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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : ROELENS, C. (2025). "Si nous avions su qu’il pensait tant l’education, nous l’aurions etudie davantage…". philosophie et cinema au prisme de l’œuvre de Bertrand Tavernier Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
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"Si nous avions su qu’il pensait tant l’éducation, nous l’aurions etudié davantage…1 ". Philosophie et cinema au prisme de l’œuvre de Bertrand Tavernier
Camille Roelens
Université Claude Bernard Lyon 1
Laboratoitre ECP
Résumé : Cet article se propose de s’intéresser philosophiquement à l’œuvre du cinéaste Bertrand Tavernier (1941-2021). Nous y montrons qu’il existe dans son œuvre une réflexion sur et une pensée de l’éducation et de la formation, laquelle est constante, consistante, cohérente et articulée, faisant de lui une sorte de philosophe de l’éducation hors les murs académiques. Cependant, Tavernier ne l’ayant pas formalisée lui-même comme telle, et la seule étude de son œuvre la plus explicitement dédiée au monde scolaire, Ça commence aujourd’hui (1999), ne suffisant pas seule à en prendre la mesure, nous en proposons une reconstruction sise sur une étude transversale du corpus de ses vingt-deux longs-métrages de fiction, permise notamment par plusieurs études antérieures, plus ciblées, que nous avons déjà consacrées à son œuvre.
Mots-clés : cinéma, philosophie de l’éducation/formation, Tavernier, scolarité, paternité.
Abstract : This article takes a philosophical look at the work of film-maker Bertrand Tavernier (1941-2021). We show that in his work there is a constant, consistent, coherent and articulate reflection on and thought about education and training, making him a kind of philosopher of education outside the academic walls. However, since Tavernier did not himself formulate this reflection as such, and since the study of his most explicitly school-oriented work, Ça commence aujourd'hui (1999), alone is not sufficient to take the measure of it, we propose a reconstruction based on a cross-sectional study of the corpus of his twenty-two feature-length films, made possible in particular by several earlier, more targeted studies that we have already devoted to his work.
Keywords : cinema, philosophy of education/training, Tavernier, schooling, fatherhood.
« La profusion était sa marque » (Meyer, 2024, p. 221)
Cet article se propose de s’intéresser philosophiquement à l’œuvre du cinéaste Bertrand Tavernier (1941-2021), en montrant d’une part ce qu’elle a de riche pour qui fait profession de penser l’éducation et la formation, mais aussi, d’autre part, que cette fécondité ne se limite pas à des moments d’illustration, d’inspiration ou d’emprunt ponctuel à telle ou telle scène d’un de ses films. Dit autrement, nous cherchons à montrer – après en avoir conçu l’intuition par une longue familiarité avec ses œuvres – qu’il y a un sens à prétendre déployer et systématiser une philosophie de l’éducation au prisme des propositions de monde, pour emprunter une formule ricœurienne, que Tavernier fait vivre et anime à l’écran. La double hypothèse structurante sur laquelle repose le projet de cet article est : 1° qu’il existe chez Tavernier quelque chose comme une réflexion sur et une pensée de l’éducation et la formation, tout à la fois constante, consistante, cohérente et articulée, et qu’à ce titre, il pouvait en un sens être reconnu – sans jamais s’en être explicitement prévalu lui-même – comme une sorte de philosophe de l’éducation hors les murs académiques ; 2° que la seule étude de son œuvre la plus explicitement dédiée au monde scolaire, Ça commence aujourd’hui, ne suffit pas à en prendre la mesure ; c’est plutôt le fait de resituer cette œuvre dans une filmographie plus globale qui permet d’y déceler, à l’état inchoatif ou en creux bien souvent, de très discrets signes et renvois vers d’autres développements dans d’autres films, et des éclats de thèses déposés ci et là, qui ensemble font sens. Éprouvons-la.
On peut, pour décrire la place que Tavernier a occupée dans le cinéma français, emprunter à Pierre Nora (2022) l’expression de marginal central et ce qu’elle recèle de fécondité paradoxale. Il fut d’abord chroniqueur et critique de cinéma puis attaché de presse dans ce même milieu, érudit du septième art, passeur infatigable notamment de culture cinématographique américaine (1993/2019). Sa carrière de réalisateur sut à la fois trouver souvent le succès public et la méfiance récurrente de certains pans de la presse spécialisée francophone2 , non sans être par ailleurs reconnue à l’étranger en parallèle. Il existe ainsi une abondante littérature secondaire consacrée à son œuvre (voir par exemple, sans exhaustivité et en s’en tenant au monde francophone : Bion, 1984 ; Czarny et Magny, 2017 ; Douin, 1997/2006 ; Georges, 2017 ; Nuttens, 2009 ; Odicino, 2021 ; Raspiengeas, 2001). Dans le domaine des études cinématographiques, Thomas Pillard3 mène depuis plusieurs années (voir notamment, 2015) un travail de recherche systématique sur ce réalisateur. Il n’existe pas, cependant, à notre connaissance, de démarche académique analogue en cours ou ayant déjà donné lieu à publication dans les champs de la philosophie ou des sciences de l’éducation et de la formation, et donc a fortiori dans le domaine de la philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous avons souhaité, pour notre part, l’entreprendre, à horizon, espérons-nous, d’un ouvrage à moyen-long terme, dont le présent texte représente à la fois un premier jalon, une esquisse panoramique et une occasion de dégager quelques pistes et de soumettre nos principales hypothèses analytiques à la sagacité du lectorat spécialiste de ce type de travail intellectuel.
