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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : DUPEYRON, J-F. (2025). Du public aux communs : un parcours « questionné » Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/itineraires-de-recherche-en-philosophie-de-l-education/article/du-public-aux-communs-un-parcours-questionne]

Du public aux communs : un parcours questionné 

Jean-François Dupeyron 
Université de Bordeaux (SPH) 

Résumé : Une grande partie des débats français sur l’école publique est dominée par le paradigme de l’école républicaine. Ce texte propose de changer cet objet de référence en le reconfigurant sous la forme d’une école des communs. Ce passage du public au commun est justifié par la caducité de la notion d’école républicaine, par une contradiction trop importante entre son sens et la réalité qu’il est censé représenter, et en raison de sa pollution structurelle par une conflictualité politique déformante. Le texte tente, de plus, d’éclairer cet itinéraire de recherche par un retour réflexif sur l’expérience scolaire de son auteur. 

 

Mots-clés : école républicaine, école des communs, auto-analyse, changement de paradigme, philosophie de l’éducation 

 

Abstract : Much of the French debate on public schools is dominated by the paradigm of the republican school. This text proposes to change this object of reference by reconfiguring it in the form of a school of the commons. This shift from the public to the common is justified by the obsolescence of the notion of the republican school, by a too great contradiction between its meaning and the reality it is supposed to represent, and by its structural pollution by a distorting political conflictuality. The text also attempts to shed light on this research itinerary by reflecting on the author's own experience of schooling. 

 

Keywords : republican school, school of the commons, self-analysis, paradigm shift, philosophy of education 

 

« L’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement, on pense le vrai comme rectification historique d'une longue erreur, on pense l'expérience comme rectification de l’illusion commune et première. Toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement sur cette différentielle de la connaissance, à la frontière de l’inconnu. L’essence même de la réflexion, c’est de comprendre qu’on n’avait pas compris. » (Bachelard, 1934, 177) 

 

Introduction 

 

Ce texte propose d’étudier, dans le domaine de la philosophie de l’éducation, une proposition de changement d’objet de référence en lien avec l’analyse d’un itinéraire d’enseignant et de chercheur. 

J’appelle « objet de référence » un objet de recherche tel qu’il est construit au sein d’un champ et d’un parcours de recherche afin de structurer et d’unifier les travaux afférents. Par exemple, « inclusion scolaire » est l’objet de référence des chercheuses et des chercheurs se penchant actuellement sur la scolarisation de toutes et de tous sans exception. Quand il est suffisamment vaste, l’objet de référence fonctionne comme un paradigme unifiant l’ensemble du champ, c’est-à-dire que quasiment toutes les recherches dans ce champ s’y réfèrent et en dépendent : « école républicaine », par exemple, est un objet de cette catégorie, pour la philosophie française de l’éducation. On peut dire qu’un tel objet représente la réalité étudiée, la met en scène, la préforme, l’organise, la rend accessible. Il est une manière de la voir sous un certain angle – mais aussi d’occulter ce qui ne correspond pas au paradigme et qui constitue alors le hors champ, l’obscène, le marginal, le détail. 

Dire cela, c’est admettre une évidence, si clairement énoncée par Bachelard mais parfois oubliée : l’évidence de l’historicité de nos recherches, tant dans leur cours parfois tranquille que dans leurs crises et leurs bifurcations, puisque « l’essence même de la réflexion, c’est de comprendre qu’on n’avait pas compris » (Bachelard, 1934, 177). Ou encore, comme le dit Foucault, « c’est à [Canguilhem] que je dois d’avoir compris […] qu’on pouvait, qu’on devait, faire l’histoire de la science comme d’un ensemble à la fois cohérent et transformable de modèles théoriques et d’instruments conceptuels » (Foucault, 1971, 73-74). 

Il ne s’agit toutefois pas ici de laisser penser que l’on pourrait changer d’objet "comme de chemise", de façon relativiste et totalement sceptique. Là n’était d’ailleurs pas le projet de Foucault, dont l’archéologie du savoir veille justement à s’appuyer sur une épistémologie de la factualité et de l’archive. Parallèlement, pour Bachelard, le changement de paradigme n’est nécessaire qu’en raison de ses imperfections constatées et n’a rien à voir avec un positionnement subjectif. On dira que c’est plutôt la volonté de maintenir contre vents et marées un paradigme contestable – comme l’est sans doute celui d’école républicaine – qui relève d’un choix partisan, non d’une progression scientifique. 

En fait, si les paradigmes scientifiques peuvent changer, ce n’est pas parce qu’il n’y aurait pas du tout de "vérité » dans les conceptions qu’ils portent, mais en raison de trois éléments potentiellement cumulables : a) leur possible caducité ou péremption face aux évolutions de la réalité (ils sont dépassés) ; b) l’existence d’un trop grand nombre de faits entrant en contradiction avec leur représentation de la réalité (ils sont erronés) ; c) leur lien quasi inévitable avec des conflits et des effets de pouvoir dans le champ de référence et/ou dans le contexte socio-historique (ils sont idéologisés). Retenons bien ces trois éléments – la péremption, la contradiction et l’idéologisation – car ils seront repris infra pour décrire le changement paradigmatique que je souhaite présenter. 

En effet, je propose de réfléchir à un glissement qui substituerait partiellement au modèle de l’école publique républicaine le modèle de l’école des communs (Dupeyron, 2024). En elle-même, cette tâche est déjà ardue, mais je l’ai un peu plus compliquée en essayant de relier ce changement de paradigme à une partie significative de mon propre parcours d’enseignant et de chercheur, conformément à l’intention générale de la rubrique « Itinéraires de la recherche », au sein de l’Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Éducation. D’où un argumentaire à deux couches : opposer et articuler deux objets, dévoiler et assumer la présence d’un parcours personnel dans la dynamique de recherche. Il va sans dire que cet essai d’auto-analyse d’un parcours personnel va être mené avec quelque gêne et quelque embarras car il est toujours un peu suspect de parler franchement de soi. Toutefois, je précise que je vais surtout parler des miens, de ma famille, de ma classe sociale d’origine, et non de mon petit ego narcissique. Sans fierté, sans honte, mais avec la conscience du caractère potentiellement inconvenant de cette démarche. 

