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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : SIMARD, D. (2025). Variations sur l’écoute Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/itineraires-de-recherche-en-philosophie-de-l-education/article/variations-sur-l-ecoute]

Variations sur l’écoute 

 

Denis Simard 
Université Laval 

 

 

« L’herméneutique est la théorie selon laquelle nous devons apprendre à écouter. »  
Hans-Georg Gadamer 

 

 

Liminaire 

 

Le texte qu’on va lire n’est pas le fruit de la réflexion d’un philosophe de formation, d’un spécialiste de l’herméneutique ou de la philosophie herméneutique, comme le sont Jean Grondin, Jean Greisch, Olivier Abel ou Jean-Claude Gens, des figures importantes de la tradition herméneutique qu’ils ont contribué à enrichir en la renouvelant. C’est plutôt le texte d’un pédagogue, plus largement d’un éducateur, qui n’a pas cessé de s’inspirer de l’herméneutique pour donner du sens à sa pratique éducative et pédagogique et s’orienter dans les questions difficiles qui interpellent en profondeur l’école et l’éducation de nos jours : la question de la transmission de la culture et des savoirs, celle de l’autorité, de la justice et de la démocratie, la question des valeurs et du rapport à l’autre, celle du devenir scientifique de l’éducation. Pour l’éducateur ou le pédagogue que je suis, ces questions n’ont pas relevé d’abord d’un intérêt purement théorique ou spéculatif ; elles ont surgi de l’expérience elle-même, à partir d’une pratique éducative et pédagogique habitée par le doute, l’incertitude, l’inconfort. J’ai compris au fil du temps qu’il s’agissait bien là de la source herméneutique de ma propre recherche philosophique en éducation, sa préfiguration herméneutique1 en quelque sorte, dès lors que le sens et la visée de ma pratique éducative et pédagogique se brouillait, s’emmêlait. 

Dans les pages qui suivent, je voudrais donner un aperçu du compagnonnage philosophique2 de l’herméneutique dans ma vie de pédagogue et d’éducateur, de professeur et de chercheur universitaire en me centrant sur la question de l’écoute en éducation, une question éminemment herméneutique… et combien éducative3 ! 

Pour faire un peu de chemin sur cette question, j’ai choisi la forme du récit que je déploierai en trois temps : le temps musical, le temps éducatif et le temps herméneutique. C’est bien là une manière, suivant Ricœur, de configurer ma propre expérience parfois informe, confuse et maladroite, en suivant le fil rouge de l’écoute qui lui donne sa consistance… sa cohérence peut-être. 

 

De la musique d’abord 

 

Mon école primaire était située dans le quartier populaire Saint-Sauveur à Québec, au pied de la pente douce, pour reprendre le titre du premier roman de Roger Lemelin, qui a inspiré Les Plouffe de Gille Carle4 . Ce vendredi-là, je me dirige, comme chaque vendredi matin, vers la classe de musique, mais je suis un peu plus excité que d’habitude, fébrile, curieux. Une surprise nous attendait, comme l’avait annoncé notre enseignant de musique. Je me souviens de la scène comme si c’était hier : une chaise, un tabouret pour appuyer le pied gauche, un lutrin de bois, un jeune guitariste dans la vingtaine du Conservatoire de musique de Québec, une guitare magnifique, miroitante, un demi-cercle formé d’élèves silencieux, désireux. Une ambiance particulière, unique, quasi étrange. Il s’exécute… Le temps est suspendu. La guitare classique est entrée dans ma vie un matin d’octobre 1972 ; elle ne l’a jamais quittée depuis. Ce matin d’octobre, je l’ai vécu comme un événement, une fête, la promesse de quelque chose, une fenêtre qui s’ouvre et qui ne se refermera jamais, une césure qui départage le temps d’avant du temps d’après. Je suis revenu à la maison comme à l’habitude, empruntant le même chemin entouré des mêmes copains, mais différent, habité par un étrange sentiment, un je ne sais quoi doublé d’une obsession, claire, insistante : la guitare classique. 

J’ai compris beaucoup plus tard que j’avais vécu ce matin-là ce que les philosophes appellent une expérience esthétique, celle qui s’empare de soi, qui vous fait tout oublier un instant, qui vous projette dans un ailleurs que vous ne connaissiez pas, qui laisse des traces indélébiles, qui change votre vie. Chacun dans sa vie en a sans doute fait l’expérience : la rosée fraîche du matin, le jeu de la lumière, un tableau, une chanson, un roman, un film, un pas de danse, une performance sportive, une équation algébrique, le chant d’un oiseau, un ciel étoilé, un coquillage découvert au hasard sur la plage. Quelque chose vous atteint, vous émeut et vous touche d’une manière singulière, quelque chose du monde vient à vous, vous subjugue, vous enchante et vous envoûte, une expérience totale et globale qui touche à la sensibilité (aesthesis), à l’imagination, à l’émotion, au corps vécu. Vous avez vécu quelque chose, vous avez éprouvé quelque chose, vous n’avez peut-être pas les mots pour le dire, mais vous avez le sentiment ferme, vrai, d’une expérience authentique où la vie subjective se métamorphose. 