Pour ce faire, nous nous proposons de mettre en œuvre la démarche d’herméneutique – comprise avec Paul Ricœur (1969/2013, 1986) comme art de discerner les discours dans des œuvres et d’en proposer des interprétations – de la culture démocratique dont nous avons eu plusieurs occasions, au cours des dernières années, de préciser l’insertion dans et la contribution à une démarche de recherche en philosophie de l’éducation aujourd’hui (Roelens 2019, 2022). Si ce type de réflexion comporte une part de transversalité dans son application à divers médiums, il n’est pas inutile de la renforcer d’apports heuristiques plus ciblés pour chaque art saisi, et nous puisons en cela, s’agissant du cinéma, notre inspiration notamment dans les travaux de Jullier sur l’analyse de films (2012). Nous inscrivons également le présent propos dans le sillage de précédents travaux sur la possibilité de certains cinéastes de prétendre au statut de penseurs (Roelens et Robichaud, 2023) et de praticiens informels (Roelens, 2022) de l’éducation et de la formation d’une part, sur l’œuvre de Tavernier d’autre part (Roelens, 2023). En d’autres mots, nous nous intéresserons moins ici au cinéma comme ressource pour enseigner la philosophie (voir, dans cette veine Clémot, 2015) qu’à ce que l’œuvre d’un cinéaste, prise comme discours porteur d’une pensée de l’éducation et de la formation propre, peut avoir à nous enseigner4 .
Notre corpus d’étude pour ce texte est composé des vingt-deux longs-métrages de fiction réalisés par Tavernier (1974, 1975, 1976, 1977, 1980a, 1980b, 1981, 1984, 1986, 1987, 1989, 1990, 1992a, 1994, 1995, 1996, 1999, 2002, 2004a, 2009, 2010, 2013). Cela nous paraît permettre de bien percevoir la richesse et la cohérence de son univers créatif. Nous réservons donc à l’échelle du présent texte aux propres publications de Tavernier sur son parcours (1993, 2011, 2020, 2024), à ses contributions aux revues savantes (2004b, 2005, 2012) et à son œuvre de documentariste – dont un jalon marquant est assurément La Guerre sans nom (1992b), qui contribua à ancrer dans l’espace public l’usage de ce syntagme pour désigner la guerre d’Algérie – un simple statut de point d’appui, de sources d’informations et éventuellement d’indices analytiques, sans en entreprendre l’étude en propre.
Nous n’ignorons pas les complexités inhérentes au fait de traiter dans un volume de signes restreint, de films que nombre de lecteurs peuvent ne pas avoir vus, et dont il ne saurait cependant être question de commencer par donner ci-après un long et exhaustif résumé5 . De même, le fait de reconstruire a posteriori une pensée de l’éducation et de la formation qui n’a pas été formalisée comme telle et ordonnée par son auteur contraint à la navigation pointilliste entre des moments de cinéma éparses qui permettent de l’esquisser. Enfin, une œuvre de notre corpus, la seule intégralement dédiée au monde scolaire, a longtemps été perçue comme résumant ce que le cinéaste avait à dire dans le registre éducatif, quitte à éclipser les autres fruits qu’un regard plus panoramique sur son œuvre permettait de déceler. Une manière de composer avec ses contraintes nous paraît être de traiter certes d’abord de ce jalon cardinal, puis de dégager des thèmes classiques de la philosophie de l’éducation – l’institution, la parentalité, la génération, la transmission6 – à l’exploration desquels un certain nombre de long-métrages nous semblent plus spécifiquement être attribués. Cela ne vaut pas, on l’aura compris, prétention de dire que ces cadres sont exclusifs et étanches plutôt que schématiques et poreux, mais permettra un exposé plus clair. Notre conclusion, enfin, sera dédiée à une esquisse synthétique de ce que pourrait être une philosophie de l’éducation « tavernienne ».
Une œuvre centrale… mais ni inaugurale ni exclusive
Ça commence aujourd’hui sort sur les écrans en 1999. Le fil rouge dramatique, l’amenant bien des fois à enfreindre les cadres déontologiques et réglementaires de sa profession au nom de son éthique personnelle et de son idéal éducatif, en est les efforts d’un enseignant du primaire exerçant dans un contexte de grande misère sociale pour aider une famille dont il découvre, un jour où la mère s’effondre ivre dans la cour de l’école puis repart sans sa fille qui y est scolarisée, qu’elle vit dans un logement insalubre et dans la crainte constante du lendemain et de se voir retirer la garde de leurs enfants, dont un bébé. Il a été tourné par Tavernier dans une école maternelle près d’Anzin, dans le valenciennois. Le scénario est de Dominique Sampiero – ancien directeur d’école dans le Nord, romancier et poète, alors gendre de Tavernier –, Tiffany Tavernier et son père lui-même7 , qui en narre ainsi la genèse :
Les films naissent souvent par hasard, par accident. En tout cas la plupart des miens […]. Ça commence aujourd’hui n’échappe pas à la règle. Lors d’un diner avec Tiffany et Dominique Sampiero, ce dernier, que je questionnais sur son travail d’instituteur […], me raconte qu’un jour il réclame à une maman l’argent de la coopérative. 30 francs par trimestre. Cela faisait plusieurs fois qu’elle ne payait pas. […] Elle le regarde et dit simplement : « Ces 30 francs cela me permet de finir le mois ». Dominique reste stupéfait : « Mais comment vous y arrivez, vous êtes 4, on est le 25…Avec 30 francs c’est impossible ». Et elle réplique, presque avec violence ; « Mais si, on y arrive…[…] ». Bouleversé par ce témoignage, je […] veux qu’on attende ces quelques phrases dans un film français. […] Le lendemain, coup de téléphone à Dominique et à Tiffany : « Et si on faisait un film sur un instituteur ou sur un directeur d’école maternelle ? ». Réaction enthousiaste. Je reçois un paquet de feuilles pleines d’idées, de scènes, de faits. Je décide […], au lieu de travailler sur un synopsis, […] d’écrire sans ligne dramatique précise, sans penser à la construction (dans Sampiero et al., 1999, p. 80).
