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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : AYINGONE BIYOGHE, L. (2025). La Métaphysique des mœurs de Kant : une source inattendue pour une éducation cosmopolitique Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-3-quel-canon-pour-la-philosophie-de-l-education/article/la-metaphysique-des-moeurs-de-kant-une-source-inattendue-pour-une-education]
La Métaphysique des mœurs de Kant :
une source inattendue pour une éducation cosmopolitique
Ayingone Biyoghe Laeticia,
Doctorante à l’Université de Lille (STL)
Résumé : Kant identifie deux conditions essentielles pour la formation d’un sujet moral : l’obéissance à la loi et l’acquisition de l’autonomie. Mais comment devient-on véritablement autonome ? Je soutiens qu’un enseignement des principes moraux structurés tel qu’il est pratiqué dans le cadre scolaire, est indispensable pour atteindre cet objectif. En mobilisant à la fois la mémoire et la réflexion, la méthode dialogique permet une appropriation effective des principes moraux et facilite leur mise en pratique. Si l’on parle souvent de Kant comme philosophe de l’éducation à travers ses Réflexions sur l’éducation, la Métaphysique des mœurs révèle, de façon inattendue, un fondement essentiel pour l’éducation morale. Car, bien que centrée sur l’éthique, elle propose des outils précieux pour penser la pédagogie et l’autonomie morale. Je cherche à montrer comment cette œuvre kantienne offre des outils précieux pour mener des exercices pédagogiques, tels que l’analyse d’un trilemme moral en classe de terminale. Dans cette perspective, la Métaphysique des mœurs se révèle non seulement une source inattendue pour l’éducation – cette œuvre étant rarement associée à la pédagogie – mais aussi un texte toujours pertinent pour une éducation cosmopolitique actuelle.
Mots clés : Éducation, Cosmopolitisme, Éthique
Abstract : Kant identifies two essential conditions for the formation of a moral subject: obedience to the law and the acquisition of autonomy. But how does one become truly autonomous? I would argue that the structured teaching of moral principles, as practiced in schools, is essential to achieving this goal. By mobilizing both memory and reflection, the dialogical method enables the effective appropriation of moral principles and makes it easier to put them into practice. Although Kant is often referred to as a philosopher of education through his Reflections on Education, The Metaphysics of Morals unexpectedly reveals an essential foundation for moral education. For, although centered on ethics, it offers invaluable tools for thinking about pedagogy and moral autonomy. I seek to show how this Kantian work offers valuable tools for conducting pedagogical exercises, such as the analysis of a moral trilemma in the final year of high school. From this perspective, the Metaphysics of Morals reveals itself not only as an unexpected source for education - this work is rarely associated with pedagogy - but also as a text that is still relevant for today’s cosmopolitical education.
Keywords : Education, Cosmopolitanism, Ethics
1. La Métaphysique des mœurs, un complément nécessaire pour comprendre la formation du sujet moral
L’éducation est souvent perçue à travers une perspective limitée, centrée sur l’adaptation de l’individu aux exigences immédiates du monde présent. Cette vision réductrice tend à écarter l’idée que l’éducation devrait préparer l’individu à participer activement au progrès de l’humanité. Alexis Philonenko critique cette approche en montrant que l’éducation ne doit pas se borner à cet ajustement, mais viser un horizon plus large, celui de l’avenir de l’humanité. Il souligne (Philonenko, 2004, p. 42-43) :
Trop souvent, on mutile la signification de l’éducation en la limitant aux perspectives de l’individu, si bien qu’éduquer un enfant signifie l’adapter au monde présent. Alors on peut bien se donner l’illusion d’avoir conduit un individu à sa pleine destination, de l’avoir mené à son terme. Mais, en fait, on n’a rien fait et l’éducation est demeurée vide et sans portée, parce que l’on n’a pas avancé d’un pas et que l’on est resté enfermé dans le présent. En vérité, l’éducation doit comprendre l’individu dans le progrès général de l’humanité et, sans pouvoir achever ce progrès dans l’individu, le conduire à y participer en faisant de lui un homme de demain, un nouveau maillon dans la chaîne des générations. […] C’est en vue de l’avenir, en vue du progrès partiel qu’il peut représenter, que l’enfant doit être éduqué.
L’éducation ne doit pas simplement former des individus pour répondre aux exigences immédiates, mais doit les préparer à participer au progrès de l’humanité. Elle doit former des êtres capables de contribuer activement à l’avenir, en les intégrant dans un projet collectif plus large, celui de l’évolution continue de la société. L’éducation est donc perçue comme un moyen de créer un lien entre les générations, où chaque individu devient un acteur du progrès à long terme. Kant, en fait, défend même une vision bien plus ambitieuse : éduquer, c’est former des êtres moraux, des citoyens du monde, capables de contribuer à la progression de l’humanité tout entière. L’objectif de l’éducation kantienne est de développer des individus autonomes, capables de respecter des devoirs moraux universels et d’agir dans l’intérêt du bien commun.
