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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : KHALKHALI, S, M. (2025). Philosophe de l’éducation au temps de la crise civilisationnelle actuelle ; le cas de l’Iran Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/dossier-partie-3-quel-canon-pour-la-philosophie-de-l-education/article/philosophe-de-l-education-au-temps-de-la-crise-civilisationnelle-actuelle-le]
Philosophe de l’éducation au temps de la crise civilisationnelle actuelle ; le cas de l’Iran
Saleh Mousavi Khalkhali
Chercheur postdoctoral visiteur
(UCLouvain, Belgique)
Résumé : Cet article propose d’examiner la philosophie de l’éducation (Âmôzesh vâ Parvâresh) telle qu’elle s’est développée en Iran depuis l’arrivée de la Modernité occidentale au XVIIIe siècle. Nous analyserons les fondements philosophiques de la crise civilisationnelle actuelle afin d’en explorer les implications dans le domaine de l’éducation. Enfin, nous penserons aux caractères d'une philosophie de l’éducation à l'heure de la crise civilisationnelle actuelle. Dans le cas de l'Iran, cette crise est issue du conflit irrésolu entre la tradition et la Modernité, entre l'Iran, l'Islam et la Modernité occidentale. C'est pour surmonter ce conflit que les systèmes de gouvernement en Iran se sont constitués au siècle dernier.
Mots-clés : Éducation, philosophie, Iran, Islam, crise
Abstract : This article aims to examine the philosophy of education (Âmôzesh vâ Parvâresh) as it has developed in Iran since the arrival of Western modernity in the 18th century. We will analyze the philosophical foundations of the current civilizational crisis to explore its implications in the field of education. It also explores the role of the philosophers of education in developing arguments for the philosophy of education based on governing political ideologies. Finally, it seeks to define the philosopher of education's role in present-day Iran, considering the characteristics of the current civilizational crisis in Iran.
Keywords : Education, philosophy, Iran, Islam, crisis
Introduction :
Un lecteur moins averti de l’Iran d’aujourd’hui sera surpris de constater que, dans les nombreuses universités financées par le gouvernement, la discipline de la philosophie de l’éducation a été établie, là où est discutée la question de l’éducation soulevée par le système gouvernant. Néanmoins, au moment culminant de la crise civilisationnelle actuelle en Iran, de nombreuses contradictions peuvent être identifiées quant à cette théorisation idéologique de l’éducation.
Pour comprendre le contexte dans lequel la philosophie de l'éducation en Iran s'institutionnalise, il faudra d'abord examiner les aspects de la crise de la l’Iran et ses effets sur l’éducation. Dans un premier temps, nous examinerons les racines philosophiques de la crise actuelle dans le domaine de l’éducation, en interrogeant les tensions conceptuelles qui la sous-tendent. Nous analyserons ensuite comment, depuis l’arrivée de la Modernité au XVIIIe siècle, les systèmes de gouvernement en Iran ont tenté de se configurer en réponse à ce conflit insoluble entre l’Iran, islam et la Modernité. Ce conflit se manifeste notamment dans la tension entre l’héritage de l’Iran antique, les valeurs islamiques et les influences de la Modernité occidentale.
Cet article vise également à mettre en lumière le rôle du philosophe de l’éducation dans l’élaboration des arguments en faveur d’une philosophie (Falsafah) de l’éducation (Âmôzesh vâ Parvâresh) façonnée par le système gouvernant, en particulier après la révolution islamique de 1979. À partir de l’expérience vécue de l'auteur, l’article évalue cette « philosophie » de l’éducation, cette planification « prescriptive » de l’éducation. Finalement, nous tenterons de comprendre ce que doit être une philosophie de l'éducation pour l'Iran d'aujourd'hui. Nous penserons aux caractères d'une philosophie de l’éducation à l'heure de la crise civilisationnelle actuelle, d’une part, en l’Iran et, d’autre part, dans la Modernité.
L’éducation et la philosophie de la crise civilisationnelle
Afin d’analyser la crise que l’Iran traverse à la suite de sa confrontation avec la Modernité, notamment dans ses manifestations dans le domaine de l’éducation, il semble pertinent de revenir sur le fonctionnement de l’éducation tel qu’il était établi sous l’Ancien Régime en Europe, ainsi que sur les structures éducatives antérieures aux réformes modernistes en Iran1 .