Le schème consistant à partir d’éclats éparses de réalité éducative pour tisser a posteriori un scénario dont l’alchimie en tant que tout émanera avant tout des affinités électives entre les parties se retrouve aussi dans la composition du casting, dont les personnes n’étant pas des acteurs ou actrices professionnelles mais des membres (enseignants, personnels de la municipalité, parents, enfants, associatifs voisin) de la communauté scolaire où l’équipe de Tavernier pose ses caméras et des environs du lieu de tournage constitue la majeure partie8 . À cela s’ajoute nombre de ces artistes de théâtre dont Tavernier s’était fait une spécialité de (donner à) découvrir le talent sur grand écran, et une tête d’affiche, Philippe Torreton, qui fut un mémorable Capitaine Conan dans son précédent film. Il est ici Daniel, qui, outre ses défis professionnels, doit aussi gérer ses relations complexes avec un père ancien mineur, jadis violent et désormais très diminué par la silicose, et avec son beau-fils, né au sortir de l’adolescence de sa compagne artiste d’une précédente relation éphémère.
Les efforts de Daniel dans une situation où, en un sens, le dépassement de fonction est la condition de possibilité même pour continuer tant bien que mal à poursuivre ce qui en constitue le cœur, sont tressés avec ceux de Samia, une puéricultrice nouvellement arrivée aux services de la Protection Médicale Infantile, aidant les mêmes familles. L’un comme l’autre doit pour ce faire batailler contre sa propre hiérarchie, incarnée respectivement par un inspecteur et une cadre assistante sociale, au demeurant unis dans un commun front tatillon, procédurier et hautain, des discours creux et des ankyloses bureaucratiques. Il et elle croiseront également, dans leurs efforts du quotidien pour aider au mieux les enfants les plus en difficultés (elles-mêmes multiples, de la précarité ordinaire aux violences les plus directes9 ) sous leur responsabilité, un commissaire de police oscillant entre aquoibonisme débonnaire et explosions de rage impuissante, d’innombrables chômeurs de longue durée, quelques élus municipaux peu soutenants et efficients, mais aussi nombre de marqueurs de la culture minière du Nord, telles les fanfares, les terrils et les étangs de pêche. Si le climax tragique du film est sans doute le suicide de la mère de famille, que Daniel et Samia tentaient d’aider avec le plus de vigueur depuis le début du film, après avoir empoisonné ses deux enfants, le film se clôt sur une fête d’école où la compagne artiste de Daniel, Valeria, jouera un rôle clé.
Depuis sa sortie, ce film est souvent considéré comme une des mises en scène cinématographiques les plus réaliste du contexte scolaire, ayant suscité alors quelques études philosophiques, dont la plus éclairante se trouve sans doute en 2001 sous la plume de Philippe Foray, sous le titre « L’école entre misère sociale et transmission éducative », inspirant une partie de notre propos.
Il existe, écrit-il, une représentation traditionnelle de l’école comme une forteresse protégée par de hauts murs, une caserne dont l’entrée est soigneusement gardée par un concierge aux allures de « garde-chiourme », un monde à part qui a ses règles propres. Les bruits extérieurs n’y filtrent pas. L’école est à l’écart de la société ; on a même souvent du mal à imaginer que ses représentants principaux, les enseignants, puissent avoir une vie en dehors de l’enceinte scolaire. Le film […] Ça commence aujourd’hui […] se situe à l’opposé de cette représentation. Bien loin de séparer l’école et la société, il montre au contraire le lien et l’une à l’autre. Et plus précisément, l’école en proie à son environnement social (p. 83).
Ce contre-pied par rapport au trope fantasmatique de l’école sanctuaire si prégnant dans la tradition du républicanisme politique et scolaire français ne fut sans doute pas pour rien dans l’effet prononcé de réel et de justesse que le film en question porte et soutient de bout en bout. Foray montre aussi que les lignes de force du film, au-delà de son cri d’alerte social, tient à sa capacité à poser en profondeur les problématiques inhérentes à « un métier devenu très dur à cause de la gravité des difficultés qu’il faut affronter et de la multiplicité hétérogène des tâches qu’il faut assumer » (p. 84) et à « l’impossibilité de séparer vie privée et vie professionnelle » (p. 85) pour les enseignants une fois qu’ils sont engagés dans la vie d’un territoire. Il souligne aussi sa sensibilité précoce aux mutations des rôles genrés dans les sociétés et les familles contemporaines (p. 86), à son « opposition du (des) déterminisme(s) et de l’action » (p. 88) aux affres de la fatalité, et, in fine, à faire un film sans fard mais aussi sans complaisance misérabiliste, qui « reste optimiste [sur] la possibilité de briser le cercle de la misère » (p. 89).
Il se peut cependant que ce jalon, fut-il important, d’une part ait quelque peu contribuer à éclipser la richesse de ce que l’œuvre filmographique de Bertrand Tavernier prise dans son ensemble peut nous apporter pour penser l’éducation aujourd’hui, et d’autre part que ledit jalon ne prenne tout son relief et son sens que replacé dans le panorama plus large de préoccupations au long cours chez ce réalisateur. C’est ce à quoi nous consacrons la suite de ce texte.
L’engagement professionnel contre l’institution
Comme l’écrit Philippe Meyer10 , qui tient dans le film évoqué ci-avant le petit rôle d’un élu local égrainant des promesses d’avenir radieux en complet décalage avec la réalité des problèmes sociaux à gérer sur son territoire, ce film vient au fond « en défense de ces gens [qui, à l’inverse de tant de supposés responsables grandiloquents] font leur métier. Et le personnage de directeur d’école maternelle que joue Philippe Torreton11 est quelqu’un qui fait son métier, et tout son métier, et qui ne prétend pas à être autre chose. Et qui vraiment, de l’intérieur de son école à l’extérieur, se soucie de faire en sorte … » (dans Meyer et al., 2001, p. 32-33). Six films au moins de Tavernier donnent à cette thématique une place centrale.
Dans Une semaine de vacances, une enseignante de français dans le secondaire est victime de ce que l’on appelle désormais un burn-out, mais aussi une perte de sens devant ce qu’elle perçoit comme un flot ininterrompu de réformes des programmes scolaires et des prescriptions institutionnels d’exercice peu en rapport avec ce qu’elle vit au quotidien. Se défiant dans des tirades explicites aussi bien des théories sociologiques critiques de la reproduction que du fonctionnement pesant d’une école que résume une saillie de Jacques Prévert jaillissant fugacement à l’écran : « Éducation Nationale : Tout condamné à vivre aura la tête bourrée ». Dans ce contexte, faire ce métier et faire preuve de pédagogie, c’est aussi, découvre-t-elle en se liant d’amitié avec un père d’élève qui en fut un illustre, savoir développer une certaine empathie pour les cancres, apprendre à ne pas renvoyer ceux que les servitudes de la forme scolaire rebutent à un sentiment d’étrangeté à leur endroit.