J’ai consacré à la guitare classique plusieurs années après cet événement, poussé par la seule ambition de jouer ce que j’avais entendu ce matin d’octobre, Asturias du compositeur espagnol Isaac Albéniz, une œuvre d’abord écrite pour le piano puis transcrite à la guitare classique. Pendant des années j’ai investi mon désir dans un objet. On rappellera les mots de Freud : « apprendre, c’est investir du désir dans un objet ». Des années durant j’ai habité le monde de la guitare classique, j’ai suivi des leçons, pratiqué de longues heures tôt le matin ou le soir au retour de l’école, tantôt fatigué, tantôt habité par le doute, le plus souvent dans la joie. Gammes, arpèges, techniques, études, répertoire : ma passion s’amplifiait à mesure que ma technique se raffinait. Gammes, arpèges, techniques, études, je répétais ces mots comme un mantra, convaincu que ces exercices techniques me fourniraient la clé vers la musique. L’obsession de la technique, toujours… jusqu’au jour où j’ai rencontré mon premier vrai maître de musique. 

Grâce à ce premier maître, l’écoute est entrée dans ma vie : l’écoute d’abord, la technique ensuite, car c’est l’écoute qui dicte la technique. À vrai dire, il n’y a de technique que celle qui vient de l’écoute et de la musique. J’ai compris alors que l’écoute était le meilleur chemin vers la musique. Je l’entends encore me dire : « écoute comme si c’était la première fois ». Cela voulait dire s’écouter, écouter le son produit, ce qui exige de taire beaucoup de voix en soi, beaucoup de bruit, beaucoup de sons pour y parvenir. Puis, cela voulait dire aussi, peut-être surtout, écouter l’œuvre, qui est le seul chemin vers la musique de l’œuvre, chaque œuvre exigeant une écoute qui lui est propre. Il m’est arrivé souvent de réentendre les mots de ce premier maître de musique quand que je reprenais mon instrument, des mots que je me répète, encore aujourd’hui, car on n’a jamais fini d’apprendre à écouter. 

L’écoute est entrée dans ma vie grâce à la musique et la musique, grâce à l’écoute. Écouter l’œuvre, c’est d’abord l’accueillir, la recueillir, la laisser faire son chemin en soi, et se mettre à l’écoute de ce chemin de l’œuvre en soi. J’ai compris beaucoup plus tard que l’écoute est à la fois passive et active ; elle consiste d’abord à recevoir, à se laisser habiter pour se mettre ensuite soi-même en mouvement, répondre, interpréter. Aujourd’hui, avec le recul des années, quand je repense à ce premier maître de musique, c’est la question du compositeur et musicologue Jean-Marc Chouvel qui me vient à l’esprit : « Quelle écoute est adéquate à l’œuvre ? » C’est « l’écoute ouverte », selon Chouvel, une écoute « qui demande une véritable expérience de l’altérité5  ». Écouter l’autre, d’abord, répondre ensuite. Sans le savoir à l’époque, mon premier maître de musique m’avait entr’ouvert la porte de l’herméneutique. 

 

De la musique à l’éducation 

 

Passionné de musique et de guitare classique, musicien éducateur bien formé, je suis entré dans l’enseignement à la fin des années 1980 porté par une grande ambition, un grand projet, un idéal élevé : communiquer aux élèves ma passion de la musique. Au cœur de ce projet vivant, palpitant, existait la conviction intime, profonde, que l’aphorisme de Nietzsche exprime magnifiquement : « sans la musique la vie serait une erreur6 . » J’avais la passion de la musique, la passion de la transmission. Le choc fut brutal, le réveil difficile, la vie réelle résistant à mon désir, à mes ambitions ardentes. Des mois durant je ressassais les mêmes difficultés, affrontais les mêmes déceptions, les mêmes doutes, jusqu’au jour où, de guerre lasse et enfin résolu, j’acceptai d’écouter la vie réelle, une écoute qui m’aura permis de comprendre ces difficultés, de les nommer et les mettre en forme, de les résoudre en partie. Avec le recul et le compagnonnage d’un collègue qui m’aidait à y voir plus clair, je constatais que ces difficultés, qui tenaient plus de mon enseignement que des élèves et, plus largement, de la situation des arts et de la culture en milieu scolaire, relevaient d’une problématique commune : celle de l’écoute. Ce sont ces difficultés que je souhaiterais brièvement expliquer dans les paragraphes qui suivent. 

La première difficulté me ramène dans la réalité de la classe. Quand on a passé une partie de son enfance, de son adolescence et de sa vie de jeune adulte à jouer de la musique dans une pièce calme et silencieuse, dans une atmosphère sereine qui porte à l’écoute, on ne peut qu’être frappé, voire dérouté par le niveau sonore où se tient habituellement l’enseignement, a fortiori dans une classe de musique. Comment se faire entendre, comment se faire écouter, comment parvenir à mettre en place les conditions d’une écoute minimale souhaitable ? Les leçons de mon premier maître de musique me revenaient tel un rappel coupable : l’écoute est le meilleur chemin vers la musique. Fréquemment, trop fréquemment je ne parvenais pas à me faire entendre, soit que les élèves ne tenaient pas en place, soit qu’ils couvraient ma voix d’un tintamarre soutenu. Comment se faire entendre, se faire écouter ? Les mots du philosophe Denis Kambouchner sont ici très justes : « se faire entendre veut dire tout à la fois se faire écouter (dans la forme) et se faire comprendre, c’est-à-dire écouter dans le fond, et notamment faire considérer et faire adopter des règles pour tel ou tel genre de situation ou de prestation. » (2013, 48) De ce point de vue, j’interprétais la crise de l’enseignement dont nous parlions au moment où je commençais ma carrière, et dont nous parlons d’ailleurs toujours, comme une crise de l’écoute, ou même une crise de la parole. 