 

Parler des siens, parler de la domination 

 

Cette auto-analyse est nécessairement orientée par un positionnement personnel, dont elle décrit l’élaboration progressive, en un processus circulaire totalement assumé : examiner ce que l’on finit par penser et chercher à rebours dans l’itinéraire les éléments ayant œuvré à la construction de ce positionnement. Celui-ci se résume à une formule apparemment simple : la question clé de la démocratie est la question de la domination, non celle de la représentation ou celle des libertés civiles formelles. Concrètement, la démocratie est une organisation politique soutenant une façon de vivre en commun avec le moins de dominations et de ségrégations possible. Cette définition suppose de revenir rapidement sur quelques traits de la domination. 

 

Très court-traité de la domination 

La domination est une forme de pouvoir reposant sur une hiérarchie sociale stable déterminant des « maîtres », des « supérieurs », une « élite » auxquels les « inférieurs » doivent légitimement se soumettre. Elle assigne donc à des places, définit des rôles et configure des relations sociales jugées « normales » : distance, autorité et obéissance, droits effectivement différenciés, espaces séparés, conditions et déroulé des vies individuelles, espérances de vie différentes, dignités inégales, etc. Tout est asymétrique et hiérarchisé dans le monde de la domination, p. e . dans le monde de la domination masculine. L’égalité est en ce sens le premier concept antagoniste à la domination. 

Un autre élément majeur de la domination est la question de sa propre légitimité car elle n’est pas simplement une coercition ou une oppression (éventuellement passagères), mais possède une sorte de naturalité conférée par son acceptation sociale plus ou moins générale. Cette acceptation est évidemment très forte chez les dominants, qui trouvent normal, juste, naturel, inévitable, salutaire de dominer. Mais, pour parler de domination, il faut surtout que la masse des dominés se soumette, autant par peur que par respect, reconnaissance, vénération (laissons de côté le terme « consentement », si utile actuellement pour lutter contre la violence patriarcale). On obtient alors une hiérarchie sociale jugée « naturelle », ce qui permet de distinguer la violence directe de l’oppression de l’emprise indirecte de la domination. Les dominants, il va sans dire, savent combiner ces deux formes de pouvoir. 

Je dirais, passant par Rousseau, que la domination, en tant que force d’emprise, pervertit l’ordre social qui devrait idéalement être « fondé sur des conventions » (Du contract social, I-11 ) établissant notre vie commune, et non sur une hiérarchie « naturelle » établissant des vies « hors du commun2  » – tant les vies indignes de « ceux qui ne sont rien » que les vies privilégiées de la « haute société ». C’est d’autant plus vrai que les « conventions » elles-mêmes portent généralement la marque de la domination car : 

« le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence [comme chez La Fontaine avec « la raison du plus fort est toujours la meilleure »], et réellement établi en principe. » (ibid., I-3) 

On dira que la domination travaille en permanence à fonder des conventions d’obéissance favorable aux dominants. La liberté est donc le deuxième concept antagoniste à la domination. En contrepoint de cette tendance à utiliser les formes sociales, les conventions, les institutions pour maintenir la domination, j’appelle ici démocratie une dynamique de mise des formes sociales au service de la vie commune de l’ensemble de la population. On pressent déjà que l’école publique, par exemple, est en quelque sorte une « école du plus fort », servant globalement les intérêts des dominants, alors qu’elle devrait être au service de l’ensemble de la population et fondée sur les bases de l’égalité et de la liberté populaire. 

En effet, pour conforter son assise, la domination bénéficie de toute une pression sociale exercée par des formes et des normes concrétisant et justifiant la hiérarchie sociale. La forme scolaire n’est évidemment pas exempte de ce phénomène : elle fonctionne beaucoup par et pour la domination socio-culturelle, comme le montraient par exemple Baudelot et Establet il y a un demi-siècle dans L’école capitaliste en France (1971), en constatant que la contribution de l’appareil scolaire à un système économique et social s’articulait avec la division de la société en classes sociales de statuts et de niveaux de vie inégaux. De ce point de vue, l’école-institution est en grande partie (mais pas totalement) « l’école du plus fort », d’autant plus que les formes scolaires gouvernementales confortent généralement les normes politiques et sociales conformes à la hiérarchie, quels que soient les régimes politiques qui les dirigent. 

Certes, le problème posé par Rousseau semble avoir une solution à plusieurs corps : le contrat social (légitimité débattue), la citoyenneté (égalité), l’éducation universelle et les droits individuels (libertés). Toutefois, entre le droit et le fait, entre le principe et la réalité, il y a une distance, qui est justement l’espace par lequel la domination biaise les dispositifs démocratiques entendus comme outils de la « liberté civile », conformément à la définition rousseauiste. Ces dispositifs sont censés permettre le passage à un état social dans lequel « le Peuple » demeurerait libre car il n’obéirait qu’à ses propres lois, sans subir en aucune manière l’effet permanent des dominations de classe sociale, de genre, de « race », d’origine, de statut, etc. 

Or, non seulement ils fonctionnent mal, mais encore ils semblent être construits pour mal fonctionner d’un point de vue démocratique, c’est-à-dire pour protéger les dominants. Il faut donc examiner le grand récit idéologisé de « l’école républicaine » par les faits, c’est-à-dire de façon matérialiste. Je repense ici à la remarque d’Althusser sur le matérialisme comme refus de laisser la philosophie demeurer une « imposture idéologique » : « objectif : ne plus se raconter d’histoires, seule "définition" du matérialisme à quoi j’aie jamais tenu » (Althusser, 1994, 191). 

C’est sur ces bases que je vais tenter d’expliquer le passage du public aux communs pour configurer une école pour une vie démocratique refusant toute forme de domination – et par là, toute forme de discrimination et de ségrégation. 

 

Transformer le vécu en expérience 

 

Nous voici au moment délicat où je dois expliquer que les grandes lignes de ce raisonnement ne proviennent pas que d’un « jeu de langage » et d’une revue de littérature, mais, me semble-t-il, ont été suggérées par un vécu et, plus encore, par une expérience – celle-ci étant le produit réflexif de l’examen de celui-là. Là se situe d’ailleurs un des moteurs de l’activité philosophique : s’efforcer de procéder à la transformation du vécu en expérience. Nous vivons toutes et tous la domination, soit comme dominés, soit comme dominants, soit alternativement (c’est le cas le plus fréquent). Nous avons donc à nous éduquer à ce sujet, du moins si nous pensons que la vie démocratique en vaut la peine. 