Cependant, ce qui est souvent moins perçu dans cette approche, c’est le rôle essentiel que joue l’instruction formelle dans la formation morale et cosmopolitique des individus. À ce titre, il est nécessaire de clarifier l’articulation entre ces notions pour mieux en comprendre les enjeux pédagogiques. Ici, l’instruction offre les bases théoriques indispensables pour saisir les principes moraux. En revanche, l’enseignement, grâce à des méthodes adaptées telles que le dialogue pédagogique, permet de structurer ces savoirs en confrontant les élèves à des situations concrètes, comme le trilemme que nous présenterons. Et enfin, la formation assure l’appropriation progressive de ces principes en favorisant leur mise en pratique au quotidien, une étape incontournable pour l’acquisition de l’autonomie morale chère à Kant.
C’est en ce sens que l’on peut comprendre la réflexion de Goubet (2016, p.49) qui interroge la nature de la pédagogie kantienne en la situant à la croisée des chemins entre science et art, lorsqu’il affirme que « transformer l’art en science ne veut pas dire mettre quelqu’un en possession de règles enfin sûres qu’il n’aurait qu’à appliquer : cela signifie bien plus lui indiquer la direction à donner à son action, lui faire apercevoir le but raisonnable à ne pas perdre de vue lors du travail d’éducation ».
Cette remarque souligne que, pour Kant, l’éducation morale ne donne pas de recette à suivre aveuglément, mais est un travail de formation de la personne en son entier, personne non seulement qui connaît les préceptes mais qui a aussi appris à les méditer et à les appliquer en situation. Dès lors, la pédagogie est un art dans la mesure où elle nécessite une certaine souplesse pour s’adapter à l’élève et à ses besoins, mais elle est science car elle affirme un but bien précis : faire qu’il y ait in fine autonomie morale chez l’élève. Ainsi, la pédagogie kantienne trouve son équilibre entre la rigueur théorique de la science, qui fournit le principe organisateur de l’action éducative et sa direction rationnelle, et l’adaptabilité de l’art, qui engage une relation vivante et évolutive entre l’éducateur et l’élève. Loin d’imposer des règles figées, elle a pour ambition d’ouvrir un espace de réflexion et de liberté où l’élève peut progressivement apprendre à penser, à juger et à agir par lui-même, en accord avec les exigences de la raison. La tâche de l’éducateur, dans cette perspective, n’est pas de façonner un esprit passif, mais de guider l’élève dans son développement moral en lui faisant percevoir les finalités raisonnables qui doivent orienter ses actions. Ainsi, cette articulation entre science et art dans la pédagogie kantienne permet de mieux comprendre la finalité profonde de l’éducation morale : il ne s’agit pas seulement d’enseigner des principes théoriques, mais d’accompagner l’élève dans une démarche active où sa raison s’exerce librement pour que ses actions tendent toujours davantage vers un idéal universel.
Dans cette optique, ce que je souhaite montrer, c’est que le cadre scolaire, loin de se limiter à l’acquisition de compétences théoriques, est un levier essentiel pour préparer les jeunes à devenir des acteurs du progrès humain. L’école, en inculquant des principes moraux (instruction) puis en encourageant la réflexion critique (enseignement), forme des citoyens qui non seulement s’intègrent dans leur époque, mais participent à l’avenir et au devenir de l’humanité. Ainsi, l’école ne se contente pas de préparer des individus à réussir dans le monde présent ; elle joue un rôle plus profond dans l’avènement de la moralité et de la citoyenneté mondiale.
À travers la formation purement intellectuelle, ou instruction, le temps scolaire prépare les individus à acquérir les savoirs et compétences nécessaires à leur intégration sociale. Mais c’est également à travers l’éducation morale, fondée sur le jugement relatif aux valeurs universelles et au respect des devoirs envers les autres, que l’école joue un rôle crucial dans le développement d’une conscience cosmopolitique.
Pour illustrer ce point, je m’appuierai sur un passage central de la Métaphysique des mœurs (1797) qui traite de l’enseignement et de l’instruction. Cet ouvrage, souvent perçu comme éloigné des questions pédagogiques par les commentateurs1 , remplit en réalité un rôle inattendu mais essentiel dans la formation morale des jeunes adultes.
Partant de l’éducation à la moralité chez Kant, il est possible de concevoir une éducation cosmopolitique où le respect des devoirs n’est pas simplement imposé, mais compris par les élèves comme partie intégrante de leur être moral. Le philosophe allemand montre que l’enseignement des devoirs peut et doit être une composante essentielle d’une éducation qui prépare les individus à vivre et à agir dans un monde interconnecté et moralement complexe. C’est en repartant du célèbre impératif catégorique que je vais esquisser la place de l’instruction dans la formation du sujet moral, avant d’en dire davantage sur la forme dialogique de l’enseignement éthique.