La deuxième difficulté touchait à la situation de l’art à l’école. Comme j’avais fait de la musique le centre de ma vie personnelle et professionnelle, il m’était difficile de ne pas être heurté par la relative légèreté ou désinvolture, voire l’indifférence à peine voilée dans laquelle l’école dans son ensemble tenait l’art et la culture. Cela relevait évidemment de raisons très profondes que je ne maîtrisais pas. Je me souviens très bien des sentiments entremêlés et confus qui m’habitaient à l’époque et qui prenaient plus souvent la forme d’une inquiétude profonde, persistante. L’art que mon idéalisme situait au pinacle des valeurs me paraissait subitement banal, tel un objet sans relief pareil à tous les autres, sans valeur éducative ou formatrice. J’avais le sentiment qu’il en était de l’art comme de tous les autres objets dans une culture de production et de consommation, une culture où dominent la perception distraite, le divertissement et l’éphémère. Mais l’art, me disais-je, ne possède-t-il pas aussi la vertu de nous « apprendre à nous attarder », selon la formule d’Hannah Arendt ? « Sans la beauté, écrit-elle, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable. » (1972, 279) Alors j’apaisais mon inquiétude en reprenant mon bâton de pèlerin, fortifié de ces paroles qui me rappelaient que l’art demande du temps, un temps long pour apprendre à regarder, à écouter, à lire, à apprécier, un temps singulier pour faire entrer quelque chose de la beauté dans sa propre vie. Cette inquiétude, je pourrais l’exprimer par une seule question, celle qui hantait le musicien-éducateur que je m’efforçais d’être… et qui me hante toujours : sommes-nous encore capables d’écouter la musique, d’écouter la « leçon de l’art, malgré tout7  » ?  

J’en viens à la troisième difficulté, celle de transmettre dans un monde dominé par la culture du vécu et de l’expression. Ce que je suis parvenu à mieux comprendre en reprenant les travaux de Charles Taylor et son analyse de l’idéal moral de l’authenticité, je le vivais à l’époque comme un refus de toute transmission de la culture du passé, comme si le passé n’avait plus rien à nous dire et comme si l’œuvre, dans sa dimension objective et substantielle, ne concernait pas la subjectivité de l’élève. Moi qui avais passé une partie de ma jeunesse à écouter de la musique, celle que j’aspirais à jouer, celle qui regorgeait de la sève dont je voulais m’abreuver, celle dont la valeur éducative et culturelle me paraissait évidente, celle dont j’espérais susciter le désir, je ne comprenais pas l’apparente méfiance qui s’exprimait dans le regard des élèves, que j’interprétais comme un refus de la musique et de la culture. J’ai compris beaucoup plus tard que l’éducation des années 1980 au Québec était dominée par la psychologie américaine, en particulier la psychologie existentielle et humaniste à laquelle appartenait Carl Rogers, une psychologie qui dessine une figure de l’éducation centrée sur le développement intégral de la personne, sur les valeurs de liberté, d’autonomie et de bonheur, et où la conception de la culture repose essentiellement sur l’expression de soi, la créativité, l’imagination, l’intuition et l’authenticité8 . Cette difficulté de la transmission, je l’interprétais comme un refus de l’écoute de l’œuvre, qui était pour moi la meilleure voie d’accès à sa propre subjectivité. Comment pouvions-nous parvenir à l’écoute de ce qui est transmis ? Était-il seulement possible de réconcilier la culture objective et la subjectivité ? Je retournais à ma pratique sans réponse, désemparé, esseulé. 

Parler, écouter, transmettre ne constituent-ils pas les gestes les plus fondamentaux de l’expérience et de la continuité humaines ? Les actions permanentes de l’éducation ? Je trouvais là, dans cette triple difficulté, la racine herméneutique de la réflexion éducative et pédagogique que je souhaitais entreprendre, une réflexion qui voulait se frayer un chemin entre le discours nostalgique d’un côté, plus incantatoire, défensif et tourné vers le passé, qui me paraissait peu judicieux pour penser les défis éducatifs et pédagogiques dans une société en transformation rapide, et de l’autre, le discours des sciences cognitives et du cognitivisme, imposant et dominant, qui possède certes des vertus pour enseigner et faire apprendre, mais qui a peu à dire sur la question de l’écoute en éducation, sur l’art et la transmission de la culture. Au fil de mes pérégrinations, c’est la rencontre de l’œuvre de Hans-Georg Gadamer qui m’aura convaincu de prêter l’oreille à l’herméneutique. L’herméneutique n’est-elle pas, écrit-il, « la théorie selon laquelle nous devons apprendre à écouter » ? (2004, 236) 