Je vais ainsi vous entretenir de mon propre parcours, en toute humilité car il n’a rien de particulièrement remarquable, sauf à dire que tous les parcours sont à remarquer, que chacun et chacune compte autant et qu’il n’y a pas de titre à arborer pour avoir droit à l’égalité. Lisons la féministe nigériane Chimamanda Ngozi Adichie – « Je compte autant. Un point c’est tout3 . » (2017, 16) – ou bien Rancière : « le seul universel politique est l’égalité. » (1998, 116) 

En effet, la question de la domination interpelle mon propre parcours, sur lequel je me suis récemment penché – en toute modestie – pour « situer » mon travail et mon appétence pour les expériences plébéiennes en éducation, celle de la Commune de 1871, par exemple (Dupeyron, 2020). Partir du vécu et tenter de le transformer en expérience conduit à exhiber des fragments d’une histoire de vie, dont un itinéraire de recherche, quelque chose qui aurait un air de famille avec l’« auto-analyse » du chercheur dont parlait Bourdieu (2004). Dans cette ligne, il ne s’agit évidemment pas de succomber à l’illusion biographique en figeant une logique existentielle et en essentialisant la cohérence d’un "moi" agissant. L’idée est plutôt de construire l’expérience de façon processuelle et, dans la mesure du possible, objectivante, en soumettant à la critique les éléments de vie qui sont potentiellement pertinents pour comprendre un parcours de recherche. En somme : prendre sa vie comme objet philosophique, c’est continuer à apprendre à vivre en travaillant son expérience. 

Plus précisément, je veux explorer ici les liens possibles entre mes propres problématisations dans le champ scientifique de la philosophie de l’éducation et l’analyse objectivante d’une trajectoire personnelle. Certes, cela n’est pas sans difficultés, ni sans biais : la mémoire est sélective et le produit de l’auto-analyse ne sera jamais qu’une reconstruction subjective confirmant ce qu’elle a posé comme résultat. À vrai dire, on se demande si une « objectivation scientifique du sujet de l’objectivation », selon les mots de Bourdieu (2004, 84), peut vraiment prétendre à la lucidité. Toutes mes excuses anticipées, donc, si ce qui suit vous semble trop fantasmagorique et narcissique, voire indécent. Une dernière précision : je crois qu’il ne faut tirer ni fierté ni honte de ses « origines » et je me méfie grandement de tout retour aux « racines » – pourquoi pas à la « race » tant qu’on y est ? Par contre, il faut en faire une expérience et construire notre rapport aux origines familiales, quelles qu’elles soient. La moindre des choses, quand on parle et qu’on écrit « pour les autres », c’est de situer sa propre trajectoire. 

 

Un prolo qui « marche bien » à l’école 

 

Je suis issu des « sans-titres » (Breaugh, 2007) ou des « sans-part » (Rancière, 1995), c’est-à-dire de l’union de deux familles de prolétaires landais et, sans savoir clairement comment cela s’est fait, je suis passé « entre les mailles du filet » de l’assignation à résidence sociale. 

Du côté de ma mère, j’ai eu deux grands-parents illettrés et totalement gasconophones, initialement métayers puis devenus ouvriers dans une petite usine agro-alimentaire. Je n’ai pas connu mon grand-père maternel, mort précocement à l’usine d’un accident du travail non reconnu par son employeur mais, dès que j’ai su lire, j’ai compris que ma grand-mère ne maîtrisait pas du tout l’écrit. Il m’est arrivé de rédiger pour elle, avec beaucoup de gêne, des formules de cartes postales ou des documents administratifs, et j’ai fini par repérer chez elle deux éléments clés du vécu populaire face à l’illettrisme : l’humiliation et la débrouillardise. Vivre sous statut d’inférieur, mais s’adapter avec intelligence… 

Ma mère n’avait pas, elle non plus, une bonne maîtrise des « fondamentaux », comme le dit le jugement scolaire, et n’avait pas beaucoup profité de la « générosité » de l’instruction publique. Il n’y avait d’ailleurs aucun livre à la maison avant que je devienne moi-même un gros lecteur : enfant, je n’ai jamais vu mes parents lire un livre. Mon père se contentait du quotidien Sud-Ouest et de journaux sportifs, tandis que ma mère parcourait parfois des romans-photos « empruntés » dans la salle d’attente du cabinet médical où elle faisait le ménage pour gagner sa vie, en étant sous-payée et imparfaitement déclarée, comme nous le découvrîmes après mai 68 avant d’aller demander justice devant les prudhommes. 

Du côté paternel, la condition paysanne avait été abandonnée à la génération précédente. Mon grand-père était cheminot et ma grand-mère ouvrière corsetière. Leur alphabétisation, effectuée par l’école publique, et leur acculturation à la littérature étaient meilleures. Mon grand-père était militant à la gauche de la SFIO – je conserve précieusement sa carte d’adhérent de 1936, prudemment cachée durant la seconde guerre mondiale. C’était là une famille modeste, naturellement orientée à gauche comme tant d’autres à l’époque (si mon grand-père était socialiste, beaucoup de parents de ma mère, tous métayers, étaient communistes). Nous passâmes d’ailleurs mai 68 comme une belle parenthèse. Mon père, postier et militant à la CFDT alors dans sa période autogestionnaire, fit toute la longue grève et m’emmena voir les barricades bordelaises et humer l’odeur des lacrymos – j’avais alors 8 ans. 