D’une part, Kant confère à l’éducation une finalité morale, qui repose sur l’obéissance à des principes rationnels. Pour lui, la moralité ne découle pas des inclinations personnelles, mais de l’adhésion à des lois universelles que tout être raisonnable peut reconnaître et adopter. Ce principe est formulé par Kant (1785/1993, p. 69) à travers l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Autrement dit, l’éducation doit permettre à l’individu d’agir en suivant des règles qu’il pourrait vouloir universelles. En ce sens, l’éducation ne se contente pas d’inculquer des comportements ou des normes dictées par une société particulière à un moment donné, mais elle vise à développer chez l’apprenant une capacité à porter un jugement sur ses actes de manière globale et impartiale. Ainsi, l’élève apprend à ne pas faire de ses intérêts personnels ou des circonstances particulières les seuls critères de ses décisions, et il peut devenir capable d’évaluer si les maximes qu’il suit dans ses actions peuvent être adoptées sans contradiction par tout être humain, dans n’importe quel contexte. C’est cette capacité à transcender les biais et les intérêts immédiats qui permet à l’apprenant de s’intégrer dans une communauté cosmopolitique, où les actions de chacun sont guidées par des valeurs partagées et reconnues comme valides pour tous. Ainsi que je tenterai de le montrer, l’enseignement des principes moraux peut se faire de manière structurée dans un cadre scolaire. En effet, l’éducation morale ne consiste pas uniquement à former le caractère par l’expérience directe du monde, mais implique aussi une réflexion approfondie sur ce monde guidée par l’instruction et les principes universels dans le contexte de l’école.
D’autre part, Kant insiste sur le développement de l’autonomie de l’individu, qui doit apprendre à discerner et à suivre ces principes par lui-même. Pour lui, il ne s’agit pas simplement de transmettre des règles à respecter, mais d’enseigner aux individus à devenir des agents moraux capables de juger leurs propres actions en fonction de ces principes universels. Cette autonomie reste centrale dans l’éducation kantienne, car cette dernière ne vise pas une soumission aveugle à des lois externes, mais la capacité à comprendre et à adopter des règles rationnelles en toute liberté. En cultivant cette autonomie, l’éducation ne forme pas seulement des citoyens respectueux de la loi, mais des individus capables de participer activement à la construction d’un monde juste. Toutefois, comment former des individus à penser et agir moralement par eux-mêmes, sans simplement se conformer à des principes imposés ?
Pour atteindre cette autonomie morale, une méthode d’échange entre maître et élève, dans un cadre scolaire, est essentielle. Ce dialogue, qui mobilise à la fois la mémoire et la réflexion rationnelle sur les principes moraux, permet à l’élève de comprendre et d’intégrer ces principes dans sa propre conduite. La Métaphysique des mœurs éclaire précisément ce rôle de l’instruction morale, montrant la manière dont elle contribue à la formation d’une véritable autonomie de la volonté.
II. L’éducation dans la Métaphysique des mœurs : une discipline structurée par une méthodologie éthique
Le développement de la vertu apparaît essentiel dans la mesure où elle assure que l’individu soit capable d’agir par devoir. Cela passe par une éducation morale rigoureuse, qui doit non seulement enseigner les principes moraux, mais aussi renforcer la volonté de les suivre. En ce sens, la vertu assure que le devoir ne reste pas une simple abstraction, mais se manifeste concrètement dans l’action humaine. C’est dans cette optique que la Métaphysique des mœurs, plus précisément dans la Doctrine de la vertu, offre une didactique et une ascèse éthique, indispensables pour éduquer des individus capables de s’orienter dans un environnement cosmopolitique. Pour Kant (1797/1994, p. 353) :
Que la vertu doive être acquise (qu’elle ne soit pas innée), cela se trouve déjà inscrit dans son concept, sans qu’il soit besoin pour cela de faire appel à des connaissances anthropologiques provenant de l’expérience. Car la faculté morale de l’être humain ne serait pas vertu si elle n’était pas produite par la force de la résolution dans le conflit qu’elle entretient avec des penchants qui font preuve d’une telle puissance pour s’opposer à elle. Elle est le produit de la raison pure pratique en tant que celle-ci, dans la conscience de sa supériorité (par la liberté), parvient à s’en rendre maître.
La vertu n’est pas une disposition naturelle, mais un acquis, fruit d’un processus de travail sur soi. Ce point est fondamental dans la moralité du sujet kantien. De fait, la vertu se construit à travers un conflit entre la raison et les penchants humains. Si elle était innée, elle ne pourrait pas être qualifiée de vertu, car elle n’impliquerait pas l’effort nécessaire pour dominer les inclinations naturelles par la force de la raison.
Ce n’est que la maitrise des penchants naturels, guidée par la liberté morale qui fait de la vertu un accomplissement rationnel. Kant montre ici que la vertu n’est pas donnée d’emblée, mais qu’elle doit être cultivée par la résolution ferme de l’individu face à des obstacles intérieurs. Ici, la vertu s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une éducation cosmopolitique.
Loin de se limiter à des prescriptions morales abstraites, l’éducation doit permettre à l’individu d’intégrer activement les principes moraux universels à travers un apprentissage conscient. Ainsi, la vertu, telle que Kant la conçoit, n’est pas seulement un objectif personnel, mais aussi une condition pour guider les actions dans une société fondée sur des principes universels. Dans cette perspective, l’instruction morale devient essentielle pour former des individus capables de participer pleinement à un projet cosmopolitique, où les devoirs envers les autres reposent sur une réflexion rationnelle et sur la capacité à surmonter les penchants égoïstes.