Dans l’histoire de l’éducation européenne, après le renouveau du XIIe siècle (Verger, 1999) et l’émergence des premières universités, se dessine une confrontation entre deux logiques de pouvoir distinctes dans le domaine éducatif. D’un côté, l’éducation laïque, dispensée par les intellectuels (enseignants des septem artes liberales), incarne la rationalité politique et les aspirations culturelles de la ville. D’autre part, l’éducation chrétienne, profondément enracinée dans une conception sacrée du savoir, était guidée par les doctrines religieuses et dominée par les pouvoirs ecclésiastiques (Le Goff, 1957). Au cœur de cette dialectique, le pouvoir politique cherche à orchestrer un équilibre entre ces deux forces afin de maintenir son influence. Ce jeu d’équilibres révèle une tension féconde : l’éducation laïque, porteuse d’un germe philosophique d’une logique d’émancipation, entre en interaction avec l’éducation chrétienne, qui revendique une autorité fondée sur la foi. De cette configuration émerge une tripartition du pouvoir : le pouvoir séculier des intellectuels universitaires, le pouvoir politique du gouvernant, et le pouvoir spirituel de l’Église. Chacun de ces pôles, tout en revendiquant une certaine autonomie, se trouve en relation d’interdépendance.
Dans le cadre de notre investigation, nous pouvons identifier une dynamique similaire à celle observée, en particulier durant l’Âge d’or de l’Islam et de l’Iran. Ce contexte met en lumière un moment de synthèse dialectique entre les savoirs religieux et les savoirs laïques — notamment la philosophie et les sciences — qui coexistaient et formaient un pilier essentiel de l’épanouissement de la civilisation irano-islamique2 .
Avec la Modernité, après l’Ancien Régime, un nouveau système éducatif plus complexe a émergé en Europe. Cependant, le point essentiel à retenir de cette brève analyse sociohistorique de l’éducation en Europe réside dans le rôle joué par le pouvoir religieux dans ce contexte. Soucieux de préserver son autorité, l’Église, malgré son influence considérable, s’abstenait de s’impliquer directement dans les affaires politiques, qu’elle considérait comme matérielles, profanes et incompatibles avec sa vocation spirituelle.
La Modernité européenne et la crise de l’Iran
Examinons maintenant le cas de l’Iran, qui se distingue par sa complexité, même au sein des pays musulmans. Selon le philosophe iranien Javad Tabatabai (1945-2023), la crise actuelle de l’Iran est « une crise des fondations » (Tabatabai, 2006, 17). L'Iran traverse une crise sans précédent depuis l'arrivée de la Modernité européenne. L'échec de la révolution constitutionnelle persane (1905), comme premier projet politique moderne pour la démocratie en Iran, et la révolution islamique (1979) sont les différentes réactions à la même crise qui s'est déclenchée dans une civilisation perturbée par la Modernité. Ces échecs, dans l’établissement de l’ancien équilibre dans la tradition, sont associés à l'incapacité de trouver un terrain d'entente entre la Modernité imposante et la tradition hétérogène de l’Iran. L’incompréhension de la tradition et de la Modernité contribue à réduire cette crise à un simple problème de contenu. C’est ainsi que toutes les tentatives d'établir la compatibilité ont échoué et n'ont fait qu'empirer la situation.
La première rencontre de l'Iran avec la Modernité a eu lieu durant la dynastie Kadjar (1789-1925) et se caractérisait par un mélange d'admiration pour les progrès de l'Occident et de regret pour le retard et la pauvreté du pays. Ensuite, le projet de « modernisation » des Pahlavis (1925-1979) visait à faire de l'Iran un État-nation moderne. Ce projet adoptait une vision nostalgique de l'Empire perse antique avant l'islam et cherchait à faire revivre ce passé perdu pour l'adapter à la Modernité, à l'exclusion de l’« islam iranien » (Corbin, 1971). L'échec de fonder une philosophie de l'histoire iranienne enracinée dans la tradition et en même temps consciente des dimensions de la Modernité a conduit à une crise civilisationnelle plus profonde. Ce qui aurait pu être une possibilité de dialogue et d'autoréflexion s'est transformé en confusion. Les mouvements antimodernes et islamistes des XIXe et XXe siècles ont également contribué à cette crise.