Loin d’avoir été cancre, le personnage central de Coup de torchon, un policier colonial en Afrique Occidentale Française se muant en vengeur retors des humiliations subies autant qu’en justicier impitoyable, fut jadis un excellent élève, dont le père brisa la carrière scolaire en lui jetant par défi ses livres au visage. Le schéma se reproduit dans son métier, les rebuffades venant cette fois de sa hiérarchie et des notables véreux locaux contre lesquels il ne peut rien. Accueillant à l’âge mûr la jeune et nouvelle institutrice du village, il se mut d’emblée en professeur de désabusement cynique, mais aussi de conscience objective de leur place respective dans le système de domination coloniale, en lui faisant remarquer qu’elle a hérité non pas tant d’une affectation que d’un « apostolat », sans lequel les « petits noirs » n’auraient pas le « privilège » de pouvoir lire « les noms de leurs pères sur le monument aux morts ». Elle fera pourtant de son mieux pour aider les enfants locaux, et montrera en retour au policier ô combien elle a appris sa leçon quand, alors que ce dernier lui confesse par amour tous ses crimes sur le tableau noir de la classe, elle les fera passer aux élèves pour les paroles d’une Marseillaise à chanter en cœur.
Une dizaine d’années plus tard, un long-métrage – L.627, inspiré par l’expérience de toxicomanie de son propre fils, Nils, et qui changea largement la manière de montrer le travail policier à l’écran dans le cinéma français – donne l’occasion à Tavernier de revenir sur ce dialogue en creux entre police et école, autour en particulier de l’idée selon laquelle ce que l’on apprend à l’école de police ne « tient » pas quelques heures à l’épreuve du terrain et de l’expérience sédimentée chez les collègues. Cette scène a d’autant plus de saveur à être revisionnée lorsqu’on sait que les deux policiers, alors joués par un tout jeune Philippe Torreton et par Didier Bezace dans le rôle principal, s’opposeront dans Ça commence aujourd’hui, ce dernier incarnant cette fois l’inspecteur. C’est par ailleurs dans L.627 que le personnage de commissaire joué par Claude Brosset se chargera de formuler explicitement ce qui semble être un des points de vue les plus constants de Tavernier sur ce qu’il advient des métiers les plus utiles socialement à l’épreuve de la bureaucratie : vivre non pas dans une « République de Groucho », soit, en référence aux Marx Brothers, dans un état fantoche corrompu, mais dans une « République de Grouchy, toujours en retard » sur l’état réel des enjeux à prendre en charge.
Plus encore peut-être qu’avec les policiers, c’est assurément avec les militaires que Tavernier s’est plu à mettre en dialogue des personnages d’enseignants, les uns et les autres pouvant à loisir être réunis par une commune défiance envers certains hiérarques faisant peu de cas des défis effectifs à gérer sur le terrain comme des personnes qui s’y dédient. La Vie et rien d’autre d’abord, Capitaine Conan, ensuite, qui tous deux abordent la Première Guerre mondiale par des prismes peu courants (la recherche des disparus après l’Armistice et le front des Balkans), en offrent de marquantes occasions. Dans le premier, une jeune femme institutrice suppléante recrutée pendant le temps de la mobilisation est congédiée sans ménagement par un inspecteur venu réintégrer l’instituteur titulaire revenu mutilé, et se lie ensuite d’amitié avec un commandant bataillant contre ses supérieurs dans leur volonté de magnifier l’héroïsme des Poilus au détriment du souvenir lucide de l’horreur des combats. Dans le second, le lieutenant Norbert, licencié ès lettres, tente d’incarner, sous l’uniforme comme dans ses fonctions civiles d’enseignants, le « bon zigue qui cherche à comprendre », comme le dira Conan, contre les « peaux de vaches » qui ne cherchent qu’un motif pour condamner à la colle ou au poteau leurs élèves et leurs soldats, retranchés derrière leurs textes et grades respectifs.
Quai d’Orsay, le dernier long-métrage de Tavernier, narre l’arrivée en stage au ministère des Affaires Étrangères d’un jeune énarque, Arthur, dont l’accueil par ses collègues permet au réalisateur de revenir sur sa critique de la bureaucratisation stérile : on invite le nouveau venu à aller voir le responsable administratif, qui lui dira « Non ! ». « Non à quoi ? », s’enquiert-il ? « Non à tout ! ». Le rapport du ministre et de son directeur tel que mis en scène ici vient permettre à Tavernier de résumer sa position sur certaines inconséquences hiérarchiques et institutionnelles en une métaphore renvoyant aux rapports de voisinages pénibles mais contraints : le premier fait du bruit et alterne agitation stérile et dérangements divers, et le second essaie de s’en abstraire, prend sur lui et essaie de faire son travail quotidien au mieux. Mis au défi par sa conjointe professeure des écoles de faire quelque chose de concret qui remplisse vraiment, ne serait-ce que pour quelques personnes, la fameuse promesse politique récurrente de changer la vie, Arthur s’en acquittera finalement en profitant de sa proximité nouvelle avec un personnage puissant pour éviter l’expulsion d’une famille de sans-papiers dont l’enfant fréquente l’école de leur quartier.
Dans chacune de ses œuvres, l’institution où les personnages clés exercent est source au mieux d’impéritie blasée, au pire de domination objective. Les contre-feux d’actions permettant effectivement de poursuivre un idéal d’émancipation individuelle – notamment par l’éducation – au nom duquel les institutions publiques modernes se légitiment in fine (Dubet, 2002) ne peuvent venir que de l’engagement professionnel et personnel de personnages capables de se poser en étançons entre l’enclume de la réalité et le marteau institutionnel.
