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Introduction du dossier
Louise Ferté et Jean-François Goubet
Université de Lille (INSPE/UMR 8163 STL)
L’interrogation par excellence de la philosophie semble être celle du « Qu’est-ce donc que cette notion ? ». Le Socrate de l’Hippias majeur (287d-288b) apparaît en effet mi-dépité, mi-amusé quand, à la question de savoir ce qu’est la beauté, on lui répond que c’est une belle jeune fille (et pourquoi pas, alors, une belle lyre, un beau vase ou une belle jument ?). La philosophie ne chercherait pas à savoir ce qui est beau mais ce qui fait que ce qui est beau est bien tel. « Qu’est-ce que le beau ? » porte sur une essence, tandis que « qu’est-ce qui est beau ? » renvoie à des êtres partageant une caractéristique commune, une propriété jugée essentielle justement, mais est souvent loin de discerner cette dernière.
Pourquoi devrait-il en aller mieux avec la question « Qui sont les philosophes de l’éducation ? », quand les habitudes disciplinaires amènent immédiatement à se corriger pour formuler un « Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ? ». À première vue, on attendrait une nouvelle collection d’exemples, qui ne vaudraient pas mieux qu’un beau cheval, qu’une belle marmite ou qu’un bel homme. Mais c’est justement en ne voulant pas tomber dans une évidence disciplinaire, un allant-de-soi appris en formation et souvent reproduit par profession, que la question commençant par « Qui ? » trouve sa justification : dans quelles circonstances déterminées, dans quelle configuration précise, quelque chose comme des individus, voire des corps déterminés ou des associations savantes ont-ils pu se présenter comme des incarnations ou des instanciations d’une philosophie de l’éducation ?
Le colloque annuel de la Sofphied de 2025 s’est tenu pendant trois journées dans les locaux de l’INSPE d’Arras, et a réuni des collègues français.es et étrangers.ères autour de cette question : comment, sous quels visages, une philosophie de l’éducation se manifeste-t-elle en France et dans des pays étrangers depuis le XIXe siècle ? Les philosophes de l’éducation sont-ils.elles des philosophes ordinaires, ou s’agit-il d’une nouvelle génération d’acteurs.rices qui ont été formé.es à la philosophie ou ont eu des maîtres philosophes, mais se sont déplacés.es ? S’agit-il plus nettement d’une rupture avec une discipline-mère ? Qui sont ceux.elles qui se nomment aujourd’hui « philosophes de l’éducation » en France et à l’étranger, et comment justifient-ils.elles cette appellation ?
Première partie : Lieux et acteurs de la philosophie de l’éducation aux XIXe et XXe siècles
Il convient de voir que, en posant la question « Qui sont les philosophes de l’éducation ? », on ne tient pas seulement à distance l’interrogation sur l’identité prétendument pérenne d’une profession, d’une vocation ou simplement d’une occupation, mais on invite également à se demander ce qu’il en est de cette identité à des moments précis du temps, dans des configurations locales particulières. Le « Où ? » et le « Quand ? », pour le dire en peu de mots, sont directement appelés par l’interrogation centrale de ce dossier.
La première partie du présent numéro invite justement à regarder comment des étiquetages de « philosophes de l’éducation » ont eu lieu au cours du temps en France et en Allemagne, et dans quelles institutions ils ont eu lieu. Les chercheurs.ses rendent compte d’études situées, dans des villes universitaires (Lyon, Iéna, Toulouse), dans des institutions (universitaires ou non, au sein de la formation des enseignants.es, dans les sociétés savantes), ou au sein de revues scientifiques, tel Le Télémaque. Les articles de cette partie font retour sur les conditions d’apparition, voire de déclin ou de disparition, de philosophes de l’éducation afin d’appréhender l’état actuel de cette discipline (si jamais le terme vaut bien, car il pourrait en fait s’agir de pratiques diffuses ou tellement éloignées de leur matrice qu’elles peinent à entrer sous ce chapeau). À quels indices peut-on relever que des philosophes de l’éducation existent : en fonction des méthodologies et/ou des objets de recherche et d’enseignement ; quand des articles ou des ouvrages mentionnent cette expression, cautionnant par là même que leurs auteurs.rices en sont possiblement les représentants.es ?