En 1979, la révolution islamique a marqué un tournant, ouvrant une nouvelle phase de cette crise. Les révolutionnaires ont découvert les capacités de l'idéologie politique de la Modernité, et ont manipulé la tradition de l’« islam iranien » à des fins politiques. Le fantasme de la démocratie, cette idéologie politique « moderne », a été combiné avec les germes politiques existants dans la tradition de l’« islam iranien ». La République islamique est le nom de cette invention politique-idéologique, dont la théorie est composée de divers éléments disparates, tels que la démocratie, la pensée anti-impérialiste, l'islamisme et l'utopisme de la pensée chiite. Elle était un outil stratégique permettant de s'engager contre la Modernité et de lui répondre agressivement. Cependant, cette modernisation de la tradition, à sa manière, a aggravé l'incohérence dans la société iranienne plutôt que de permettre la réconciliation de la tradition complexe de l'Iran avec la Modernité. Cela conduit à une intensification des confusions et des complexités sociales.
Cette démarche visant à sacraliser le politique tout en politisant le sacré s’inscrit dans une dynamique de confusion issue d’une incapacité à élaborer une réponse adéquate aux défis posés par la Modernité. À la suite de la révolution iranienne, une fusion conceptuelle s’est opérée entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique, aboutissant à l’émergence de la figure du « guide », dont la légitimité politique s’est dès le départ enracinée dans son autorité spirituelle.
Il apparaît clairement que la révolution islamique de 1979 a entraîné un renversement de toute possibilité d’une unité dialectique qui séparait auparavant le pouvoir politique du pouvoir religieux, une condition à l’épanouissement de savoirs indépendants et libres. Avec la conquête du pouvoir politique par les clercs révolutionnaires, la possibilité d’introduire des contradictions dans l’unité dialectique, en particulier dans le domaine de l’éducation officiel, a été systématiquement éliminée. Les contre-arguments et les alternatives proposés par les intellectuels porteurs de savoirs libres sont désormais écartés par cette structure monolithique. Après la révolution islamique en Iran, l’ancien système a été aboli sans qu’une nouvelle structure dialectique n’ait été élaborée pour le remplacer. Nous examinerons les causes de cette impossibilité ainsi que l’échec décisif qu’elle a engendré dans le cadre de notre réflexion sur la philosophie de l’éducation dans l’Iran moderne.
L'éducation en Iran moderne est ainsi confrontée à des difficultés. Elle a été fortement influencée par les préoccupations politiques et a souvent été utilisée comme un outil au service des projets idéologiques. Cette situation de l'éducation a entravé le progrès de l'Iran, et est considérée comme un obstacle majeur au développement politique et économique du pays. Mais comment ces contradictions, issues de la crise, se sont-elles manifestées dans le domaine de l’éducation dans l’Iran moderne ?
L’histoire de la philosophie de l’éducation dans l’Iran moderne
Lors des deux derniers siècles, l'éducation a joué un rôle important dans les projets de modernisation de l'Iran3 . Selon David Menashri, sous la dynastie Kadjar, la philosophie de l’éducation s’est définie par une fascination et une forte imitation de l’Occident. Cette fascination pour le progrès occidental était conçue dès la première mission diplomatique iranienne à Londres en 1808. De plus, des étudiants ont été envoyés dans divers pays européens pour acquérir des connaissances et des aptitudes scientifiques et techniques. En 1850, le « Dar-ol-Fonoun », appelé la « Maison des Arts », fut créé comme premier établissement d'enseignement supérieur en Iran. Il a représenté une étape importante dans l’éducation moderne en Iran et fonctionnait comme une école polytechnique. Sous la même direction, en 1854, le « ministre des Sciences » a été chargé de l'Éducation nationale. À cette époque, on pensait que la meilleure façon de rattraper l’Occident était d’apprendre de nouvelles technologies et sciences. Ainsi, la constitution d’un équilibre avec la civilisation moderne en promouvant l’enseignement scientifique et l’imitation de l’occident constituent les deux concepts clés de la philosophie de l'éducation de cette époque, forgés dans une simplification des dimensions de la Modernité. Ce qui est évident pendant cette période, c'est le rôle central du gouvernement dans l'éducation et le manque d'indépendance des établissements d'enseignement.