Je ne raconte pas tout cela par souci misérabiliste, d’autant plus que nous n’étions nullement « opprimés » – là est toute la différence entre l’oppression et la domination. De plus, nous vivions heureux. Modestes, mais heureux. Comme une famille populaire qui "s’en sortait" correctement, bénéficiait de solidarités familiales et de quartier et qui, tout en apportant sa modeste pierre aux luttes sociales en vue d’une meilleure vie pour toutes et tous, misait beaucoup sur l’école publique pour améliorer la condition de sa progéniture. Cet investissement affectif et idéologique des milieux populaires en faveur de la scolarisation dans le public est connu et, fort logiquement, j’ai longtemps penché inconditionnellement dans cette direction, valorisant l’enseignement public comme le patrimoine de ceux qui n’ont pas de patrimoine, et prêts à le défendre et à toujours revendiquer des moyens pour son amélioration. Le vécu familial, scolairement peu prestigieux puisque personne n’avait alors le bac dans ce cœur de famille (je fus le premier à l’obtenir) me poussait d’autant plus vers l’éloge du public que nous ne pouvions pas nous offrir le privé – en début de carrière, je devins d’ailleurs instituteur, fervent défenseur de la laïcité et de l’égalité dans le droit à l’éducation, et le demeurai 12 ans avant de passer au lycée puis à l’université. 

Toutefois, il me semble que quelque chose perturba cette mécanique socio-politique et enraya progressivement la logique de cette socialisation « de gauche » dans le milieu de l’enseignement public. Paradoxalement, je pense que ce "grain de sable" apparut quand se produisit un triple décalage (une triple tension) que je vais expliquer plus bas. Il faut pour cela présenter un fait : ces origines modestes n’empêchèrent pas une réussite scolaire quelque peu indécente : j’entrai en sixième à 9 ans, avec "deux ans d’avance" après avoir "sauté" le CP et le CM1. En clair, au moment d’entrer au CP, je savais déjà lire, un peu grâce à la sensibilisation effectuée en maternelle, et beaucoup "par hasard" ou "par chance", au sein d’une sorte d’auto-apprentissage aux contours très mystérieux, encore aujourd’hui. J’ai un vague souvenir d’un livre de lecture que l’on m’avait donné, probablement à 5 ans, et dont le fonctionnement (lettres, sons) m’avait été sommairement expliqué par des voisins. C’est sur cette improbable situation d’apprentissage que se décida peut-être une dynamique de réussite scolaire… et les trois tensions qui en découlèrent. Les deux premières correspondent au déplacement sociologique ; la troisième constitue à proprement parler la prise de distance critique, sans doute portée par les deux premières, qui m’amena à orienter mon parcours de recherche vers une prise de distance progressive avec le concept même d’école républicaine dans son interprétation « officielle ». 

 

Entre les mailles du filet 

 

Première tension : entre le milieu socio-culturel dans lequel je m’aventurais et le vécu familial, autrement dit entre l’expérience d’une domination agie (en cours de préparation scolaire) et l’expérience d’une domination subie. Notons d’ailleurs que ma réussite scolaire – la capacité à me débrouiller avec la culture des dominants – trouva ses limites quand, pour aller plus loin, il aurait fallu posséder un « capital culturel » que je ne possédais pas du tout. Chez moi on ignorait quasiment tout de la Culture (avec une majuscule), c’est-à-dire de la littérature, de la "grande musique", des tendances nouvelles, de la "nouvelle vague", etc. Parvenu au lycée puis en classes préparatoires littéraires dans un lycée bourgeois de Bordeaux, je ressentais l’écart hiérarchique qui me séparait de certains rejetons de la classe bourgeoise que je côtoyais en khâgne – certains n’en avaient alors, en 1979, que pour les « nouveaux philosophes », cet artefact médiatique nous ayant vendu le produit BHL comme antidote aux études critiques de l’ordre social. 

Quand j’ai découvert plus tard que Bourdieu et Passeron avaient défini la base du capital culturel personnel comme l’ensemble incorporé des « biens culturels qui sont transmis par les différentes actions pédagogiques familiales et dont la valeur en tant que capital culturel est fonction de la distance entre l’arbitraire culturel imposé par l’action pédagogique dominante et l’arbitraire culturel inculqué par l’action pédagogique familiale » (1970, 46), j’ai compris que mon capital culturel familial (mon "inculture", aux yeux des dominants), qui ne m’avait pas empêché de franchir sans difficultés les premiers niveaux de la hiérarchie scolaire, redevenait opératoire au fur et à mesure que mon déplacement me rapprochait de l’élite des dominants. Autant dire que mon score au concours d’entrée à l’ENS fut modeste – sauf en philosophie… J’obliquais en tout cas vers l’École Normale d’Instituteurs de Mont-de-Marsan, capitale des Landes, et pendant longtemps j’ai affirmé de façon provocatrice et trop schématique que c’était l’école normale « inférieure » (pour pauvres) puisqu’il y en avait une « supérieure » (pour riches). 

Pour franchir ce cap, à 18/19 ans, il aurait fallu, avant même de s’acculturer, se défaire des produits de la pédagogie familiale, si profondément incorporée, c’est-à-dire solidaire d’un corps, d’un accent, de façons d’être, de se comporter, de parler, de se relier à l’autre… « La plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait que, dans son état fondamental, il est lié au corps et suppose l’incorporation », confirme Bourdieu (1979, 3). Qui peut accepter sans risques de perdre, ou tout au moins de camoufler ce legs familial ? Ne s’agit-il pas d’une déculturation, je dirais : d’une aliénation et d’une extirpation comme celle à laquelle a toujours procédé brutalement l’éducation colonialiste à l’encontre des indigènes ? On lira à ce sujet l’excellente étude d’Hélène Ferrarini sur la colonialité éducative imposée aux enfants indigènes en Guyane, conjointement par la République et par les missions religieuses (2022). 

Deuxième tension, liée à une situation potentiellement désocialisante : celle qui se manifestait comme un décalage avec le milieu juvénile populaire dans lequel j’évoluais – mes voisins de quartier en banlieue populaire proche de Bordeaux, mes anciens camarades de classe primaire, mes partenaires à l’école de football, les enfants des collègues de mes parents… Avec ceux-là, j’étais grosso modo dans ma classe sociale et dans mon âge, surtout dans le club sportif, qui nous rangeait soigneusement par catégories d’âge : poussins, pupilles, minimes, cadets… Par contre, plus j’avançais dans la scolarité, plus je m’éloignais d’eux : aucun n’était en classe avec moi, aucun ne lisait de la poésie ou de la philosophie, aucun ne côtoyait autant que moi des jeunes gens qui avaient des chevaux, prenaient l’avion, avaient du personnel de maison – moi dont la mère faisait le ménage chez un des leaders bordelais de l’OAS – et pas mal d’argent de poche (j’avais 50 francs par mois quand j’étais lycéen et je commençai à travailler l’été à 14 ans, jusqu’à 8 semaines par été, comme manœuvre dans un élevage avicole puis comme ouvrier à la chaîne dans une usine de peintures). 