Kant ne se limite pas à présenter des principes moraux, il s’interroge également sur les méthodes pédagogiques les plus aptes à les transmettre de manière efficace. Il identifie deux approches principales : la méthode acroamatique et la méthode érotématique. Ces distinctions pédagogiques reflètent une réflexion plus large sur le rôle de l’éducation dans la formation d’individus capables de comprendre et d’appliquer les principes moraux de manière autonome.
La méthode acroamatique, considérée comme la plus traditionnelle, place l’élève dans une position réceptive, où le savoir est transmis par l’enseignant sans qu’il y ait d’échange actif. Cette approche repose sur une diffusion du savoir qui ne sollicite pas la participation de l’élève, le rendant passif dans le processus. Si cette méthode peut être efficace pour transmettre des connaissances théoriques, elle montre ses limites lorsqu’il s’agit de développer une réflexion morale autonome. C’est pour pallier ces limites que Kant introduit la méthode érotématique, basée sur le dialogue et la participation active, où l’élève est invité à réfléchir, interroger et s’approprier les principes moraux de manière plus personnelle.
La méthode érotématique que Kant valorise davantage, encourage la participation active de l’élève à travers des échanges. Elle se subdivise en deux approches : la méthode dialogique et la méthode catéchétique. D’abord, la méthode dialogique, inspirée de la maïeutique socratique, stimule la réflexion de l’élève par un questionnement qui l’incite à découvrir les principes rationnels et universels par lui-même. Elle vise à faire émerger une réflexion autonome chez l’élève, en l’interpellant et en le guidant vers la pensée critique. Ensuite, la méthode catéchétique, quant à elle, repose sur des questions permettant de vérifier l’assimilation des connaissances précédemment transmises. Elle sollicite principalement la mémoire de l’élève, qui répète les principes moraux appris, renforçant ainsi leur intégration. Ces deux approches érotématiques – dialogique et catéchétique – complètent la méthode acroamatique, offrant une formation morale complète, l’une par l’éveil de la réflexion, l’autre par la consolidation des connaissances.
Néanmoins, Kant reconnaît que la méthode catéchétique, bien qu’utile pour les connaissances empiriques ou historiques, n’est pas adéquate pour l’enseignement des principes rationnels. Selon lui, la pensée rationnelle ne peut se limiter à la simple mémorisation de faits, mais exige un raisonnement actif. Raison pour laquelle il critique l’usage exclusif de cette méthode dans les domaines où l’autonomie de la raison est cruciale, craignant qu’elle fige la pensée dans un apprentissage mécanique, sans éveiller la réflexion critique nécessaire à la compréhension des vérités universelles. Toutefois, Kant ne rejette pas complètement cette approche : il la considère comme une étape initiale indispensable dans la formation morale. En effet, la vertu doit d’abord être transmise par le catéchisme moral, qu’il qualifie comme « le premier et le plus nécessaire instrument doctrinal de la doctrine de la vertu » (Kant, 1797/ 1994, p. 355). Aux yeux de Kant, cette approche est plus appropriée que la méthode dialogique, qui requiert une compréhension préalable des principes moraux. Ainsi, pour les jeunes élèves, encore en cours d’acquisition de ces principes, le catéchisme moral constitue un point de départ essentiel avant de pouvoir engager une réflexion autonome.
En analysant le fragment catéchétique qui illustre l’enseignement de la vertu, il apparaît rapidement que Kant ne suit pas strictement le modèle du catéchisme moral qu’il indique comme étant le mieux approprié. Car, lorsque maître et élève discutent du bonheur, l’élève n’offre pas de réponses toutes faites, mais réfléchit par lui-même, sans toujours avoir une solution claire. Cela montre que, loin de faire une distinction rigide entre la méthode érotématique dialogique et catéchétique, Kant combine en réalité les deux approches. Piché (2000) a d’ailleurs qualifié cette méthode de « catéchisme judicieux » et qu’on peut encore qualifier de « catéchisme raisonné ».
La première étape de ce catéchisme moral engage la raison de l’élève sous la direction du maître. Par un jeu de questions, l’enseignant guide l’élève vers la compréhension de la loi morale, inspirant ainsi l’usage de sa propre réflexion, à la manière de la méthode socratique. Ensuite vient l’étape de la précision conceptuelle, où l’enseignant intervient plus directement pour affiner les idées de l’élève, en clarifiant les concepts ou en proposant des réponses lorsque l’élève hésite. Enfin, la mémoire de l’élève est sollicitée pour mémoriser les réponses et les concepts discutés, consolidant ainsi la compréhension des principes moraux acquis au fil du processus. Mais, ce qui justifie le choix de la méthode mixte socratique-catéchétique chez Kant, c’est que « la morale s’appuie sur une connaissance subjectivement rationnelle – condition de la moralité de l’action au-delà de sa légalité. » (Piché, 2000, p. 121). La précision conceptuelle devient ainsi cruciale pour graver les concepts moraux dans la mémoire de l’élève. Cette méthode mixte est essentielle, car la moralité ne consiste pas simplement à agir en conformité avec des règles, mais à comprendre et adhérer pleinement aux principes qui les sous-tendent. Une action n’est moralement valable que lorsqu’elle est guidée par une connaissance rationnelle et subjective des lois morales. L’élève doit non seulement suivre les règles, mais aussi comprendre pourquoi elles sont justes et universelles.