Solitudes paternelles et incommunicabilités enfantines
La parentalité se présente dans le cinéma de Tavernier avant tout sous la forme de la paternité, ce qui est déjà une première originalité, mais aussi sous le registre de la problématisation et du doute12 des attitudes à adopter en tant que père (ce qui, semble-t-il fait écho à la propre expérience de Tavernier dans son rapport à ses enfants, du moins hors de leurs collaborations professionnelles). Plus encore13 , pourrions-nous dire, un film de Tavernier est bien souvent un film où les pères restent seuls, ouvrant alors par leur détresse et/ou leur désappointement des arcs émotionnels forts dans l’œuvre en même temps que des dynamiques durables de réflexions au sein du public.
Ce schème est central dans au moins cinq film de Tavernier. On pense bien sûr en premier lieu à son premierlong-métrage, L’Horloger de Saint-Paul, où le personnage-titre, Michel Descombes, vivait avec son fils jusqu’à ce que celui-ci soit emprisonné pour le meurtre d’un vigile d’usine. Découvrir à cette occasion qu’il ne connaissait pas réellement son enfant le décide non pas à rompre avec lui mais, même dans l’incompréhension de son geste, à s’en déclarer solidaire, quitte à rompre le cours paisible de sa propre vie. Dans Que la fête commence, réalisé un an après seulement, le Régent Philippe d’Orléans nous est montré dès le début du film glissant progressivement sur une pente de désabusement et de mélancholie – que nul des plaisirs de la table et de l’alcôve ne saura conjurer – dont la cause est la mort précoce de celle qui est présentée comme sa fille préférée, Anne-Marie-Louise, dite Joufflotte. Ce n’est ensuite ni la mort ni le crime qui éloigne le héros-cinéaste de Des enfants gâtés (mélange de projection de Tavernier lui-même et de son ami Claude Sautet sous les traits de Michel Piccoli) de sa famille, mais son incapacité à allier vie professionnelle et vie familiale : pour écrire, avant de tourner, il éprouve le besoin d’aller vivre seul, ailleurs, de se lier le cas échéant à de nouvelles personnes, mais en tout cas de couper ses relations pendant un temps avec femme et enfants, à l’exception de quelques brefs coups de téléphone, non sans en souffrir pour autant et toujours finir par revenir. Dans La Passion Béatrice, seule de ses fictions historiques située par Tavernier dans la période médiévale (XIVème siècle), le traumatisme de la guerre et de l’éloignement d’un père vaincu et prisonnier à l’issu de la bataille de Crécy conduit au retour au château familial non de l’homme connu jadis, mais d’une figure d’ogre tyrannisant toute la maisonnée et nourrissant en particulier une passion incestueuse et destructrice pour sa propre fille. Dans le plus américain des longs-métrages de Tavernier, enfin, Dans la brume électrique, c’est lorsque sa fille adoptive (une jeune salvadorienne qu’il avait, dans la série de romans qui inspire le film, sauvée de la noyade dans le bayou) est enlevée par les malfaiteurs sur lesquels il enquête que le shérif Dave Robicheaux laisse exploser la violence vengeresse et justicière que l’on percevait bouillant en lui depuis le début du récit. Dans chacun de ces cinq cas, soit les mères des personnages sont objectivement absentes ou mortes, soit les choix de mise en scène les invisibilisent ou presque, pour mieux mettre la focale sur les enjeux d’une paternité toujours appréhendée de manière ambivalente.
À cette solitude des pères dans l’incertitude de leur rôle et position répond, ou plutôt, en l’occurrence, ne répond pas, ce que l’on peut appeler un art des non-mots d’enfants : des scènes où, à l’écran, des adultes essayent de faire parler les enfants, de leur faire dire certaines choses d’eux-mêmes en particulier. Les spectateurs attendent, semblent deviner que la confidence ou le discours assertif va advenir, et il ne plane que le silence. La scène d’ouverture de Des enfants gâtées, mettant en scène la femme du protagoniste principal menant une séance clinique entre psychologie et orthophonie avec une enfant mutique, est paradigmatique en ce sens, et ses variations fort nombreuses dans notre corpus.
Ressembler à l’époque et non à ses parents
Pour qui s’intéresse aux philosophies des âges de vie (voir notamment sur ce point Deschavanne et Tavoillot, 2007/2011), une summa divisio possible du corpus qu’elles constituent dans l’histoire et l’actualité des idées est celle de penser la succession des générations humaines et la traversée par un individu des différentes périodes de son existence soit en termes de dynamique soit en termes de statique. Schématiquement, selon la première alternative, il serait possible de définir à travers les temps historiques quelque chose comme un esprit de l’enfance, de la jeunesse, de l’âge mûr et de la vieillesse, et chacun serait appelé, quitte à s’en défier, à voir sa personnalité et son attitude évoluer de certains traits de caractères et comportements caractéristiques de chaque âge au fil de sa vie. Toujours à grands traits, selon la deuxième option, chaque génération et chaque individu qui la compose exprimeraient quelque chose comme un temps et un lieu particulier – conjoncture anthropologique spécifique et non reproductible – et la manière d’être enfant, jeune, adulte et âgé dans de telles conditions spatio-temporelles d’advenue initiale au monde et d’expériences historiques vécues exprimerait une variation propre sur le grand nuancier de l’humaine condition. Or, nous semble-t-il, une des caractéristiques structurantes du cinéma de Tavernier est le point auquel ses personnages de tous âges et les relations qui les unissent ou les opposent sont bâtis sur le postulat quasi exclusif de la seconde alternative, autrement dit celle de la statique générationnelle. Plusieurs paraphrases de la même idée se retrouvent dans l’œuvre de Tavernier : les enfants ressemblent à leur époque et non à leurs parents, et nourrir l’illusion inverse expose à de cruelles désillusions et incompréhensions. À l’inverse, en avoir une conscience apaisée et pouvoir ce faisant profiter de la nouveauté et de la vitalité renouvelée que chaque nouvel individu et chaque nouvelle génération apporte à une trajectoire biographique propre comme au monde est l’occasion de vivre en quelque sorte plusieurs jeunesses : directement ou par procuration.
