il répond à une attente mobilisant le sujet et que celui-ci est en mesure d’éprouver la validité vivante de l’information qu’il reçoit en ayant activement à la mettre en œuvre. Le problème commence lorsque l’on croit pouvoir faire de ce constat la clé universelle du processus d’apprentissage, comme s’il y avait continuité sans faille entre l’expérience des individus et la connaissance socialement constituée, et comme si l’acquisition des savoirs se ramenait toute entière à l’appropriation par le dedans, du sein même de l’activité du sujet, des différents ordres de la réalité extérieure. […] », Gauchet (2002), p. 147.   

Référence 7. « On voit bien comment, dans un tel cadre [celui d’une société première], la moindre esquisse de cette démarche à laquelle nous sommes accoutumés à donner le nom d’interprétation – déchiffrement des implications singulières du sujet dans son discours –, en sus d’être à peu près inconcevable, ne pourrait être reçue que comme intolérable tentative de transgression des frontières inexpugnables mettant chacun à l’abri de l’inquisition des autres. Ce qui en est venu à constituer le truisme de base de notre connaissance psychologique n’avait tout simplement pas sa place dans des sociétés où le rapport des hommes demeurait déterminé par l’impératif originel de se reconnaître depuis toujours déjà les uns pour les autres. », Swain (1980), p.402. 

 

Bibliographie 

Arendt, H. (1983). Condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy. 

Clastres, P. (1974). La Société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique. Editions de Minuit. 

Clerget, J. (2021). Donald W. Winnicott aujourd'hui. Spirale, (98), 15-26. 

Dehaene, S. (2007). Les Neurones de la lecture. Odile Jacob. 

Dumont, L. (1983). Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’individualisme moderne. Seuil. 

Gauchet, M. (2002), La Démocratie contre elle-même. Gallimard. 

Lasch, C. (2000). La Culture du narcissisme. Climats.   

Lévi-Strauss, C. (1955). Tristes tropiques. Plon.    

Swain, G., Gauchet, M. (1980). La Pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique. Gallimard. 

Terrail, J.-P. (2002). De l’inégalité scolaire. La Dispute. 

Winnicott, D. W. (2002). Jeu et réalité, l’espace potentiel. Gallimard. 

Winnicott, D. W. (2004). Conversations ordinaires. Gallimard. 

 

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292