La précision conceptuelle est donc nécessaire : il ne s’agit pas seulement de mémoriser des notions, mais de les intégrer profondément dans la raison de l’élève pour qu’elles orientent ses actions de manière autonome. Le catéchisme moral kantien vise à former l’élève à agir vertueusement, en se basant sur sa raison pratique pure, c’est-à-dire sa capacité à reconnaître et suivre des principes rationnels. Toutefois, même si cette méthode offre une solide base théorique, elle ne garantit pas que l’élève traduise ces principes en actions concrètes. La vertu ne se limite pas à connaître les principes moraux, elle nécessite de les intégrer pleinement et de les appliquer dans la vie quotidienne.
Pour renforcer ce processus, Kant propose d’ajouter une dimension pratique à l’éducation morale : l’ascétique éthique. Contrairement à l’ascèse monacale, qui se concentre sur la privation et la souffrance, l’ascèse kantienne, inspirée du stoïcisme, consiste à accomplir son devoir avec courage et joie. Il est important de préciser ici qu’il s’agit d’une ascèse au sens classique grec, c’est-à-dire un entraînement ou un exercice visant à cultiver la maîtrise de soi et la vertu. Autrement dit, il n’est pas seulement question de résister aux inclinations contraires à la morale, mais de le faire avec un cœur joyeux. On perçoit ainsi le devoir non comme une contrainte pénible, mais comme une source de satisfaction intérieure. Cette démarche donne à l’éducation morale une dimension vivante et pratique, formant des individus capables de suivre les principes moraux avec une disposition d’esprit positive, trouvant dans la vertu une source de bonheur intérieur et un chemin vers l’épanouissement personnel.
Il en ressort que la discipline de la vertu repose sur deux dimensions : le catéchisme moral et l’ascétique éthique. Le catéchisme moral constitue la partie théorique au cours de laquelle l’élève mémorise et comprend les lois morales universelles à travers des exercices intellectuels.
Dans notre expérience avec les élèves d’un lycée français, j’ai procédé à un exercice s’inspirant du fragment d’un catéchisme moral en les engageant dans des réflexions et débats philosophiques, les amenant à s’approprier des concepts tels que le bonheur, la justice et le devoir, tout en comprenant leur application universelle dans la vie quotidienne, ils sont également invités à mettre en œuvre une réflexion sur ces notions.
Par cet exercice appliqué, l’objectif visé est de leur permettre de renforcer leur autonomie et de développer leur jugement moral.
III. Exemple d’application de la méthodologie éthique : l’exercice réflexif inspiré du trilemme d’Annapurna
Dans le cadre de l’enseignement moral, j’ai appliqué la méthode proposée dans le fragment du catéchisme moral. Cette dernière approche combine en effet deux dimensions essentielles : la méthode dialogique, qui sollicite la réflexion rationnelle de l’élève à travers un échange de questions et réponses, et la méthode catéchétique, qui mobilise la mémoire pour intégrer des principes moraux universels.
L’exercice de jugement moral fut mené avec une classe de terminale composée de 34 élèves, en les confrontant au trilemme d’Annapurna2 . Cet exercice présentait trois individus en situation de détresse : Dinu, le plus pauvre ; Bishanno, le plus malheureux ; et Rogini, la plus malade. Les élèves devaient prioriser entre ces trois personnages3 , afin de comprendre comment les principes moraux peuvent guider leurs décisions dans un contexte éthique complexe.
Dans un premier temps, la méthode catéchétique a été utilisée pour que les élèves mémorisent les concepts éthiques fondamentaux, notamment ceux liés à l’universalité et au devoir moral (c’était l’occasion de rappeler les connaissances du cours concernant le chapitre sur la morale où nous avons étudié les différents courants de pensées, notamment le déontologisme avec Kant et son impératif catégorique en déclinant les différents types de devoirs de l’homme envers lui-même et envers les autres). Ces principes, directement inspirés de la philosophie morale kantienne, ont ensuite servi de base à la réflexion en classe.
Dans un second temps, la méthode dialogique a été mise en œuvre : à travers des discussions ouvertes, les élèves ont pu interagir, justifier leurs choix et débattre de la manière dont les principes moraux s’appliquent à ce dilemme éthique.
La combinaison des deux approches, comme dans le fragment du catéchisme moral, a ainsi permis aux élèves de développer à la fois une compréhension théorique des devoirs moraux et une capacité à les appliquer dans des situations concrètes. Ce processus les a aidés à approfondir leur réflexion morale, tout en renforçant leur autonomie dans la prise de décision éthique.