 

De l’éducation à l’herméneutique 

 

J’ai consacré une partie de mes recherches comme jeune enseignant d’abord, puis comme chercheur universitaire à expliciter cette citation de Gadamer qui était pour moi énigmatique au départ. Le grand maître de l’herméneutique, qui a produit l’une des grandes œuvres philosophiques du XXe siècle, dont la parole a résonné dans les lieux les plus savants du monde, nous disait tout simplement, d’une voix sans doute sereine et posée, qu’il fallait « apprendre à écouter ». J’ai puisé dans ces mots une impulsion de recherche pour explorer plus avant trois thématiques étroitement solidaires issues de mon expérience éducative et pédagogique : l’écoute de la parole, l’écoute de l’art, l’écoute de ce qui est transmis. Je voudrais dire un mot sur chacune d’elle sans jamais perdre de vue, je le rappelle, les difficultés scolaires que j’évoquais plus haut et dont les développements qui suivent ne sont que l’explicitation. 

L’écoute de la parole d’abord, que je voudrais introduire par les mots de Paul Ricœur dans un texte publié dans la revue Esprit : « qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail, la parole est mon royaume. » (1955, 192) Je reprends les mots de Ricœur : qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle, je parle à quelqu’un, j’adresse une parole à quelqu’un, quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un, et ce quelque chose est constitué de mots que l’on ne peut entendre que « […] si on éduque notre oreille, comme tous nos autres sens, à l’écoute et à l’attention9  » (Gadamer, 2004, 236). Les mots simples de Ricœur ramènent l’enseignement à sa structure essentielle, à une nécessité de toujours : quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un.  

Au cœur de l’éducation scolaire, écrit Denis Kambouchner, il y a une relation de parole à parole. Il faut, ou il fallait, d’une nécessité très ancienne, que la parole de l’enfant ou de l’adolescent rencontre celle du professeur et que quelque chose de positif se noue entre elles, pour ensuite se matérialiser dans certaines espèces de prestations, notamment écrites (2013, 15). 

Pour une pensée de l’éducation et de l’enseignement inspirée de l’herméneutique, le sens de la pratique éducative et pédagogique d’un enseignant se trouve dans ce travail de l’écoute et de la parole, en vue de conduire l’élève à sa propre parole. Sans ce travail, il n’existe ni éducation de soi ni dialogue véritable. 

De nos jours, toute la question, vertigineuse s’il en est une, urgente à bien des égards, devient alors : dans le monde numérique où nous sommes entrés, qui est dominé par l’image, les codes, les réseaux et la rapidité de l’échange, où le savoir est au bout du doigt et la culture en ligne, externalisée, et où l’attention est accaparée, « [c]omment préserver et cultiver une relation verbale, seule à être enseignante au sens fort » (ibid.) ? Si la réflexion que cette redoutable question peut engager dépasse largement le cadre de ce texte, je voudrais dire au moins deux ou trois choses, forcément générales, mais qui me paraissent essentielles quant à la question de l’écoute en éducation, à l’école et dans la classe. 

L’école sera inévitablement transformée par les technologies numériques, mais elle pourrait faire autre chose que simplement les subir, et faire de cette transformation même un projet éducatif. Les technologies numériques ne sont ni une panacée ni une catastrophe, mais un problème, « au sens noble du terme » (Gautier & Vergne, 2012, 130), qui exige la plus grande attention, notre vigilance et notre sens critique. L’objectif est de faire de ces technologies un usage constructif, inventif, éducatif. Il nous est donc fait obligation de prendre la juste mesure des défis qui se dressent devant nous, de mobiliser toutes nos énergies critiques et réflexives pour les relever et de saisir activement des outils numériques pour en conjurer les effets potentiellement toxiques10 . 