Plusieurs choses me mettaient mal à l’aise dans cet écart social. Je ne vais pas évidemment oser dire que je les « constatais », ni même que les « sentais » clairement, car seul le travail de l’expérience me permet aujourd’hui de mieux les appréhender. Mais j’éprouvais l’idée que « quelque chose clochait » dans cette situation, comme l’atteste le fait que je n’aie jamais aimé parler de ces deux ans d’avance. Tout d’abord je trouvais régulièrement mes camarades sociaux plus intelligents et plus savants que moi en bien des domaines (tels la mécanique, le bricolage, la réparation, la vie pratique, la pêche, parfois meilleurs sportifs, plus habiles en musique, plus débrouillards, plus malins avec les filles, etc., mais c’est moi et moi seul que l’on disait « intelligent » : « il a deux ans d’avance », répétait-on, ce qui me mettait plutôt dans l’embarras… En tout cas, le fait de m’être tourné plus tard vers la notion d’éducation intégrale et vers les pédagogies ouvrières du XIXe siècle ne releva sans doute pas tout à fait d’une logique intellectuelle. Je sais que sur ces sujets j’écris pour « les miens », jugés moins intelligents par l’école publique et ses idéologies des dons, du mérite et de la réussite individuelle, alors qu’ils savent faire tant de choses. 

Une autre situation générant de la tension fut la décision hors « carte scolaire » proposée/imposée à mes parents pour mon entrée en sixième. En raison de mes fameux deux ans d’avance, on m’orienta vers un collège de centre-ville à Bordeaux, qui était l’annexe du prestigieux lycée Montaigne. Selon la carte scolaire, j’aurais dû aller au collège de secteur, à Villenave d’Ornon, alors banlieue populaire. Or, sans me demander mon avis, on m’expédia loin de mes semblables sociaux et de ma cohorte de CM2, ce qui m’imposait en gros 90 minutes de bus par jour au lieu de 10 minutes de marche. Sur ce coup aussi, tout en subissant docilement les décisions des adultes et sans mesurer le sens de ce qui se passait, je sentis un « truc bizarre ». Quitter les siens pour réussir tout seul ? Est-ce cela le projet qui sous-tend l’école républicaine ? Conserver la masse des élèves au collège de banlieue pour un destin social modeste, et envoyer au collège huppé un ou deux élèves potentiellement récupérables pour d’autres postes dans la structure de domination, est-ce la logique profonde de la scolarité ? 

Bref : j’étais passé « entre les mailles du filet » de la reproduction sociale, mais probablement pas disposé à l’assumer complètement, à « prendre de la hauteur », à mépriser et à oublier les miens, à singer les dominants et à croire en leur légitimité. « La pilule n’est pas passée » et c’est ainsi que l’on se retrouve normalien « inférieur » à 19 ans, mais c’est là aussi qu’une troisième tension est apparue, bien plus conscientisée cette fois-là, en raison de l’âge et de mon entrée dans le réseau militant de l’École Émancipée. 

 

Devenir soi-même une maille du filet ? 

 

Laissant de côté l’approche familiale, passons maintenant au vécu professionnel de jeune instituteur public. Après une formation de 3 ans et une première année de titulaire comme remplaçant, j’ai effectué 7 ans dans la même école d’un petit village landais, avec une classe de GS/CP/CE1. Une classe centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, avec un élève sur deux dont les parents avaient une faible maîtrise du français, voire ne s’exprimaient pas en français (il s’agissait pour l’essentiel d’ouvriers de la filière du bois, très active dans cette partie des Landes). En suivant tout d’abord les traces et les routines de la collègue qui gérait précédemment cette classe, je me lançai avec enthousiasme dans une tâche que je jugeais conforme à un idéal familial « de gauche » : aider les gosses de « prolos » à réussir leur scolarité et à se cultiver pour « changer la société ». 

Or, à la fin de la première année scolaire, je constatai avec peine – sans surprise, dis-je aujourd’hui – que les enfants de pauvres et d’immigrés réussissaient moins bien que les quelques enfants au capital culturel plus proche de l’école. Je notais, j’appréciais, j’évaluais, je discriminais : j’étais devenu une des mailles du filet. La carrière menaçait d’être longue, sur ces bases… Certes, les maladresses de ma propre pédagogie balbutiante étaient aussi en cause dans ce résultat bêtement reproductif, mais j’y ai surtout revu les situations scolaires de mon enfance, et une logique profonde du système scolaire, qui s’appliquait implacablement. 

Face à cette tension, je me tournai (heureusement) vers les ressources relationnelles du milieu enseignant, notamment le groupe landais de l’École Émancipée dont, par chance, un des membres était un des « mes » parents d’élèves. Je peux dater de ce jour le début de la conversion progressive du vécu en expérience, tant dans le souci éthique de l’enseignant (se soucier des élèves et des principes de son action) que dans la volonté de lier approche pédagogique et projet politique d’une démocratie sociale – je dirais d’une démocratie enfin « accomplie » – ou dans le recours aux richesses des projets alternatifs à l’école des « plus forts ». 

Il me semble que l’épigramme des Cahiers pédagogiques résume assez bien ce double mouvement que je trouvai dans l’École Émancipée (mais bien moins prononcé dans les instances du SNI-PEGC) : changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société. Je peux donner deux exemples rapides de cet engagement pédagogico-syndical. Primo, je décidai dès la deuxième année, après avoir découvert la condamnation des manuels par les Freinet, de ne plus utiliser de manuel de lecture au CP, mais de travailler avec les textes inventés par et avec les enfants. Secundo, avec ma collègue de l’autre classe, nous arrachâmes à l’inspectrice l’autorisation de banaliser deux heures par semaine (le samedi matin) pour faire éclater les cadres habituels et organiser 4 ou 5 ateliers parallèles, dont certains étaient tenus par des parents d’élèves, comme une forme de « socialisation » de l’éducation scolaire. Au menu : théâtre, contes locaux et internationaux, initiation à la programmation électronique, maquettes d’avion, gâteaux et pain marocains, etc. À rebours, je vois là une intuition de ce que j’ai essayé de conceptualiser (40 ans plus tard) avec le concept d’école des communs. 