Selon Menashri (Menashri, 1992), la philosophie de l’éducation de la dynastie Pahlavi repose sur les caractéristiques suivantes :
Le projet politique de Reza Shah Pahlavi (1878 – 1944) visant à établir l’Iran moderne en tant qu'État-nation moderne. On a assisté à la fabrication d'un nationalisme iranien en opposition contre l'islam.
La conception moderne de l’« éducation » a été traduite en deux concepts distincts : « Amôzesh » et « Parvâresh ».
-
« Amôzesh » (Enseignement) : axé généralement sur la transmission des compétences et des connaissances scientifiques.
« Parvâresh » (Formation) : centrée sur la formation morale et intellectuelle.
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Dans les années 1960, le ministre de « Âmôzesh vâ Parvâresh » a officiellement assumé la responsabilité de l’éducation.
« Parvâresh » a joué un rôle crucial dans la promotion de la fierté nationale. Ainsi, s’il fallait choisir entre « Amôzesh » et « Parvâresh », ce dernier aurait toujours été le plus approprié.
La philosophie de l'éducation post-révolution islamique (1979-) renforce de nouveau la scission entre les deux traditions formatrices de l'Iran : l'Iran avant l’islam et l'islam. Néanmoins, contre l'occidentalisation et le nationalisme, c'est l'islamisation des écoles qui est mise en avant. L'objectif ultime de l'éducation consistait à rendre les individus musulmans fervents. Dans ce contexte historique particulier, les expressions culturelles et sociales du nationalisme iranien ont été délibérément réprimées et libellées antirévolutionnaires. Cette double suppression du nationalisme et de l'occidentalisation a contribué à consolider l'influence de l'autorité religieuse sur le pays. Cependant, durant cette période, les pratiques éducatives accordent encore la priorité à « Parvâresh » plutôt qu'à « Amôzesh ».
Sous le règne des Pahlavis, les institutions scolaires traditionnelles et les autorités religieuses ont été retirées de la scène de l’enseignement public, pour permettre la modernisation du système et d’établir une identité nationale, symbole de l’abandon de l’islam et de la poussée vers une « nouvelle civilisation iranienne ». Après la révolution islamique, on assiste à un système d’éducation révolutionnaire, cherchant à unifier la mosquée et l’école. Cette philosophie révolutionnaire de l’éducation est l’inspiration pour une « nouvelle civilisation islamique ». Comme le ministre iranien de l’Éducation l’a récemment affirmé : « favoriser un lien [l’union] entre la mosquée, l’école et la famille garantit la transformation fondamentale de l’éducation »4 . Absorber les éléments en crise, qui se contredisent, dans une totalité incohérente, dans le but de prétendre résoudre la crise générale découlant de la Modernité, constitue la stratégie prédominante de cette époque.
Ainsi, dans le système éducatif de l’Iran moderne, on observe une fracture entre « Amôzesh » (enseignement) et « Parvâresh » (formation morale), au sein même du concept d’éducation. La modernisation du système éducatif dans l’Iran moderne s’est principalement construite sur cette division idéologique. Le contenu des savoirs pratiques et théoriques d’« Amôzesh » devait intégrer les savoirs des sciences modernes afin de préserver le caractère moderne de ce système. Parce que personne ne peut négliger les sciences modernes dans un système d'éducation moderne. Cependant, le concept de « Parvâresh » permet de poursuivre les objectifs idéologiques de la « formation », qui sont étroitement liés aux éléments spécifiques de la tradition iranienne (le nationalisme iranien sous les Pahlavis et l’islam après la révolution de 1979). Autrement dit, établir une distinction entre l’enseignement et la formation constitue un acte politique qui, par le biais de l’éducation, cherche à promouvoir des perspectives idéologiques pour surmonter la crise civilisationnelle. Cette division dans l’éducation incarne l’une des dimensions essentielles de la crise éducative, où celle-ci se trouve fragmentée et mise au service de projets idéologiques. Voici comment l'éducation, colonisée par les projets politiques au moment de la crise civilisationnelle, s'est empêtrée dans les traditions isolées.
Les projets d’éducation idéologique et politique dans l’Iran moderne ont eu des résultats inattendus. Le système scolaire des Pahlavis a entraîné la formation d'une génération d'intellectuels et de religieux de gauche qui ont contribué à la chute du Shah en 1979. De la même manière, après la révolution islamique, les écoles n'ont pas toujours suivi la philosophie de l'éducation officielle. C'est le cas, par exemple, lors des manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini en 20225 , lorsqu'un grand nombre d'établissements scolaires ont été politisés pour soutenir les manifestants.