La question de la présence de philosophes patentés.ées (ayant reçu des grades ou obtenu des concours) dans des institutions de formation d’enseignants.es pose, plus précisément, celle de savoir s’il n’a pas existé de philosophie ne disant pas son nom. Lorsqu’on enseigne la psychologie, l’éthique, voire la gestion de classe ou les lois d’orientation scolaire, est-on encore un.e philosophe de l’éducation ou justement est-ce par là qu’on en devient vraiment un.e ? Cette partie offre à considérer la philosophie hors les murs, que ces murs soient ceux, étroits, de la classe, ou ceux, plus larges et sans doute plus redoutables, des périmètres universitaires. Il convient ainsi d’accepter le caractère non pur de ce qu’on aurait tôt fait de ne voir que comme une matière académique : quelles pratiques, quels usages, quelles positions montrent qu’il y a bel et bien eu des philosophes de l’éducation en opération ?
Deuxième partie. Que fait un philosophe en éducation, à l’éducation ? Et que fait en retour l’éducation à la philosophie ?
Les dernières contributions de la partie précédente ont, par une nécessité interne, posé la question de la définition, au moins actuelle, de la philosophie de l’éducation elle-même. Car, certes, ses acteurs.rices reçoivent des appellations de l’extérieur, qu’on les renvoie à leur formation d’origine ou qu’on les désigne par leur champ d’activité professionnelle en particulier, mais il en va en eux.elles également de leur « être philosophe », s’il nous est permis de pasticher une formule célèbre de Heidegger. Qui suis-je, ou, mieux, qui sommes-nous, nous qu’on appelle, nous qui nous disons même parfois philosophes de l’éducation ? Jetés.ées au monde de l’éducation, vivant de fait par elle, notre facticité étant celle de formateurs.rices ou d’enseignants.es quelquefois avant que le moindre projet ne s’articule en conscience, la question du sens de ce que nous faisons ici et ce que, par chance, nous y apportons ne peut pas ne pas se poser (quand c’est l’existence professionnelle elle-même qui ne va pas, ou plus, de soi). Le cas du « nous philosophes » argentins.es est exemplaire à ce titre, en tant qu’il oblige aussi à définir cet être collectif par rapport à des disciplines voisines et parfois concurrentes.
Une question connexe habite la seconde partie du dossier, celle de ce que fait un.e philosophe, non identifié immédiatement comme philosophe de l’éducation mais plutôt comme philosophe tout court, à la philosophie de l’éducation. Un Herbart plaidait pour que la Pädagogik (nom allemand de la philosophie de l’éducation) ait ses concepts indigènes, et qu’elle ne se laisse pas gouverner comme une province conquise. Il n’avait pas nécessairement aperçu, ce faisant, que nombre de concepts sont nomades en philosophie, et que le champ particulier de la philosophie de l’éducation peut être fécondé par des semences importées.
Les articles de cette partie se questionnent ainsi sur les manières dont les philosophes de l’éducation se saisissent de la philosophie exogène pour penser l’éducation. À partir de l’étude de plusieurs philosophes (Lyotard, Rancière, Derrida), les auteurs.rices s’intéressent aux conditions pour qu’un.e philosophe soit reconnu.e comme un.e philosophe de l’éducation. Un.e philosophe pertinent.e pour penser l’éducation doit-il.elle de ce fait être considéré.e (malgré lui.elle parfois) comme un.e philosophe de l’éducation ? Il apparaît que ce n’est pas toujours le cas, et que l’étude de l’histoire de la philosophie peut même porter ses fruits quand elle est transplantée sur son terrain propre.
C’est justement que l’éducation est un terrain. De ce fait, une philosophie de terrain peut y naître et prospérer. L’émergence de nouveaux lieux, avec ses acteurs.rices spécialisé.es, vient alors questionner l’identité disciplinaire de la philosophie souvent pensée sous le signe de l’éternité. La « philosophie de terrain » tout comme, par exemple, la « philosophie pour enfants » ou les pratiques variées de méthodes pluridisciplinaires en sciences humaines et sociales, appliquées à l’éducation, montrent la capacité de la philosophie à se mêler de tout – peut-être à « se mêler à tout » – au point d’estomper les frontières disciplinaires. Qu’apportent des voix singulières, comme celle de Sharp, à notre compréhension sans doute souvent trop figée d’un.e philosophe de l’éducation comme de quelqu’un occupant une position normative ?
Troisième partie : Quel canon pour la philosophie de l’éducation ?