Toutefois, mon engagement professionnel, pédagogique et syndical se concrétisait encore autour de l’idée d’une école républicaine « démocratisée » : fidèle à son identité de service public de l’éducation et à son projet laïque, mais transformée en une école émancipée, plus juste, plus égalitaire, plus respectueuse de tous et de chacun. Tout aurait pu en rester là, si je n’avais pas repris des études de philosophie, muté vers le lycée puis vers l’université et la formation des enseignants et des éducateurs, au sein de l’IUFM, puis de l’ESPE, puis de l’INSPE – le néolibéralisme modifie fréquemment le nom des choses qu’il veut faire tourner selon ses normes. Cet itinéraire ne modifia guère mon questionnement sur l’école démocratique et mes frustrations, en dépit d’un vécu professionnel régulièrement satisfaisant : j’ai toujours aimé enseigner, éduquer, accompagner et pour cela m’instruire moi-même de façon continue, mais j’ai fini par ne plus supporter l’institution, pour des raisons qu’il faut maintenant analyser car elles expliquent pourquoi je parle désormais, à tort ou à raison, d’école des communs. 

 

Trois problèmes posés à l’école publique 

 

Rappelons les trois éléments appelant un changement paradigmatique : un objet de référence doit être modifié quand il souffre de péremption, de contradiction et du biais d’un trop grande idéologisation dans ses usages conflictuels. 

 

L’école d’ordre 

 

Commençons par la contradiction entre ce que fait l’école et ce qu’elle prétend faire. Il me semble que cette contradiction est fondatrice ; il suffit pour s’en convaincre de lire attentivement ce que disait vraiment Jules Ferry dans sa fameuse Conférence populaire à la Salle Molière, prononcée au profit de la Société pour l’instruction élémentaire à Paris le 10 avril 1870. 

« Nous sommes un grand siècle à de certaines conditions : nous sommes un grand siècle à la condition de bien connaître quelle est l’œuvre, quelle est la mission, quel est le devoir de notre siècle. Le siècle dernier et le commencement de celui-ci ont anéanti les privilèges de la propriété, les privilèges et la distinction des classes ; l’œuvre de notre temps n’est pas assurément plus difficile. À coup sûr, elle nécessitera de moindres orages, elle exigera de moins douloureux sacrifices ; c’est une œuvre pacifique, c’est une œuvre généreuse, et je la définis ainsi : faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation. C’est le problème du siècle et nous devons nous y rattacher. » (1870, 7) 

Il est étonnant que cette conférence soit encore citée comme représentative d’un projet d’émancipation, alors qu’elle exprime surtout la volonté de prendre le contrôle de l’éducation des classes populaires sur des bases socialement conservatrices : selon Ferry, la révolution est terminée, la République est arrivée, il n’y a plus ni privilèges, ni inégalités, ni lutte des classes (ni exploitation, ni misère non plus, probablement). L’école de la République fut donc pensée comme une école d’ordre et de sélection sociale, construite plutôt militairement et avec un rapport catéchistique au savoir, en vue de la pérennisation de la domination. Le grand récit de l’école républicaine relève ainsi pour l’essentiel d’une approche idéaliste, d’une idéologie entendue comme discours de justification des dominants), ou d’une doxa (définie par Bourdieu comme le point de vue des dominants). La contradiction entre son affichage politique et la réalité de ses dispositifs – au premier rang desquels on peut placer l’inégalité des moyens, la surveillance hiérarchique, le mépris historique pour l’enseignement professionnel, la cruauté du jugement scolaire, l’existence de parcours privilégiés, etc. – est donc structurelle. 

Écoutons les conseils de Baudelot et Establet, recommandant d’« en finir avec les idéologies de l’École » et de « reconnaître le caractère illusoire, mystifié et mystificatrice » de ces représentations. Pour eux, les images « à l’eau de rose » de l’école « libératrice » ne tiennent la route qu’à partir d’un seul point de vue, celui des élèves qui arrivent jusqu’au terme de la scolarisation supérieure et qui, par ailleurs sont également les mêmes qui « rédigent les décrets, prononcent les discours et écrivent les livres » (Baudelot & Establet, 1971, 18). Or, ce point de vue ne concerne qu’une minorité d’individus : « une fraction déterminée de la population, principalement originaire de la bourgeoisie et des couches intellectuelles de la petite bourgeoisie » (Ibid., 18-19). La voix des dominés demeure inaudible… 

Certes, les jeux institutionnels du savoir ne sont pas à somme nulle, ils donnent aussi des outils d’émancipation, ils permettent à certains de « passer entre les mailles » et, reconnaissons-le, l’école républicaine n’est pas pour rien dans la résistance de l’idée républicaine de service public face à la révolution scolaire néolibérale. Toutefois, même si nous, les enseignants, idéalisons peu ou prou notre parcours, que nous pensons être « lié à notre travail, à notre sérieux et à notre intelligence » (sous-entendu : à ce dont les autres ont manqué), une profonde contradiction est saillante entre la vie scolaire et le récit de l’école républicaine, et cette contradiction est douloureusement vécue par la masse des vaincus de la compétition scolaire. Changer d’objet me semble donc nécessaire, car il s’est produit avec l’idée de République le même phénomène que celui que Dewey constatait avec l’idée de libéralisme démocratique : une dérive anti-démocratique issue d’un positionnement initialement faussé. 

« Le mouvement dont le libéralisme est issu a donné à quelques-uns le pouvoir de dominer la vie et la pensée de tous. […] La distorsion et la dévalorisation de la personnalité humaine par le régime financier et compétitif existant sont complices du mensonge selon lequel le système social actuel serait un système de liberté et d’individualité, et ce quel que soit le sens donné à ces termes. » (Dewey, 1937, 10-11) 

En parlant dans ce texte de « capitalistic democracy », Dewey renvoyait le libéralisme réel (ou « pseudo-libéralisme ») à son statut d’idéologie de domination, tout comme l’est selon moi la notion d’école de la République d’ordre. 