L’exercice s’est déroulé sur deux séances d’une heure chacune. Lors de la première séance, le trilemme a été présenté, et les élèves ont fait un choix individuel qu’ils ont dû justifier. Quelques jours plus tard, lors de la seconde séance, les élèves ont été répartis en groupes (îlots) selon leurs choix initiaux et ont débattu en défendant leurs positions collectivement. L’interaction entre les élèves et l’enseignante a sollicité à la fois leur raisonnement critique et leur mémoire des principes moraux étudiés dans le cadre du programme de philosophie.
Dès la première séance, les élèves ont exprimé leurs valeurs et exposé leurs tentatives d’appliquer les principes moraux universels. Lorsqu’ils ont choisi Dinu, par exemple, en raison de sa pauvreté, je leur ai demandé pourquoi la pauvreté de Dinu porterait atteinte à sa dignité humaine, sachant que la dignité est inhérente à tout être pourvu de raison. Un élève a répondu : « Je pense que Dinu a perdu une partie de sa dignité parce qu’il ne peut pas subvenir à ses besoins essentiels, et selon Kant, cela affecte son devoir envers lui-même ». Cette réponse a incité d’autres élèves à réfléchir plus profondément sur la relation entre dignité et conditions matérielles. Certains ont soutenu que, bien que la dignité soit inhérente à la personne humaine, l’accès à des moyens de subsistance demeure essentiel pour la préserver.
À cet effet, ceux qui ont choisi Bishanno, le malheureux, la question suivante a été posée : « Est-ce que chercher à rendre quelqu’un heureux est une priorité morale en soi ? » Un élève a répondu : « Chez Kant, le bonheur ne doit pas être l’objectif principal, mais il est quand même important pour une vie humaine complète. » Cet échange a provoqué une discussion animée sur la place du bonheur dans l’éthique, avec certains élèves affirmant que, sans bonheur, la vie morale est incomplète, tandis que d’autres ont rappelé que le bonheur est secondaire par rapport au respect des devoirs.
En outre, ceux ayant défendu Rogini, la plus malade, ont pensé que la santé devait être la priorité absolue. Une discussion a rapidement émergé autour de l’idée que sans santé, aucun autre devoir ou aspiration morale ne pouvait être poursuivi. Un élève a affirmé : « La santé est une condition de la vie morale. Si elle ne peut pas survivre, comment peut-elle remplir ses autres devoirs ? » Cela a ouvert un débat sur la place de la santé dans la hiérarchie des devoirs moraux.
La deuxième séance a vu les groupes se réunir et débattre de manière plus approfondie. Chaque groupe d’élèves a défendu sa position initiale, mais, au fur et à mesure des échanges, des évolutions dans les arguments sont apparues. Par exemple, les élèves ayant initialement choisi Dinu en raison de sa pauvreté ont commencé à reconnaître la pertinence des arguments sur la santé, l’un d’eux affirmant : « Même si Dinu trouve du travail, s’il tombe gravement malade, il ne pourra pas profiter de ce qu’il a gagné. »
Puis le groupe ayant choisi Bishanno a également révisé sa position après avoir entendu les arguments sur la santé. Un élève dudit groupe a déclaré : « Sans une bonne santé, même si Bishanno retrouve le bonheur, il ne pourra pas en profiter durablement. » Cette remarque a provoqué un changement de perspective dans le groupe, qui a commencé à envisager la santé comme une condition préalable à tout bonheur durable.
Par ailleurs, les échanges ont atteint leur point culminant lors de la table ronde, où chaque groupe a exposé ses conclusions et réagi aux arguments des autres. Les discussions ont principalement tourné autour des notions de bonheur, de justice sociale, et des devoirs de l’homme envers lui-même et envers les autres. Les élèves ont commencé à comprendre que les devoirs imparfaits (rappelons que ce sont des devoirs dérivés, qui laissent au sujet moral une marge de manœuvre dans leur accomplissement. Ces devoirs dérivés sont importants en tant que moyens de réalisation d’impératifs stricts), tels que l’aide aux autres ou la préservation de la vie, reposaient sur un fondement universel plus large, à savoir le respect de la dignité humaine. C’est le cas d’un élève du groupe ayant porté son choix sur Rogini qui a souligné que « Si on ne commence pas par préserver la santé, comment peut-on espérer atteindre la justice sociale ou le bonheur ? »
L’un des moments marquants est survenu lorsqu’un élève initialement en faveur de Bishanno a finalement admis : « Je pensais que le bonheur était la priorité, mais je me rends compte que, sans santé, aucune forme de bonheur n’est possible à long terme. » Ce genre de réflexion critique a permis aux élèves de dépasser leurs préférences initiales et de réexaminer leur position à la lumière des principes moraux universels discutés en classe.
Pour conclure, je pense que cet exercice a illustré la puissance de la méthode du catéchisme réfléchi, révélant à quel point les élèves pouvaient évoluer dans leur compréhension des devoirs moraux en confrontant leurs idées à celles des autres. Ce qui leur a permis de décider ensemble sur la primauté du devoir à respecter : la préservation de la vie qui est un devoir dérivé de la dignité humaine.