On peut également s’interroger sur les causes de l’échec des philosophies éducatives officielles imposées après la révolution. Parmi celles-ci figurent principalement les enseignants, les parents, les écoles et les élèves, qui perçoivent ces orientations comme souvent déconnectées des besoins fondamentaux et des exigences du quotidien contemporain des élèves dans la société iranienne. De plus, les institutions officielles, chargées de définir les contenus éducatifs, renforcent cette inefficacité en restant incapables de forger un consensus autour de ces philosophies éducatives. Ces dernières peinent ainsi à s’ancrer dans une praxis collective et véritablement partagée.
Une philosophie de l’éducation à l’ère de l’invasion culturelle (Tahajom-e-Farhangi) (1989-)
Sous la direction d’Ali Khamenei6 , un nouveau concept est devenu central dans la philosophie officielle de l’éducation en Iran : l’« invasion culturelle ». Ce concept permet à une civilisation en position défensive de comprendre la Modernité du point de vue de l’invasion culturelle de la civilisation occidentale. La culture et l’éducation islamiques sont devenues les éléments incontournables pour survivre à cette invasion culturelle. Ainsi, l’éducation doit donc être reconceptualisée pour minimiser l’impact culturel de la Modernité. Par conséquent, il faut développer une philosophie de l’éducation islamique pour un changement « fondamental » du système éducatif iranien7 .
En réponse à cet appel de l’autorité politico-religieuse, qui ne se limite pas aux directives administratives mais revêt également une dimension obligatoire et une justification religieuse pour les croyants, des initiatives ont été lancées pour élaborer le « Document de réforme fondamentale de l’éducation ». Cela a conduit à la création de plusieurs institutions universitaires et centres de recherche axés sur le développement de théories de l'éducation fondées sur la philosophie islamique. L’une de ces institutions de recherche officielles est la « Philosophy of Education Society of Iran (PESI) », créée en 2008, qui a apporté une contribution essentielle au développement des principes théoriques et à la mise en œuvre du « Document de réforme fondamentale de l'éducation » en 2011.
Khosrow Bagheri, philosophe iranien, théoricien de l'éducation et l'ancien président de la PESI, a abordé trois approches de la philosophie de l'éducation islamique dans son article (Bagheri, 2003): l'abandon de la philosophie et la dépendance à l'égard des textes religieux ; faire appel aux différentes traditions de la philosophie islamique ; Recourir à la philosophie, ou à la philosophie de l’éducation, comme outil, ainsi qu’à la recherche dans les textes religieux, afin de construire une philosophie de l’éducation islamique. Parmi ces trois approches, la troisième est recommandée. La prétention à une approche philosophique et en même temps enracinée dans les textes religieux est la caractéristique du « Document de réforme fondamentale de l'éducation en Iran » de 20118 .
En dehors de cette philosophie officielle de l’éducation, il existait toujours les essais individuels et alternatifs. Ici, nous pouvons parler des penseurs qui dépassent la simple construction des arguments pour une philosophie de l'éducation du système gouvernant. Ils ont cherché à critiquer et à ouvrir de nouveaux champs philosophiques en éducation. À titre d’exemple, Yahya Ghaedi, l’une des figures de la philosophie pour l’enfant et des débats sur la philosophie de l’éducation en Iran, s’inscrit parmi les philosophes de l’éducation ayant critiqué le « Document de réforme ». Bien que ses analyses ne parviennent pas à aborder la philosophie de la crise civilisationnelle en Iran, ce qui, à notre sens, est essentiel pour comprendre les fondements de la crise actuelle en éducation, il demeure, en tant que philosophe de l’éducation, particulièrement attentif aux conséquences des implications idéologiques dans le domaine éducatif. À cet égard, il affirme : « Regardez les idéologies évidentes du monde : le nazisme, le fascisme, le communisme ou certaines idéologies religieuses… Ils n’avaient pas beaucoup de temps pour mener des recherches ou des études ; ils ont imposé une conformité à une apparence spécifique. […] Et l’éducation est le premier domaine où cette imposition prend effet ! L’éducation répond à leurs désirs » (Ghaedi, 2019a). Dans d’autres interventions, il explique ce qu’il entendait par idéologie. Pour lui, « l’idéologie repose sur une interprétation inexacte du passé, elle est hautement sélective et mène à une vision déformée de l’histoire. Le passé, dans la perspective idéologique, est toujours perçu sous un angle de grandeur. L’éducation joue un rôle majeur dans cette interprétation et cette perception, elle présente une vision de l’homme idéal et cherche à la mettre en œuvre immédiatement. Elle n’est pas attachée à la vérité, elle a une dimension normative et cherche à diriger tous les aspects de la vie par des commandements » (Ghaedi, 2019b). Il s’agit ici de prendre conscience du rôle des idéologies (nationalisme iranien ou islamiste) dans la crise éducative en Iran. Par contre, selon Ghaedi, les deux conditions essentielles au développement de la philosophie de l’éducation sont la liberté et la rationalité (Ghaedi, 2013). La liberté d’analyse philosophique et la rationalité non idéologique constituent les bases d’une philosophie de l’éducation, en particulier dans un contexte comme celui de l’Iran.