Dans Un dimanche à la campagne, le vieux veuf qu’est Monsieur Ladmiral ne semble plus avoir qu’à s’étioler dans une monotonie et un ennui qui lui pèsent en attendant une mort qui, il en a conscience, rode sur sa vaste et luxuriante propriété en cet été 1912. De ces perspectives peu réjouissantes, son fils, qui parfois vient le voir et semble s’être coulé dans un conformisme compassé, ne lui renvoie qu’un reflet déplaisant. La nouveauté et la vitalité arriveront néanmoins dans sa vie par la visite de sa fille, Irène, qui débarque à l’improviste avec un double caravansérail de modernité technique (son automobile neuve) et sociétale (son mode de vie et de pensée, aussi exigeants que libres). Monsieur Ladmiral sait qu’il ne peut pas être lui-même un individu du type qu’il découvre en sa fille, mais lui sait gré d’être et de partager cela.
La Fille de D’Artagnan permet au réalisateur de revenir sur ce thème en rendant aussi hommage, par une mise en abîme, aux films de cape et d’épée qui rythmèrent jadis son imaginaire d’enfant. Notons également qu’il flanque l’héroïne éponyme du film – dans sa tâche scénaristique de venir rafraîchir et revigorer en même temps l’esprit mousquetaire des quatre qui, à l’âge mur, vont n'en refaire plus qu’un le temps d’une aventure – d’un jeune premier qui n’est autre que son propre fils, Nils Tavernier. Un attrait particulier de ce film tient sans doute à son art de faire jouer l’anachronisme au second degré, comme une figure de style et un ouvroir réflexif davantage que comme une indélicatesse de cinéaste pensant pouvoir se proclamer historien sans en avoir moyens et rigueur. Assumer en tant que tel, et en faire souvent même un ressort humoristique, de regarder depuis le présent un temps qui n’est ni le nôtre ni celui des romans et légendes. Et si un film est un peu, métaphoriquement, l’enfant de son siècle et de son réalisateur, nulle honte à ce qu’il ressemble au premier et non aux éventuels scrupules historiens du second.
Faire l’entomologie glacée de trois enfants du siècle, mais des enfants perdus jusqu’aux crimes et aux destins brisés dans l’illusion de l’argent facile et de l’irresponsabilité, telle est, sur un ton radicalement opposé, ce à quoi s’attache L’Appât, inspiré d’une affaire criminelle ayant défrayé la chronique judiciaire du Paris des années 1980. Trois jeunes gens, une femme et deux hommes, dont l’un est son conjoint et l’autre leur meilleur ami, mettent ainsi au point un stratagème pour, en tout cas l’espèrent-t-ils, devenir rapidement riches : la jeune Nathalie séduit des hommes riches, les accompagnent chez eux puis fait entrer ses deux complices dans l’appartement, qui extorquent de l’argent à leur victime et la tuent. L’immaturité affective et intellectuelle du trio est patente, mais le point le plus marquant est sans doute la sursaturation de leur imaginaire comme de l’espace du film par la culture publicitaire de l’époque. Le procédé permet de situer de manière très suggestive les faits dans des moments et des milieux très spécifiques, mais montre aussi en creux une forme de vide qui s’installe quand la rupture historiquement consommée avec les modes traditionnels de transmission et de médiation ne laisse pas place à des nouveaux modes repensés sur des bases plus ouvertes, modernes et démocratiques, mais à l’abandon pur et simple des jeunes à eux-mêmes.
Transmettre… oui, mais autrement
On l’aura compris, et cela consonne biographiquement avec les carrières plurielles vécues par Tavernier dans le milieu du cinéma outre ses activités de réalisateur14 , le thème de la transmission est omniprésent dans son œuvre. Pour résumer, sa position sur ce point – tandis qu’il traverse une période où les conceptions traditionnelles de la transmission et de son sens anthropologique ayant eu court de manière immémoriale sont mises en cause et déconstruites de manière inédite (2014/2016) – est qu’il serait aussi vain et risqué de prétendre maintenir ou restaurer l’art de transmettre dans sa forme antérieure que de tourner le dos à ce mode de relations des hommes entre eux et à la culture. Comment, alors, concilier le deuil serein et assumé d’une certaine forme de transmission, passant notamment par l’imposition d’un canon et une forme traditionnelle et hiérarchique d’autorité (voir sur ce point nos développements dans Roelens, 2021, 2024) ? Comment passer d’une affirmation péremptoire et que l’on espère performative de la majesté du legs du passé à la confiance résolue dans le fait que, si les ressources épuisables dans ce legs pour les êtres du présent sont si grandes, il suffira de s’en faire médiateur pour que la rencontre s’opère ? Précocement conscient des impasses d’une réduction de la question de la transmission et du partage des expériences humaines à celle des moyens techniques et médiatiques de les diffuser, comme le montre La Mort en direct, souvent considéré comme prémonitoire de certaines formes de voyeurisme morbide inhérent à la télé-réalité contemporaine, Tavernier confrontera ses idées dans ce registre à trois objets réputés complexes, hermétiques ou sensibles à la plupart de nos contemporains : le jazz, la vie culturelle française sous l’Occupation et la littérature du XVIIème siècle.