IV. Lettre de recommandation morale à Annapurna
Chère Annapurna,
Après avoir débattu des options qui s’offrent à vous concernant Dinu, Bishanno et Rogini, nous pensons que la décision la plus moralement justifiable est d’aider Rogini en priorité. La santé étant un besoin fondamental, sa maladie présente une urgence qui surpasse la pauvreté de Dinu et le malheur de Bishanno. En aidant Rogini, vous respectez le devoir moral de préserver la vie et la dignité humaine, un principe universellement applicable. Cependant, la situation de Dinu et Bishanno ne doit pas être négligée. Nous vous suggérons de sensibiliser les autorités politiques à la nécessité de mettre en place des programmes de justice sociale pour soutenir les plus démunis. En prenant cette initiative, vous contribuerez à une action qui non seulement respecte la dignité humaine, mais promeut également la justice pour tous.
Élèves de la TG8, Lycée Rotrou de Dreux, 2024
Conclusion
Cet article a mis en lumière l’idée que la Métaphysique des mœurs constitue une source inattendue de la pensée pédagogique kantienne, voire le complément nécessaire d’une éducation cosmopolitique. L’œuvre de Kant, souvent perçue comme une réflexion pure sur les devoirs moraux, sans égard pour les conditions de réalisation de la moralité, se révèle être un outil pédagogique puissant lorsqu’il s’agit de former des individus capables de penser et d’agir selon des principes universels, applicables à l’humanité entière. Trois raisons principales peuvent justifier cette affirmation.
Tout d’abord, la combinaison des approches catéchétique et dialogique, telle que présentée dans le fragment du catéchisme moral, permet de dépasser la simple transmission de savoirs. Elle favorise une éducation où la mémorisation des principes moraux se combine avec une réflexion active, critique et autonome. Elle considère l’élève comme n’étant pas un simple réceptacle de connaissances, mais comme un acteur réfléchi, capable d’appliquer des principes éthiques universels dans des situations complexes, comme l’a démontré l’exercice du trilemme d’Annapurna.
Ensuite, l’application de ces principes moraux dans des dilemmes concrets démontre que la Métaphysique des mœurs n’est pas seulement une œuvre théorique. Elle fournit des fondements solides pour éduquer des citoyens cosmopolites, conscients de leurs devoirs envers eux-mêmes et envers les autres, dans un monde globalisé. En incitant les élèves à réfléchir aux notions de dignité, de justice sociale et de devoir universel, l’exercice a permis d’ancrer ces principes dans une perspective plus large, dépassant les intérêts individuels ou nationaux. Cette œuvre kantienne offre une base solide pour former des individus aptes à intégrer des valeurs morales dans un cadre cosmopolitique. Les élèves, à travers cet exercice, ont appris que la moralité ne repose pas sur des préférences personnelles ou des normes culturelles spécifiques, mais sur des principes universels qui régissent la vie humaine dans sa globalité. Ce processus d’apprentissage permet de créer des citoyens du monde capables de prendre des décisions éthiques qui respectent la dignité humaine et la justice universelle, quelles que soient les circonstances. On peut donc dire que la Métaphysique des mœurs constitue une ressource précieuse pour une éducation cosmopolitique moderne, dans laquelle les élèves sont formés à penser et agir selon des principes éthiques globaux, applicables à l’ensemble de l’humanité.
Par ailleurs, je pense que cet exercice a illustré la puissance de la méthode du catéchisme réfléchi, révélant à quel point les élèves pouvaient évoluer dans leur compréhension des devoirs moraux en confrontant leurs idées à celles des autres. Le trilemme ayant servi comme une véritable mise en situation a permis de développer chez eux une réflexion plus nuancée sur leurs devoirs envers les autres.
Pour finir, et pour répondre à la question « qui sont les philosophes de l’éducation ? », je voudrais affirmer que Kant est bien entendu un philosophe de l’éducation, mais cette dimension de sa pensée est souvent mise en lumière à travers ses écrits explicitement consacrés à la pédagogie, tels que les Réflexions sur l’éducation. Les commentateurs4 , tout comme les lecteurs, tendent à se concentrer sur ces textes dans lesquels Kant développe directement ses idées sur l’éducation, ses méthodes et ses finalités. Pourtant, il est intéressant de constater qu’une œuvre moins attendue, comme la Métaphysique des mœurs, principalement dédiée à l’éthique, peut également constituer une source précieuse pour penser l’éducation. En effet, dans cet ouvrage, l’auteur ne se contente pas d’énoncer des principes moraux abstraits ; il s’intéresse également aux moyens concrets de transmettre puis de cultiver la moralité. Loin d’être une simple question d’inculcation de règles figées, l’éducation morale repose sur un dialogue vivant entre maître et élève, où l’instruction joue certes un rôle essentiel, mais pour éveiller la raison de l’élève et lui permettre de s’exercer à penser et à décider par lui-même. Cet apprentissage actif favorise l’appropriation personnelle des principes éthiques et leur mise en pratique dans des situations concrètes, il relève dès lors davantage de la formation par l’enseignement que de la simple instruction.