Conclusion : vers une philosophie de l’éducation pour l’Iran moderne au moment de la crise civilisationnelle actuelle
Dans le cadre de notre recherche sur le rôle de la philosophie de l’éducation en période de crise civilisationnelle, nous avons cherché les racines de cette crise, non pas en nous concentrant sur l’école et ses problématiques internes, mais en analysant d’abord ses fondements philosophiques dans une perspective plus large de la philosophie de la crise. Il est désormais possible de proposer les caractéristiques d’une philosophie de l’éducation adaptée au contexte actuel. Selon notre compréhension, une philosophie de l'éducation pour l'Iran d'aujourd'hui nécessite trois considérations principales :
Premièrement, une philosophie de l'éducation pour surmonter la crise actuelle devrait comprendre trois traditions : l'Iran, l'islam et la Modernité occidentale. Pour nous, il faut confier un rôle conciliateur aux philosophes de l'éducation. Un système d’éducation fondé sur un accord entre l’Iran, l’islam et la Modernité serait indispensable pour aider l’Iran à surmonter la crise. En d'autres termes, il faudrait se concentrer sur la création d'une éducation culturelle pour surmonter les défis actuels en mettant en place une articulation philosophique entre l'Iran, l'Islam et la Modernité.
Deuxièmement, parmi les caractéristiques de la tradition de l’Iran, la capacité à survivre mérite notre attention particulière. La situation géographique de l'Iran en a fait une cible de conflits et d’invasions. De là, les Iraniens devaient perfectionner l’aptitude civilisationnelle de la survivance par la culture. La durabilité de la tradition culturelle de l'Iran est étroitement liée à sa longue histoire, qui la rend autant résiliente qu’adaptable. Ainsi, la culture iranienne a fait de la résistance un aspect fondateur de son existence, influençant son approche dans le choc actuel de la Modernité. L'analyse de la manière dont les Iraniens réagissent aux crises passées confirme cette approche. Dans la longue histoire de l'Iran, les Iraniens, confrontés aux civilisations dominantes, ont été attirés par des idées culturelles comme « l'égalité » dans l'islam et « la démocratie et la liberté » dans la Modernité occidentale. En effet, la crise actuelle est comparable à celle qui a suivi l'arrivée de l'islam en Iran au VIIe siècle. L'âge d'or de la culture iranienne (Xe au XIIe siècle) (Frye, 1975) était dû à une crise des fondations. La crise culturelle d'« Iranshahr » (« l'empire des Aryens », l’empire sassanide) (224–651) préparait la civilisation iranienne à un changement culturel majeur, bien avant l'islam. La crise provoquée par la conquête arabe de la Perse (633-654) était juste le catalyseur pour cette transformation. Selon Javad Tabatabai, l’âge d’or de la culture iranienne consistait à trouver une articulation entre trois traditions : l’Iran, l’islam et la philosophie (Tabatabai, 2006, p. 50-52). Le « rationalisme gréco-iranien » (développé et pratiqué par des philosophes tels que Avicenne9 et Suhrawardi10 ) a trouvé un accord entre la raison et la charia. Cet accord sortit enfin la civilisation iranienne de la crise et déclencha une renaissance civilisationnelle. Une unité dialectique qui s’est progressivement perdue, comme nous l’avons montré plus haut, notamment après Al-Ghazali et la conquête mongole de l’Iran (1219-1221).