Si, d’une certaine manière, Internet réalise une vieille espérance de la modernité, celle qu’annonçait déjà Descartes, qui célèbre l’égalité de tous par rapport au savoir, en revanche cette conquête prodigieuse ne devrait pas nous faire oublier ou nous masquer une donnée anthropologique fondamentale : « naître, c’est être soumis à l’obligation d’apprendre11  », c’est entrer dans un monde qui est déjà là, « déjà vieux », disait Hannah Arendt, sous la forme de mots, de paroles, de concepts, d’œuvres, de normes, de pratiques, d’outils et de théories qui préexistent à chacun et qui constituent le support, le cadre et la trame de toute singularisation ou subjectivation possible. Alors la vraie question demeure, malgré l’énorme dispositif numérique, ou peut-être à cause de ce dispositif : comment passe-t-on d’un savoir en ligne, externalisé dans des banques de données, à un savoir qui peut avoir du sens pour un sujet situé, dans la mesure où il répond à ses interrogations, à ses questions et ses préoccupations, à ses champs d’intérêts et ses attentes de sens ? Comment ce savoir en ligne peut-il faire l’objet d’une appropriation personnelle, subjective ? Ce qui est ici en jeu, ce sont les mots "information" et "signification", qui renvoient à deux approches de la compréhension humaine : l’une selon laquelle comprendre consiste à traiter des informations, selon la métaphore computationnelle, et l’autre approche, herméneutique celle-là, selon laquelle comprendre, c’est donner du sens à ses expériences et ses interrogations. Plus que jamais nous avons accès à toute l’information voulue et à des outils souvent remarquables; l’être humain n’a jamais eu à sa disposition autant d’informations, et au moment où Internet dessine enfin, pour ses plus ardents défenseurs, le rêve d’une société sans école, une école à distance enfin libérée des contraintes institutionnelles, plus que jamais cette avancée remarquable montre a contrario la valeur irremplaçable de la « relation de parole à parole » nouée par l’écoute mutuelle, « la relation verbale, seule à être enseignante au sens fort », où quelqu’un dit véritablement quelque chose à quelqu’un. Cherchant à caractériser ce qu’il appelle la « situation » et la « relation d’enseignement », Marcel Gauchet a des mots qui donnent à méditer : « […] les choses les plus abstraites de l’esprit, celles qui relèvent du pur exercice de la raison, en principe, nous deviennent mieux accessibles et plus claires en nous arrivant par le truchement d’un autre, de sa voix, de son corps, de sa vie, de cette aura qu’on appelle la présence. […] Et ce n’est pas tout : il faut que ce soit physique, charnel12 . » (Gauchet, in Blais, Gauchet & Ottavi, 2013, 47) Les écrans n’y suppléent pas. 

Alors à l’intention de quiconque éduque et instruit aujourd’hui, il faut rappeler la leçon essentielle de l’herméneutique, qui est aussi celle que Marcel Gauchet exprimait en d’autres mots, à savoir que l’éducation ne produit pas d’abord un « bien extérieur », mais un « bien intérieur13  », qui est l’apprentissage de l’écoute, c’est-à-dire l’éducation de soi-même, le perfectionnement de soi-même par la médiation des mots, de la parole vivante dans la présence les uns aux autres. 

J’en viens, par ce chemin détourné, à l’écoute de l’art, la « leçon de l’art ». Je voudrais seulement d’abord rappeler que je dressais de mes premières années d’enseignement de la musique en milieu scolaire un bilan pour le moins équivoque, pour ne pas dire inquiet. Il m’était d’abord personnel, tiré de mon expérience quotidienne, mais des années d’enseignement nourries d’échanges soutenus et de discussions vives, parfois incisives avec des collègues musiciens éducateurs m’auront permis ensuite de l’élargir à l’école dans son ensemble. Si j’avais à l’exprimer le plus clairement possible, et sans entrer dans le détail des raisons que le cadre limité de ce texte ne me permet pas d’examiner, je dirais simplement que le milieu scolaire cautionne généralement l’idée que l’art à l’école est une affaire principalement esthétique, c’est-à-dire dépourvue d’un sérieux réel et centrée sur l’émotion, le sentiment, le « libre jeu des facultés » (Schiller), la vie subjective. De ce point de vue, l’art est une forme de divertissement qui ne concerne ni la connaissance ni la vie morale ou la recherche de la vérité. Que pouvions-nous, simples musiciens éducateurs que nous étions, lui opposer ? La passion de l’art et de la musique sans doute, mais une passion poursuivie par un doute persistant : si la musique peut se célébrer elle-même, quelle est sa valeur éducative, sa valeur de vérité, sa portée cognitive ? Très tôt dans ma carrière, j’ai donc pris conscience d’une répartition asymétrique pour ne pas dire inégale en valeur des contenus de formation où je retrouvais d’un côté les sciences et les mathématiques, puissamment valorisées par la société dans son ensemble, par le corps enseignant et les parents, et de l’autre l’art, dont on soulignait gentiment les vertus expressives, mais en les amputant de leur valeur véritablement éducative et formatrice. La formation scolaire se trouvait ainsi divisée en deux types d’éducation sans communication réciproque : d’une part, les mathématiques, les sciences et les technologies, dominées par l’idée de méthode et les valeurs de vérité objective, de discipline intellectuelle et de rigueur, jugées aussi utiles et efficaces, assurant les carrières, aisément échangeables sur le marché de l’emploi ; d’autre part, l’art, réputé subjectif, ludique et divertissant, enivrant et passionnant, mais dont il fallait bien constater, au regard des disciplines scolaires qui "comptent" et dans un contexte dominé par la visée économique, qu’il demeurait marginal, voire négligeable dans la formation de l’élève. 

De nos jours, paradoxalement, au moment où l’éducation aux arts occupe toujours une place ténue dans la formation de l’élève, on constate que les attentes sont souvent très élevées à l’égard de l’art à l’école. On attend de l’art qu’il contribue à la réussite scolaire des élèves, au rétablissement d’un lien social effrité, à la formation d’un citoyen actif, sensible et engagé, à la lutte contre l’échec et le décrochage scolaires, à l’atténuation de la violence et de l’intolérance, plus largement à une forme de réenchantement de l’école. Ces demandes adressées à l’art sont certes importantes, voire fondamentales, mais il faut sans doute aussitôt rappeler que l’art a une valeur intransitive, qui ne doit d’abord servir ni les autres disciplines ni la vie sociale et ses malaises modernes. L’art vaut pour lui-même, parce qu’il engage une part essentielle de l’éducation, « l’intelligence sensible », dirait Alain Kerlan, le « sensible comme forme de l’intelligible », l’art comme « expérience esthétique » toute à la fois sensible, affective, intellectuelle et morale. L’art ne donne sa pleine mesure éducative qu’en étant pleinement lui-même, c’est-à-dire pleinement art14 . 