Grand passionné de jazz lui-même, Tavernier s’inspire du destin du pianiste américain Bud Powell pour créer le personnage de Dale Turner, qui, dans Autour de minuit, vit une forme de double relation asymétrique avec un dessinateur français qui est à la fois son admirateur et disciple au plan artistique et son aidant de mille manières au plan de la vie quotidienne. Ce faisant, il se fait passeur, par petite touche, d’une érudition sur ce style musical, mais aussi son milieu et ses mythes. Il livre également, dans Laissez-passer, une fresque minutieuse sur le milieu du cinéma français sous l’Occupation, faisant pour l’occasion de Jean Aurenche et Pierre Bost – ses amis, scénaristes émérites du milieu du XXème siècle avant d’être honnis par la Nouvelle Vague – si importants dans la genèse de ses premiers films, des personnages clés d’un récit dont la cinéphilie et le pouvoir d’évocation en font une forme de pendant fictionnel de ce que Voyage à travers le cinéma français sera au plan documentaire. Enfin, peu après des temps où l’ancien président Nicolas Sarkozy avait fait – dans plusieurs déclarations polémiques sur les programmes des concours administratifs – de La Princesse de Clèves une forme de pavillon témoin d’une littérature supposée inapte à intéresser désormais quiconque d’autre que les spécialistes de la spécialité littéraire en questions, Tavernier donne, avec La Princesse de Montpensier (adapté d’une nouvelle éponyme de la même Madame de La Fayette), une forme de leçon de pédagogie par la mise en scène, servie par une pléiade de jeunes acteurs appelés à une belle carrière ensuite et une bande originale savante de son complice Philippe Sarde.
Conclusion : faits et à faire
Parvenu au terme de notre étude, il nous semble que l’on peut soutenir que la double hypothèse structurante de ce texte présentée en introduction était féconde, et ainsi proposer pour conclure un bref exposé synthétique des lignes de forces structurantes de ce que serait une philosophie de l’éducation « tavernienne », et de l’organiser ici en cinq points clés.
Premièrement, l’éducation est un phénomène global, multilocalisé (Foray, 2016), et il faut, pour la rendre intelligible, l’aborder non par un seul point de vue, un seul lieu, un seul type de relation ou de responsabilité professionnelle, mais bien comme une pluralité de ces éléments convergeant vers le sujet de l’éducation. De même – et la profusion célèbre de Tavernier lui-même dans le registre du conseil et de la recommandation de productions culturelles diverses (films bien-sûr mais aussi musiques, pièces, expositions...) à ses proches (voir notamment Meyer, 2024, p. 221-225) vient ici permettre à la vie de l’homme de redoubler le message de l’œuvre – la part d’une éducation non instituée, faite d’expériences esthétiques et de plongées fictionnelles, ne doit jamais être sous-estimée.
Deuxièmement, il existe une tension fondamentale entre le besoin accru d’institutions éducatives et d’organisation/réglementation de celles-ci qui caractérise l’éducation moderne et contemporaine et le fait que cette institutionnalisation elle-même risque toujours, entre hiérarchisation inopérante et bureaucratisation, de rendre impossible la poursuite des fins mêmes qui légitiment originellement l’existence de moyens dédiés. Tavernier joue ainsi à l’écran de la polysémie du contre : mettant en scène des personnages qui ne peuvent rester fidèles à l’esprit de leur métier qu’en opposition à l’institution qui le régente et en fixe la lettre, il laisse voir en creux quels accomplissements on pourrait espérer si ces mêmes forcent vives pouvaient travailler plus souvent appuyées par l’institution ou au moins en appui sur elle.
Troisièmement, dans une époque contemporaine où les conditions de la maternité et le statut donné à la parole de l’enfant ont changé sans doute davantage en quelques décennies que dans toute l’histoire humaine précédente, il y aurait la possibilité permanente que glisse du côté des points aveugles de notre réflexion sur l’éducation d’une part les pères naviguant entre solitude et doute, d’autres part les enfants mutiques et peu assertifs. Il en fait ainsi deux figures et types de personnages clés de son univers cinématographique, et lance en quelque sorte à sa matière un double appel à l’humilité devant le constat de l’évidence perdue ou non établie : être père s’apprend aussi, et n’a rien d’évident, et si le poids des attentes pesant désormais sur l’enfant-sujet est le corrélat d’une libération (Renaut, 2002) dont il n’y a pas à se défier, il n’en nécessite que plus d’aide et de patience de la part des adultes responsables pour le supporter.
Quatrièmement, contre une lecture de la succession des générations en termes de conflit, Tavernier situe d’une certaine manière chacune d’entre elles sur un plan particulier, dont les coordonnées sont déterminées par la conjoncture historique et culturelle dans laquelle les trajectoires des individus qui en font partie s’inscrivent et au contact de laquelle leur personnalité se forme. S’il y a quelque chose à apprendre dans ce long parcours éducatif ––compris en son sens le plus large de ce qui conditionne le devenir humain –, c’est assurément à établir le contact et à échanger de manière fructueuse avec des générations antérieures ou postérieures, formées au contact d’expériences et de circonstances différentes. Cela implique le deuil de l’esprit de lignée dogmatique ou de conservation à l’identique. Un élément remarquable est en l’occurrence que ce deuil s’opère chez Tavernier dans ce que l’on peut appeler une forme de résolution paisible : n’étant pas vécu sur les modes du déchirement personnel ou de la joute agonistique, il ouvre à de fécondes recompositions d’autres manières d’envisager les enrichissements mutuels intergénérationnels.
Cinquièmement, enfin, cette fécondité n’est sans doute nulle part plus visible que dans ce que l’on peut se risquer à appeler une théorie et une pratique de l’autorité et de la transmission, ou encore une pédagogie tavernienne. Renoncer à l’immémorial absolutisation d’un legs traditionnel pour lui-même et à l’idéal de reproduction biologique et culturelle des sociétés par une hiérarchie des sexes et des générations réputée garantir assimilation culturelle et intégration sociale stricte permet ainsi de faire une pleine et sincère confiance au potentiel des œuvres culturelles à trouver leur public et à avoir sur lui des formes d’effets éducatifs à la fois consentis par cette rencontre, informels et profonds. L’éclipse de l’imposition autoritaire des matières d’un canon et des manières de l’administrer ne vaut pas ainsi chez lui déclin ou décadence culturelle, mais ouvre au contraire la carrière à de nouvelles formes d’autorité tant éducatives que culturelles, dont l’onction de légitimité et la reconnaissance durable comme telle viendraient de leur pouvoir – en lequel le réalisateur à toute confiance – à être autorisantes plutôt qu’écrasantes pour qui les fréquente.