 

Une nouvelle réalité 

 

Deuxième problème : l’idée d’école républicaine se heurte désormais à des contextes extrêmement modifiés, ne serait-ce que par les questions de la diversité culturelle, de l’acmé individualiste libérale, du projet éducatif néolibéral, de l’omniprésence de la technique et des enjeux anthropocéniques. Plus largement, les concepts de république et de démocratie, si soumis à des distorsions et des rétorsions, doivent sans doute être reconfigurés – je dirais « relookés » – afin que les promesses qu’ils portent trouvent une nouvelle dynamique et une nouvelle audience. Les politiques successives menées pour les dominants et pour l’oligarchie au sein de la République démocratique n’ont-elles pas exagérément usé l’objet de référence ? 

Enfin, troisième problème, l’objet de référence est de plus en plus capté par celles et ceux qui s’opposent justement au projet même d’une école démocratisée et émancipée. Le discours républicain est alors utilisé dans des rhétoriques que j’ose dire « réactionnaires ». Elles ont inventé pour ce faire les notions idéologiques de « wokisme », d’« imposture décoloniale », d’« écoterrorisme » et d’« islamo-gauchisme », par exemple, qu’elles diffusent souvent avec le plein accord des ministères français de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour disqualifier en bloc les pédagogies critiques contemporaines. C’est ce que montrent les enquêtes réalisées par Alain Policar (2024) sur le « wokisme » et, plus généralement, par François Cusset sur « la haine de l’émancipation » (2023), dans le cadre d’une « droitisation » et d’une « fascisation » de l’opinion (ce sont ses termes). 

On retrouve ici une des leçons de Walter Benjamin dans Paris, la capitale du XIXe siècle : « outre le rôle qu’elle tient sous le masque de la philanthropie, la bourgeoisie a, de tout temps, joué à visage découvert celui de la lutte des classes » (2017, 193). Et il ajoute que la Commune en 1871 « dissip[a] l’illusion que la mission de la révolution prolétarienne est de parachever, main dans la main avec la bourgeoisie, l’œuvre de 1789. […] La bourgeoisie n’a jamais partagé cette erreur. Son combat contre les droits sociaux du prolétariat commence dès la Grande Révolution. » (ibid.) En d’autres termes, dans le champ des études sur le système scolaire français s’entend aujourd’hui comme hier « le grondement de la bataille » dont parlait Foucault dans les toutes dernières lignes de Surveiller et punir (1975, 360). 

Sur ces bases, est-il judicieux de conserver l’objet « école républicaine » en position centrale ou n’est-il pas plus stratégique de le modifier ? Comme je l’ai écrit dans L’école des communs, j’ai peut-être trouvé la réponse sous la plume de l’écrivaine féministe et antiraciste Audre Lorde, dans Sister outsider : « on ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître4  » (1984, 110). Je m’efforce donc depuis quelques années de contribuer modestement au profilage d’un nouvel objet de référence susceptible d’intégrer le meilleur des notions d’école républicaine et d’école démocratique tout en allant au bout de l’idée de les concrétiser avec le moins de contradictions et d’idéologisations possible. C’est le projet d’une école des communs. 

 

Bref regard sur l’école des communs 

 

Quatre affluents philosophiques 

 

Le travail sur la configuration d’une école des communs peut puiser à quatre types de sources. 

Tout d’abord :  le concept de commun, qui est « dans l’air du temps » des critiques des différentes formes de domination, un peu partout sur la planète : capitalisme, colonialisme, racisme, patriarcat, validisme… Là où il y a de la domination, il y a de la résistance et celle-ci, après le naufrage mérité des socialismes étatiques et autoritaires, prend de plus en plus la forme d’une démocratie participative, écologique et pleinement égalitaire. Il suffit donc de décliner la matrice des communs dans le domaine scolaire pour en observer la productivité heuristique. 

Secundo : les projets et les réalisations forgés par le mouvement ouvrier français jusqu’en 1914, auxquels j’ai consacré certains travaux, notamment en mettant en avant l’école de la Commune de Paris. Il faut noter que ces conceptions intégraient les principes scolaires républicains, notamment la laïcité, la gratuité et l’universalité du droit à l’éducation, en les enrichissant par des notions telles que l’éducation intégrale, l’école-atelier et le contrôle populaire. En cela, l’école des communs peut être une école républicaine « augmentée », une école enfin conforme à cette définition posant que la république est « une forme de vie commune qui a pour finalité la dignité des citoyens » (Viroli, 2011, 69). 

Tertio : le très riche éventail des conceptions de l’école proposées par l’Éducation Nouvelle et ses satellites (p. e. les Freinet, John Dewey, Paul Robin, Sébastien Faure) et, au-delà, par des philosophies de l’éducation extra-occidentales (p. e. Paulo Freire, Rabintranath Tagore, Ivan Illich). Il existe tant et tant d’outils… J’avais vaguement esquissé ce travail avec La vie scolaire : une étude philosophique (2017). 

Enfin, n’oublions pas les expériences scolaires agies par les populations elles-mêmes quand celles-ci tentent de manière autogestionnaire de supprimer les dominations de leur vie commune. Je pense ici, entre autres, à l’expérience zapatiste (Baronnet, 2009). La reconfiguration de l’objet « école » ne manque donc pas de ressources. 

 

Une silhouette, une utopie 

 

Je terminerai cette argumentation en proposant le résumé des principaux axes que j’ai retenus pour travailler la silhouette – largement utopique – d’une école des communs. 

  1. L’école commune est le produit de la socialisation de l’éducation scolaire. « Pour que l’éducation soit pratique, elle doit être l’œuvre de tous », disait Eugène Varlin (2019, 68). Elle ne relève donc ni de l’étatisation (remise entre les mains de l’État, sans action des populations), ni de la privatisation et de ses diverses logiques « hors du commun », mais de la démocratie sociale de proximité. 

  2. Elle est une école pour le bien-vivre (el buen-vivir) des populations, non pour des finalités telles que le « développement », la domination, la lutte économique ou l’assignation xénophobe à résidence identitaire. Elle est donc une école pour la vie commune. 