Il m’aura fallu bien des années pour prendre la pleine mesure de cette « leçon de l’art ». L’irruption de la philosophie herméneutique dans ma vie de musicien éducateur m’aura permis de donner du sens à ma pratique éducative et pédagogique et de fortifier mes convictions. L’herméneutique de Gadamer, en particulier, m’a fait prendre conscience de la force d’interpellation de l’art pour la vie humaine, de l’art comme expérience du monde qui peut recouper, nourrir, enrichir, problématiser l’expérience propre que l’on a du monde, mais selon sa modalité spécifique, qui touche à la sensibilité (aesthesis), à l’imagination, à l’émotion, au corps vécu15 . J’ai trouvé dans la philosophie esthétique de Gadamer des points d’appui essentiels pour faire la critique de cette idée si fréquente en milieu scolaire et si peu remise en question ˗ celle contre laquelle je butais en ayant pour seul argument la musique elle-même ˗ selon laquelle l’art est une forme de divertissement qui offre à la vie subjective le jeu infini de ses variations chatoyantes. C’est précisément la critique gadamérienne de la conscience esthétique, c’est-à-dire la critique de la conscience qui réduit l’œuvre d’art à ses seules qualités esthétiques, la critique de la conscience qui ne serait qu’esthétique, qui m’aura permis de prendre conscience de la force morale et cognitive de la singularité de l’expérience esthétique16 . Ce que des années de formation et de pratiques musicales me fournissaient sous la forme d’une intuition demeurée jusque-là secrète et nébuleuse, je le découvrais puissamment exprimée chez Gadamer : 

 

« Une œuvre d’art dit quelque chose à quelqu’un ; par cette formule il faut comprendre qu’on est concerné par ce qui a été dit et qu’on a la tâche de toujours porter sa réflexion sur celui-ci, afin de le rendre compréhensible à soi-même comme aux autres. Il faut retenir une chose : l’œuvre d’art est une expérience du sens et, à ce titre, un accomplissement de la faculté de comprendre17 . » (Gadamer, in Dutt, 1998) 

 

L’œuvre d’art « dit quelque chose à quelqu’un » et ce « quelque chose », loin de nous projeter dans l’irréel, loin de nous couper de la vie vécue, amplifie, intensifie notre relation au réel, notre expérience du monde, notre expérience de la vérité dans la modalité spécifique de l’art. L’œuvre d’art « dit quelque chose à quelqu’un » : la relation à l’œuvre prend alors la forme d’une attention, d’une écoute spécifique, singulière, ouverte, une relation où « le séjour est la forme temporelle de l’expérience esthétique », comme le disait Gadamer (ibid., 100).  

Je reprends ces mots pour leur donner une direction nouvelle : la relation à l’œuvre comme « séjour », le « séjour » comme expérience esthétique, le « séjour » auprès de l’œuvre ou l’écoute de ce qui nous est transmis. J’ai déjà parlé de l’éducation au Québec dans les années 1980 et de l’influence notable qu’y a eue la psychologie existentielle et humaniste qui mettait l’accent sur la créativité, l’imagination, l’expression, l’authenticité, l’individu, des valeurs associées à la contre-culture et à l’individualisme expressif des années 1960 et 1970. J’étais moi-même très sensible à ces valeurs, à l’effervescence nouvelle d’une vie subjective enfin libérée d’un certain passé, à la quête individuelle de l’authenticité, mais je ne parvenais pas, jeune enseignant, à les concilier avec l’autre versant essentiel de la pratique éducative : la transmission d’un héritage de culture, l’écoute de ce qui est transmis dans l’œuvre musicale et culturelle, l’expérience des œuvres elles-mêmes. Je trouvais en face de moi une vie le plus souvent inattentive, expressive et débordante d’énergie certes, mais à laquelle je ne pouvais répondre, dans l’intimité de ma conscience, que sous la forme d’une question : comment parvenir à réconcilier la culture objective et la subjectivité ? Comment parvenir à l’écoute, ouverte et significative, de ce qui est transmis ? La transmission est-elle encore seulement possible ? La lecture des travaux de Charles Taylor sur l’individualisme moderne et son idéal moral de l’authenticité18 , qui demande à chacun de s’accomplir selon des idéaux et des valeurs qui lui sont propres, me convainc alors d’une chose : la restauration incantatoire et nostalgique de l’humanisme classique demeure une voie possible, une voie d’ailleurs toujours active, mais elle est de moins en moins audible dans le monde d’aujourd’hui, pour le monde d’aujourd’hui, pour l’éducation et l’école d’aujourd’hui. Grâce, d’abord, aux travaux de Fernand Dumont sur la culture19 , j’ai cru ensuite trouver dans l’herméneutique une philosophie, voire une théorie de la culture capable d’assumer l’esprit du temps, c’est-à-dire la diversité des cultures et le perspectivisme généralisé, à la fois la demande subjective individuelle et l’écoute de ce qui est transmis. 