Troisièmement, nous nous retrouvons face à une situation unique que les générations précédentes n'ont pas connue. Il est important de noter que la Modernité occidentale est aussi face à une crise qui englobe des dimensions écologiques, politiques, économiques et sociales. Ainsi, toute articulation philosophique entre les traditions doit étudier les aspects profonds de cette crise dans la Modernité.
Considération 1 : Dans la crise contemporaine de la Modernité, l'industrialisation et le capitalisme ont un effet dévastateur sur la société occidentale. Il est peu probable que l’Iran puisse s'entendre avec les dimensions techniques et scientifiques de la Modernité. Il serait pertinent de mettre l'accent sur les valeurs culturelles de la Modernité, notamment sur l'esprit philosophique et la pensée critique, et de les explorer comme des moyens créatifs pour rendre cette tradition culturelle en adéquation avec l'héritage culturel de l'Iran.
Considération II : La crise civilisationnelle actuelle semble différente des crises précédentes. Maintenant, la question est la suivante : serait-il possible de trouver un accord entre les traditions de l'Iran et la Modernité qui divergent fondamentalement du point de vue épistémologique ? La nature intrinsèquement laïque de la Modernité occidentale a rendu difficile la conciliation avec la tradition complexe de l’Iran, qui n’a pas suivi le même processus de laïcisation.
Selon nous, les architectes de l’unité dialectique au sein de la crise qui a suivi l’invasion arabe (tels que les philosophes Avicenne, Sohrawardi, etc.) ont joué le rôle de philosophes de l’éducation au moment de la crise civilisationnelle. Nous entendons l’éducation ici, suivant le philosophe tchèque Jan Patočka, au sens de « la formation culturelle d’un peuple pour son existence » (Biemel, 1992, p. 35). C’est grâce à cette formation culturelle que le conflit entre les traditions contrastées pourrait se résoudre. Selon Patočka, fournir les moyens de réfléchir à cette « formation culturelle » est la tâche du philosophe (Biemel, 1992, p. 45). Dans notre perspective, le rôle du philosophe de l’éducation, à l’heure de la crise civilisationnelle iranienne, consiste à clarifier le sens de cette formation culturelle et, plus spécifiquement, à déterminer la place de l’éducation face à cette crise, dans l’optique de réconcilier les trois grandes traditions culturelles : l’Iran, l’Islam et la Modernité.
Références
Bagheri, K. (2003). L'introduction à la philosophie de l’éducation de la république islamique de l’Iran. Dans The Journal of Educational Innovation. 4(2). (en persan.)
Biemel, W. (1992). Jan Patočka philosophe de l’art et de la culture. Dans Profils de Jan Patočka. Presses de l’Université Saint-Louis.
Corbin, H. (1971). En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Gallimard.
Frye, R. (1975). The Golden Age of Persia: The Arabs in the East, Phoenix.
Fundamental Reform Document of Education (FRDE) in the Islamic Republic of Iran, 2011. En ligne (consulté le 1 septembre 2024) : < [https://sanadtahavol.ir/]>). (en persan.)
Le Goff, J. (2000). Les Intellectuels au Moyen Âge. Seuil [1ère édition 1957].
Menashri, D. (1992). Education and the Making of Modern Iran. Cornell University Press.
Ghaedi, Y. (2013). Quelle direction pour la philosophie et la philosophie de l'éducation en Iran ? Présentée lors de la Quatrième conférence de Société iranienne de philosophie de l'éducation. (en persan.)
Ghaedi, Y. (2019a). L’intervention dans le cadre de la conférence « Idéologie et programme éducatif ». L’Institut de recherche en études curriculaires et en innovation éducative de l’Iran. En ligne (consulté le 1 septembre 2024) : < https://sedayemoallem.ir/>). (en persan.)
Ghaedi, Y. (2019b). Qu’est-ce qui mène à la destruction de l’école ? Une réflexion critique sur l’état l’école. Conférence sur le livre « La mort de l’école ? ». En ligne (consulté le 1 septembre 2024) : <https://www.mehrnews.com/>). (en persan.)