Le Kant de la Métaphysique des mœurs est ainsi considéré comme un philosophe de l’éducation parce qu’il dépasse la simple théorie pédagogique pour interroger les conditions nécessaires à la formation d’un individu capable de penser par lui-même. En plaçant au cœur de son projet éducatif l’apprentissage actif et la compréhension des principes universels, il propose une éducation qui vise l’émancipation de l’élève, en le préparant à exercer librement sa raison et sa responsabilité. Dès lors, sa pensée dépasse une vision strictement disciplinaire de l’enseignement pour affirmer que toute éducation morale a pour finalité la formation d’êtres humains autonomes, capables de penser, de juger et d’agir en accord avec la loi morale.
Références :
-GOUBET, Jean-François. (2016). La pédagogie kantienne, une science ou un art ? Le statut de la discipline éducative et ses conséquences sur la formation des maîtres. Dans GOUBET, Jean-François (Dir.), Kant et l’éducation (p. 31-45). Paris, APU.
-KANT, Immanuel. (1785/ 1993). Fondements de la métaphysique des mœurs (Trad. fr. V. Delbos). Paris : Librairie Générale Française.
- KANT, Immanuel. (1797/1994). Métaphysique des mœurs II (Trad. fr. A. Renaut). Paris : Flammarion, coll. « GF ».
- PICHÉ, Claude. (2000). La méthodologie éthique de Kant. Dans GOYARD-FABRE, Simone et FERRARI, Jean (Dir.), L’année 1797. Kant la métaphysique des mœurs (p. 109-122). Paris, Vrin.
- PHILONENKO, Alexis. (2004). Dans Kant Réflexions sur l’éducation. Paris, Vrin.
- SEN, Amartya. (2003). Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté (Trad. fr. M. Bessières). Paris, Odile Jacob.
- VANDEWALLE, Bernard. (2001). Kant : Éducation et critique. Paris, L’Harmattan.
Notes
- [←1 ]
À l’exception de C. Piché, personne, dans l’ouvrage collectif sur la Métaphysique des mœurs (Goyard-Fabre et Ferrari, 2000), ne traite en effet d’éducation.
- [←2 ]
« C’est l’histoire de la jeune Annapurna, qui cherche quelqu’un pour s’occuper de son jardin. Trois de ses voisins proposent leur aide. Ils s’appellent Dinu, Bishanno et Rogini. Aucun des trois n’a d’emploi, et chacun des trois a besoin de ce travail de jardinier. Annapurna doit réfléchir à qui elle veut prendre, sachant qu’elle n’a besoin que d’une seule personne, et que tous les trois sauraient bien s’occuper de son jardin.
Des trois, Dinu est le plus pauvre. Il a depuis toujours vécu dans un extrême dénuement. Ce travail de jardinier l’aiderait à se sortir, pour la première fois, de la grande pauvreté. Annapurna aimerait qu’il travaille pour elle. « N’est-ce pas indispensable d’aider les plus pauvres ? » se demande-t-elle.
Puis elle apprend que Bishanno a récemment perdu le peu de choses qu’il possédait et qu’à cause de cela il est très malheureux. Ce travail de jardinier lui apporterait beaucoup de bonheur. Annapurna aimerait qu’il travaille pour elle. « Ma priorité n’est -elle pas de supprimer le malheur ? se demande-t-elle.
Elle apprend enfin que Rogini est atteinte d’un mal chronique, dont on ne l’a jamais habituée à se plaindre étant enfant. Ce travail de jardinière lui rendrait la vie plus facile, voire lui permettrait de guérir. Annapurna aimerait qu’elle travaille pour elle. « Ne faut-il pas aider les malades à vivre mieux ? » se demande-t-elle. Annapurna hésite : pour elle, tous les trois méritent d’être aidés. Ce travail aiderait Dinu à sortir de l’extrême pauvreté, Bishanno à être heureux et Rogini à avoir une meilleure qualité de vie. Elle n’a toutefois besoin que d’une seule personne. Et tous les trois sauraient bien s’occuper de son jardin.
Qui doit-elle choisir ? ».
Ce texte est la réécriture par V. Ordonez et J.-F. Goubet d’un passage d’A. Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, trad. fr. M. Bessières, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 79-80.
- [←3 ]
Volontairement, je n’ai pas mis l’accent sur le fait que choisir un jardinier ou une jardinière dépendait du degré d’information dont Annapurna disposait (Sen, 2003, en parle explicitement p. 80), puisque l’incertitude intrinsèque à l’acte de choisir n’était pas mon propos.
- [←4 ]
À l’exemple de Philonenko, dans les Réflexions sur l’éducation (2004), met en avant des principes éducatifs tels que la discipline, la culture et la moralité, sans toutefois considérer la Métaphysique des mœurs comme un texte fondamental pour saisir pleinement la portée de sa réflexion éducative. De même, Bernard Vandewalle, dans Kant Éducation et critique (2001) s’intéresse principalement aux aspects méthodologiques des écrits pédagogiques de Kant sans les inscrire nécessairement en lien direct avec La Métaphysique des mœurs.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292