Les mots du poète Rainer Maria Rilke, qui ouvre le maître ouvrage de Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, auront eu sur moi un effet saisissant. Ils me rappelaient magnifiquement que « pouvoir-saisir est puissance, non pas la [m]ienne mais celle d’un monde [, si je] deviens soudain celui qui saisit la balle qu’une éternelle compagne [m]’a lancée20  ». Les mots poétiques de Rilke auront été le point de départ herméneutique d’une démarche qui m’a conduit au concept gadamérien de jeu, un concept qui joue un rôle central dans ce que j’ai appelé plus tard « une pédagogie de la culture21  », car il met en relation l’écoute de ce qui est transmis et la vie subjective. L’herméneutique me fournissait un concept substantiel de culture fondé sur la reconnaissance de l’autre dans la formation de soi. On relira les mots de Charles Taylor : « c’est par ses échanges avec les autres qu’un individu acquiert les langages nécessaires à sa définition. » (1992 ou 1998, 48) Pour l’herméneutique, l’existence humaine possède un caractère dialogique fondamental. Personne ne devient un être humain seul, nous dit Rilke, mais seulement « s’il saisit la balle qu’une éternelle compagne [lui a] lancée ». Ramenée à la situation d’enseignement, c’est bien là ce que Marcel Gauchet appelle « l’exercice dialectique d’une autorité en vue d’une liberté […] parce qu’il y va dans le processus éducatif de la mise en rapport avec ce qui par excellence s’impose à vous sans que vous l’ayez choisi, la culture où vous avez à entrer, qui vous précède, vous enveloppe et vous domine de toutes parts » (2013, 45), la culture qui fait de chacun un être humain, un membre d’une communauté, un sujet singulier22 . 

L’herméneutique me fournissait donc des outils essentiels pour penser la difficile question, celle sur laquelle je butais, de la relation entre la culture objective et la subjectivité. Selon cette perspective, il ne s’agit pas seulement de mettre l’accent sur l’objet de culture considéré en lui-même, sur la culture pensée comme objet, mais également sur les rapports du sujet à des objets de culture. En d’autres termes, la relation entre l’éducation scolaire et la culture, entre la culture objective et la subjectivité peut s’établir par et à travers l’élaboration des rapports du sujet au monde et à la culture, aux autres comme à lui-même. On est ainsi amené, me semble-t-il, à mieux tenir compte de la diversité des contextes éducatifs et culturels et surtout de la participation active du sujet qui apprend, sachant qu’il apprendra d’une manière d’autant plus significative qu’il contribue, d’une certaine manière, à partir de ses questions, au sens à construire. Si le sujet n’est pas, comme le rappelle Rilke, l’artisan autonome de la vérité, une pédagogie de la culture cherche au moins à le faire partenaire du dialogue avec une « éternelle compagne » qui vient à nous à travers le langage. La relation avec l’histoire ou une œuvre d’art n’est donc pas celle d’un sujet méthodique à un objet neutre. L’œuvre d’art ou le passé, je les rencontre aussi à partir de ma propre situation herméneutique, de mes attentes de sens, de mes préjugés, de mes questions et mes préoccupations. De ce point de vue, le rapport à l’objet de culture est donc pensé à partir du dialogue, selon la logique de la question et de la réponse. Les œuvres d’art, les textes littéraires et les savoirs savants peuvent être interprétés comme des réponses à des questions que les êtres humains se sont posées sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde. À ce titre, les questions des élèves sont importantes, car elles peuvent permettre de nouer des liens avec les questions et les réponses que d’autres avant eux ont posées et apportées, de manière à poursuivre le dialogue dont la culture est la source et l’écho, de manière à faire parler les textes, les œuvres et les savoirs à partir de leur situation d’interprète. En ce sens, enseigner, c’est introduire l’élève dans le dialogue que l’humanité ne cesse d’avoir avec elle-même. Puisque ce dialogue a la forme du cercle herméneutique, le sens ne se trouve ni devant ni derrière ni au-dessus ; il appartient au cercle et s’élabore à partir de lui. « C’est dans l’accomplissement d’une telle pré-esquisse, écrit Gadamer, constamment révisée il est vrai à partir de ce que livre le progrès dans la pénétration du sens, que consiste la compréhension de ce qui est donné. » (1996, 28) 

Une pédagogie de la culture, celle que je m’efforçais de définir, devait tirer toutes les conséquences de cette approche de la compréhension comprise comme dialogue. C’est précisément cette approche qui nous permet de comprendre qu’on ne s’atteint jamais directement soi-même d’une manière intuitive et immédiate. La réflexion de Paul Ricœur est ici fondamentale : nous ne nous comprenons que par le « grand détour » des significations déposées dans les œuvres de culture. Pour une pédagogie de la culture inspirée de l’herméneutique, l’autonomie, la créativité, l’épanouissement et l’expression de soi, ces valeurs si chères à la subjectivité contemporaine, ces valeurs que je recevais comme un refus de la culture dans mes premières années d’enseignement, sont des conquêtes qui peuvent se réaliser grâce à la médiation des œuvres de culture qui donnent accès à l’expérience humaine. Aucune subjectivité ne se réalise sans l’appui, l’aide ou la résistance de l’autre. Une pédagogie de la culture inspirée de l’herméneutique est donc une pensée qui accepte les exigences de ce 