  3. Elle est une école écologique (une « éco-logique ») tant dans sa propre vie (son habitabilité) que dans sa contribution à une nécessaire bifurcation civilisationnelle. 

  4. C’est une école où le savoir n’est plus un motif de discrimination ou d’endoctrinement, mais répond aux problèmes des populations. Pour cela, il est co-construit de façon coopérative selon des méthodes relevant par exemple de l’enquête (Dewey) et de l’expérience. 

  5. C’est évidemment une refusant toute domination, donc particulièrement soucieuse de la qualité éthique et politique de la vie qui s’y déroule. 

 

Conclusion 

 

Le récit enchanté de l’école de la République ne me fait plus rêver, même si le projet d’une école pour toutes et tous, laïque, gratuite, égalitaire et émancipée est bien évidemment fort légitime. Mais on peut rationnellement se demander ce que les dominants et leurs représentants politiques ont fait de ce projet et, surtout, s’ils l’ont jamais pris au sérieux autant que les classes populaires pendant des décennies. 

Face à l’affaissement continu du projet de démocratisation de l’éducation qui prétendait donner son sens à l’école républicaine, et qui anima l’engagement de bien des pédagogues, il faut nous rappeler que la philosophie de l’éducation a aussi pour finalité de traiter nos problèmes communs – et quoi de plus commun qu’une éducation démocratique ? Comme le dit Dewey : 

« La philosophie se rétablit quand elle cesse d’être un dispositif pour traiter des problèmes des philosophes, et devient une méthode, cultivée par les philosophes, pour traiter les problèmes des hommes5 . » (Dewey, 1917, 65) 

Mon petit travail sur l’école des communs tente d’emprunter cette voie, non sans difficultés ni points d’achoppement. Il relève sans doute d’une forme d’utopie, car changer de paradigme, c’est quitter les itinéraires balisés et s’aventurer dans d’autres topoï. Mais n’est-il pas plus utopique encore de penser que nous allons pouvoir continuer longtemps à penser que le ressassement dogmatique des seuls schémas de « l’école républicaine » va répondre à nos urgences collectives ? 

Tiens, relisons Umberto Eco : 

« Il n’y a rien de mieux qu’imaginer d’autres mondes […] pour oublier combien est douloureux celui où nous vivons. Du moins, c’est ce que je pensais alors. Je n’avais pas encore compris que, à imaginer d’autres mondes, on finit par changer celui-ci. » (2000, 113) 

 

Références 

Althusser, L. (1994). L’avenir dure longtemps. Livre de Poche. 

Bachelard, G. (1934). Le nouvel esprit scientifique. PUF. 

Baronnet, B. (2009). Autonomía y educación indígena : las escuelas zapatistas de las Cañadas de la Selva Lacandona de Chiapas, México. Thèse de sociologie, Colegio de Mexico. 

Baudelot, C. & Establet, R. (1971). L’école capitaliste en France. Maspero. 

Benjamin, W. (2017). Sur le concept d’histoire [1942], suivi de Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien [1937] et de Paris, la capitale du XIXe siècle [1935]. Payot. 

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Éditions de Minuit. 

Bourdieu, P. (1979). Les trois états du capital culturel. Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, 3-6. 

Bourdieu, P. (2004). Esquisse pour une auto-analyse. Raisons d’agir. 

Breaugh, M. (2007). L’expérience plébéienne, une histoire discontinue de la liberté politique. Payot. 

Cusset, F. (2023). La haine de l’émancipation. Gallimard. 

Dewey, J. (1917). The need for a recovery of philosophy. Creative Intelligence: Essays in the Pragmatic Attitude. Holt editor, 3-69. 

Dewey, J. (1937). Democracy is radical. Common sense, n° 6, 10-11. 

Dupeyron, J-F. (2017). La vie scolaire. Une étude philosophique. Presses universitaires de Lorraine. 

Dupeyron, J-F. (2020). À l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école. Raison et passions. 

Dupeyron, J-F. (2024). L'école des communs. Le Bord de l’eau. 

Dupeyron, J-F. & Pittet, M. (2024). « L’école entre communs et "hors du commun" ». Dans O. Giancola, F. Lagomarsino & M. Siino (eds.), Education as commons. Selected paper from AIS Education international mid-term conference 2023, Associazione “Per Scuola Democratica”, p. 59-71. 

Eco, U. (20002/2000). Baudolino. Grasset. 

Ferrarini, H. (2022). Allons enfants de la Guyane ; éduquer, évangéliser, coloniser les Amérindiens dans la République. Anarchasis. 

Ferry, J. (1870). De l’égalité d’éducation. Conférence populaire faite à la salle Molière le 10 avril 1870. Paris, au siège de la société pour l’instruction élémentaire. 

Foucault, M. (1971). L’ordre du discours. Gallimard. 

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard. 

Lorde, A. (1984). Sister outsider. Essays and Speeches. Crossing press. 

Ngozi Adichie, C. (2017). Chère Ijeawele. Un manifeste pour une éducation féministe. Gallimard. 

Policar, A. (2024). Le "wokisme" n’existe pas. La fabrication d’un mythe. Le Bord de l’Eau. 

Rancière, J. (1995). La mésentente. Galilée. 

Rancière, J. (1998). Aux bords du politique. La Fabrique. 

Rousseau, J.-J. (1971/1762). Du contract social ou Principes du droit politique. Éditions sociales. 

Varlin, E. (1865). Discours du 29 juillet 1865. Dans Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur, 1839-1871, Libertalia, 2019. 

Viroli M. (2011). Républicanisme. Le Bord de l’Eau. 

 

 

Notes
[←1

 La première édition à Amsterdam en 1762 utilisait l’orthographe « contract ». 

[←2

 Avec son accord, j’emprunte l’expression « hors du commun » à Mathieu Pittet, qui l’a utilisée pour sa recherche doctorale (Dupeyron & Pittet, 2024). 

[←3

 “I count as much, full stop.” 

[←4

 “The master’s tools will never dismantle the master’s house.” 

[←5

 “Philosophy recovers itself when it ceases to be a device for dealing with the problems of philosophers and becomes a method, cultivated by philosophers, for dealing with the problems of men.” 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292