Safi, A. (2008). L'évolution de la formation des enseignants dans l'Iran contemporain : passé, présent et futur. Dans Éducation. 24e année, numéro 4. (en persan.)
Tabatabai, J. (2006). Réflexion sur l'Iran (2A) : l'école de Tabriz et les fondements de modernisme. Sotoudeh. (en persan.)
Verger, J. (1999). Culture, enseignement et société en Occident aux XIIe et XIIIe siècles. Presses Universitaires de Rennes.
Notes
- [←1 ]
La raison de notre intérêt pour la période prémoderne de la culture et de l’éducation en Europe est double. Premièrement, une compréhension approfondie de la Modernité exige une analyse des dynamiques qui ont préparé son avènement. Deuxièmement, bien qu’il soit tentant d’établir des parallèles directs entre les conditions contemporaines en Iran et celles de l’Europe médiévale, cette étude choisit délibérément de ne pas adopter cette approche comparative. L’attention accordée à cette période spécifique se justifie précisément par le rôle de la religion, laquelle, dans un processus dialectique, a contribué à l’émergence de la Renaissance. Cette dernière constitue un moment clé dans l’avènement de la Modernité et un tournant décisif dans l’histoire de l’éducation.
- [←2 ]
Il convient de mentionner qu’à peu près à la même époque que la Renaissance du XIIe siècle en Europe, sous l’influence déterminante d’Al-Ghazali, une séparation progressive s’est opérée entre la philosophie et la théologie, entraînant une perte de légitimité des savoirs indépendants du savoir divin dans l’Islam (voir Tabatabai, 2006, p. 54).
- [←3 ]
Cette section fournit des informations historiques et un aperçu des philosophies de l'éducation qui ont régi les trois principales périodes de l'Iran moderne. Le contenu est basé sur deux textes. Le premier est l'ouvrage important de David Menashri (Menashri, 1992), qui fournit un examen approfondi de la philosophie de l'éducation iranienne dans une perspective historique et analytique. Le deuxième texte est l'article de Ahmad Safi (Safi, 2008), qui constitue une source importante de références historiques.
- [←4 ]
Rezamorad Sahraei (Ministre de l’ « Âmôzesh vâ Parvâresh » de 2023 à 2024. En ligne (consulté le 1 septembre 2024) : [https://sanadtahavol.ir/])
- [←5 ]
Mahsa Amini (1999-2022) était une femme iranienne arrêtée par la police des mœurs et décédée tragiquement en détention. Sa mort a déclenché une série de manifestations à travers le pays et constitue un moment de rupture significatif entre le peuple iranien et le régime.
- [←6 ]
Guide de la Révolution islamique depuis 1989.
- [←7 ]
Voici les paroles de Khamenei sur ce point :
« The current education system in our country is not based on our way of thinking, our plans and our philosophy; the foundation of the current education has not been based on the philosophy we are currently pursuing ». (July 25, 2007)
« The most outstanding thinkers should spend time and energy to plan for education. The philosophy of Islamic education should be clear and the future horizon of our country’s education system has to be clearly based on this philosophy ». (May 02, 2006) (Voir l’introduction du « Document de réforme fondamentale de l’éducation »).
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Aux pages 6 et 7 du texte officiel du « Document de réforme fondamentale de l’éducation », il est indiqué que :
« Thus, the wise recommendations by the Supreme Leader of the Islamic Revolution on the need for a fundamental reform in education, based on the philosophy of Islamic–Iranian education and devising an Islamic–Iranian paradigm for change and refraining from old, imitative and imported models are the key to success in facing the challenges ahead of our country’s education system. […]
Education is a significant instrument for promotion of the country’s qualified human capital in various areas. Realization of the sublime ideals of the Islamic Revolution of Iran, such as reinvigoration of the glorious Islamic civilization, active, constructive and pioneering presence among nations and preparation for instilling Justice and spirituality in the world requires upbringing of knowledgeable, virtuous, free-minded and ethical human beings.
We are in need of an education system capable of materializing Hayate Tayyebah (the ideal Islamic life) [life based on humanitarian, ethical values, affection/love and obedience to God (conscious and optional obedience to religious norms)], universal justice and Islamic-Iranian civilization ».
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Philosophe et médecin persan (980-1037).
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Philosophe persan (1155-1191).
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292