Les noms qui viennent d’être donnés comme autant de références possibles pour un.e philosophe de l’éducation souhaitant penser son champ posent en fait la question du canon, des figures incontournables, ou du moins non immédiatement hors de propos, en la matière. Il se pourrait fort bien, en fait, qu’il ne faille pas uniquement aller chercher des appuis chez des personnes relevant du canon général de la discipline « philosophie » telle qu’elle est pratiquée en France, voire plus généralement dans ce qui se présente souvent comme pensée occidentale par opposition implicite à une ou des « philosophies » orientales (les guillemets indiquant que le substantif lui-même n’est pas toujours vu comme employé proprement). La question du canon, des individus y entrant et y demeurant depuis longtemps, amène une nouvelle fois à une remise en cause de sa naturalité, de son caractère d’allant-de-soi ; non pas tant pour renverser des idoles que pour faire prendre conscience du processus ayant amené à bâtir des statues, à consolider des statuts, pourrions-nous même ajouter, que pour faire voir que d’autres aussi mériteraient sans doute qu’on leur fasse crédit d’avoir quelque chose à dire en philosophie de l’éducation, seraient-ils.elles des outsiders.
La dernière partie du présent dossier permet justement de se poser la question de l’étranger comme philosophe de l’éducation. Quelles références méconnues.es peut-il y avoir dans un environnement culturel comme celui du Liban, par exemple ? Et comment penser également, dans une optique civilisationnelle au long cours, un cas de figure comme celui de l’Iran, qui oblige à prendre en compte des éléments culturels qu’on ne placerait pas spontanément dans le champ de la philosophie ? Deux études de cas nous invitent à dépayser la philosophie de l’éducation, c’est-à-dire à la faire ressortir à d’autres normes, à la faire dépendre d’une autre juridiction que celle dont elle dépend habituellement.
Le dehors de la philosophie de l’éducation peut aussi se révéler son dedans, lorsqu’il est question de la place qu’il faut accorder à des professionnels.les d’autres champs d’activité. Et ce mouvement d’incorporation d’un élément étranger à un fonds propre interroge aussi parallèlement les critères faisant qu’on pense que quelqu’un relève, ou non, réellement de la philosophie de l’éducation (taking the outside in va ainsi de pair avec putting the inside out, pour filer l’idée d’outsiders). Comment relire des auteurs.rices d’autres disciplines (psychologie, littérature, cinéma) afin de renouveler le canon ? C’est justement la question que nous invitent à nous poser les trois contributions portant sur Winnicott, Gaborit ou Tavernier.
Ainsi que nous l’avons dit, il ne s’agit pas de remettre en cause l’idée de canon mais de porter à la conscience ce qui fait que sa normativité fonctionne, que son moule est opérant. C’est pourquoi il convient aussi de décaler quelque peu le regard sur des auteurs bien connus, et souvent mobilisés selon un périmètre lui aussi familier. Les deux derniers articles de ce numéro se réfèrent explicitement aux auteurs incontournables que sont Kant et Durkheim, mais justement pour contourner l’écueil de la répétition du même, de l’enfermement dans une pensée du déjà-là. En montrant que le philosophe classique allemand peut être fécond pour l’activité philosophique contemporaine à partir de sa Doctrine du droit, le premier de ces deux articles décèle des aspects peu attendus d’un classique. Le second, pour sa part, montre la pertinence du concept d’évolution pédagogique dans le contexte mauricien postcolonial, et érige une statue arc-en-ciel à côté de celles dont nous disposons déjà.
Poser la question « qui sont les philosophes de l’éducation ? », c’est enfin vouloir savoir quelles femmes et hommes ne le sont pas ou, du moins, ne sont pas reconnues ou reconnus comme telles et tels. Les articles de cette partie montrent en quoi cette contribution-ci ou celle-là dans le champ de la pensée intéresse la philosophie de l’éducation, et mérite du même coup qu’on prenne au sérieux celle ou celui qui l’a faite comme relevant du champ intellectuel donné.
Un mot pour conclure sur les modes canoniques ou novateurs d’écriture. Les auteurs.rices des articles ont différents usages d’écriture : certains.es emploient l’écriture inclusive, d’autres dédoublent les termes au féminin. Il nous semble qu’il est important que cette introduction fasse voir également le genre des philosophes de l’éducation, ne serait-ce que pour qu’on prenne note de la présence de femmes et de la manière dont celles-ci ont étudié, enseigné et écrit la philosophie.