Corpus filmique étudié
Tavernier, B. (Réalisateur). (1974). L'horloger de Saint-Paul [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1975). Que la fête commence... [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1976). Le Juge et l'Assassin [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1977). Des enfants gâtés [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1980). La mort en direct [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1980). Une semaine de vacances [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1981). Coup de torchon [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1984). Un dimanche à la campagne [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1986). Autour de minuit [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1987). La passion Béatrice [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1989). La vie et rien d'autre [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1990). Daddy nostalgie [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1992). L.627 [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1994). La fille de d'Artagnan [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1995). L'Appât [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1996). Capitaine Conan [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (1999). Ça commence aujourd'hui [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (2002). Laissez-passer [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (2004). Holy Lola [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (2009). Dans la brume électrique [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (2010). La Princesse de Montpensier [Film].
Tavernier, B. (Réalisateur). (2013). Quai d'Orsay [Film].
Références
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Tavernier, B. (2024). Mémoires. Actes Sud.
Vergnioux, A. (dir.). (2018). Dossier thématique : Éducation et cinéma. Le Télémaque, n° 53, 31-126.
Notes
- [←1 ]
Nous paraphrasons ici à dessein le titre de l’essai que Thierry Frémeaux (2022) – délégué artistique du Festival de Cannes – a consacré à Tavernier à sa mort, après lui avoir succédé à la direction de l’Institut Lumière
- [←2 ]
En particulier du côté de ce que l’américaniste et critique de cinéma Michel Ciment, longtemps directeur de la revue Positif , nomme le « "Triangle des Bermudes", … à savoir trois publications : Le Monde, Libération et Les Cahiers du Cinéma, auxquelles on adjoindra éventuellement Les Inrockuptibles, dont les "condamnations" peuvent parfois beaucoup nuire aux cinéastes » (Malassinet, 2000, p . 137).
- [←3 ]
Le présent article doit beaucoup à la générosité de ce collègue et aux textes – non encore publiés à ce jour pour la plupart – support de différentes communications qu’il a consacrées aux films de Tavernier (pour un aperçu : https://www.thomaspillard.fr) qu’il a accepté de nous partager et de discuter avec nous à la suite d’une rencontre en colloque. Qu’il en soit chaleureusement remercié.
- [←4 ]
On trouvera matière à nourrir la réflexion sur ces thèmes dans un dossier thématique « Éducation et cinéma » de la revue Le Télémaque publié en 2018, dirigé par Alain Vergnioux.
- [←5 ]
On pourra se reporter pour cela au site de La Cinémathèque (https://www.cinematheque.fr/cycle/bertrand-tavernier-1008.html).
- [←6 ]
Chaque thème pourrait mériter un développement en propre sur un espace de texte plus ample, avec davantage d’illustrations filmiques. Ce sera l’objet de prochaines publications.
- [←7 ]
Significativement, le storyboard du film sera publié sous forme d’un "beau livre", enrichi de photographies et anecdotes de tournage, d’interviews et de dessins (Sampiero et al., 1999).
- [←8 ]
Notre exercice en tant qu’enseignant chercheur sur le site de formation des enseignants de Valenciennes – où nous avions fait de ce film le support d’un cours sur l’éthique en éducation (voir notamment Roelens, 2020, p. 178) – nous a donné tantôt l’occasion de rencontrer, une vingtaine d’années après le tournage, certaines parties prenantes du film, notamment parmi les enfants que l’on voyait alors à l’écran. Une étudiante de Master MEEF1, Céline Jesel, réalisant dans le cadre de mon séminaire un mémoire sur la représentation de l’école et du cinéma dans des œuvres de fictions, se trouvait par ailleurs connaître Sampiero pour des raisons de voisinage, et nous en parlâmes souvent. Qu’elles en soient toutes remerciées.
- [←9 ]
Ce schème de mise en regard des menaces qui pèsent sur les enfants, personnifiées par certains criminels, et d’autres part des menaces plus communes et diffuses inhérentes à une conforme d’organisation sociale, étaient déjà au cœur du deuxième film de Tavernier, Le Juge et l’assassin. Au premier plan, en effet, Bouvier (inspiré de Joseph Vacher, un des premier serial killer français), tueur et violeur d’enfants qui finira guillotiné et héros monstrueux de chansons populaires. En toile de fond, Tavernier évoque les violences sexuelles dans les institutions religieuses d’éducation comme dans les familles et les villages et le travail des enfants dans les usines de la fin du XIXème siècle.
- [←10 ]
Se définissant lui-même comme frère adoptif de Tavernier dans l’ouvrage auquel nous empruntons notre exergue.
- [←11 ]
Il est intéressant de remarquer qu’une certaine familiarité de l’acteur avec la culture enseignante a joué dans son choix pour ce rôle, Tavernier rappelant à ce propos savoir en amont que sa « mère a été directrice d’école maternelle » (dans Sampiero et al., 1999, p. 81).
- [←12 ]
La succession des difficultés rencontrées par un couple découvrant d’abord leur infertilité, puis la complexité des démarches d’adoption, est au cœur de l’intrigue d’Holy Lola, qui constitue sans doute un paroxysme du contrepied pris par Tavernier par rapport au schème de la parentalité vécue par les personnages de fiction sous le double signe de l’évidence et de la naturalité, qu’il n’y aurait qu’à laisser advenir et savoir mettre en scène artistiquement.
- [←13 ]
Et nous serons ici encore plus synthétiques qu’ailleurs car il nous semble que l’ampleur du matériau découvert dans ce registre dans l’étude de notre corpus pourra, par la suite, justifier un texte en propre sur ce seul thème, dans une autre logique d’équilibre rédactionnel.
- [←14 ]
Il est ainsi fondateur dès 1961 d’un ciné-club, Nickel Odeon, dédié à la cinéphilie américaine, travaille ensuite dans ces rôles d’interface par excellence que sont les tâches d’attaché de presse, de critique et de journaliste dans le milieu du cinéma, et surtout préside l’Institut Lumière à Lyon de sa création en 1982 à 2021.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292