 

« grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? Ce qui paraît ainsi le plus contraire à la subjectivité, […] est le medium même dans lequel seul nous pouvons nous comprendre. » (Ricœur, 1986, 116) 

 

L’éducation est la voie longue de la compréhension et de la conquête de soi, celle du détour par les autres, par l’humanité exprimée dans ses œuvres. Il n’y a pas d’accès à son humanité sans ce travail sur soi-même par la médiation des œuvres humaines et l’écoute de ce qui est transmis23 . 

 

Quelques mots encore : de l’herméneutique à la musique 

 

Parti d’une expérience esthétique qui a fait événement dans ma vie de jeune élève, j’ai suivi le fil rouge de l’écoute qui m’a conduit de la musique à l’éducation, puis de l’éducation à l’herméneutique. De la musique à l’éducation d’abord, car c’est bien là, dans ma pratique quotidienne de l’éducation musicale en milieu scolaire, que la question de l’écoute s’est imposée tout à la fois comme problème pédagogique et objet philosophique. De l’éducation à l’herméneutique ensuite, de la pratique éducative et pédagogique à la « théorie selon laquelle nous devons apprendre à écouter » : écouter la parole de l’autre, écouter la leçon de l’art, écouter ce qui nous est transmis. Mais l’écoute, l’herméneutique nous l’enseigne aussi, n’est pas que réception passive, elle engage, suscite l’élan, appelle une réponse. La parole qui enseigne, comme l’œuvre d’art ou de culture « dit quelque chose à quelqu’un », et ce quelque chose suscite des questions qui appellent une réponse. Écouter, répondre : deux mots pour décrire la structure essentielle de la compréhension humaine. Au terme de cette démarche, qui a la forme d’un cercle herméneutique, j’entends encore la leçon simple de mon premier maître de musique, qui peut se dire en peu de mots : écouter, puis se mettre soi-même en mouvement, répondre, interpréter… une leçon herméneutique. 

 

Bibliographie 

 

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Taylor, C. (1998). Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Boréal. 

Taylor, C. (1992). Grandeur et misère de la modernité. Bellarmin. 

 

Notes
[←1

 Cf. Ricœur, P. (1983). Temps et récit. L’intrigue et le récit historique. Seuil. 

[←2

 Un compagnonnage, c’est bien ce qu’un éducateur, un pédagogue demande à la philosophie. On lira à ce sujet le petit livre d’Alain Kerlan (2003). Philosophie pour l’éducation. ESF.  

[←3

  

[←4

 Je reprends ici les grandes lignes d’un petit texte qui relate ma rencontre avec la musique et la guitare classique. Cf. Simard, D. (2021). Du désir de la culture à la culture du désir ; quelques notes pour une éducation culturelle à l’école. Vivre le primaire, Été 2021, p. 42-46. 

[←5

 Chouvel, J.-M. (2014). Changer l’écoute. Une utopie compositionnelle. Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société [en ligne]. Numéros de la revue Musique et Utopie, mis à jour le 30/01/2014 [https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=648]. 

[←6

 Nietzsche, F. (2007). Crépuscule des idoles. Maximes et pointes, § 33. 

[←7

 Je reprends ici le titre du beau livre d’Alain Kerlan (2021). Éducation esthétique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout. Hermann. 

[←8

 Sur l’influence de la psychologie existentielle et humaniste en éducation au Québec dans les années 1980, on pourra lire mon chapitre. Cf. Simard, D. (2005). Carl Rogers et la pédagogie ouverte. Dans C. Gauthier & M. Tardif (dir.). La pédagogie. Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours. Gaëtan Morin, p. 131-154. 

[←9

 Le musicien ne peut pas être insensible lorsqu’il lit ces mots de Gadamer : « Il nous faut écouter les mots. J’ai toujours dit à mes étudiants qu’ils devaient développer une oreille pour les implications des mots qu’ils utilisaient. Cela est aussi important pour celui qui veut faire de la philosophie qu’il peut l’être pour un musicien d’avoir une oreille pour la pureté des sons. » (2004, 203) 

[←10

 Les travaux de Bernard Stiegler à ce sujet sont importants, notamment son ouvrage auquel nous nous référons ici : Stiegler, B. (2008). Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion. 

[←11

 Cf. Charlot, B. (1997). Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie. Anthropos. 

[←12

 Dans son texte « La question de l’éducation comme question philosophique », Marcel Gauchet caractérise la situation et la relation d’enseignement en distinguant deux composantes : « l’exercice dialectique d’une autorité en vue d’une liberté », d’une part, et « l’exercice dialectique d’une impersonnalité en vue d’une personnalisation », d’autre part.  

[←13

 Je reprends cette formulation du texte de Georges Leroux (2005). Instruire, enseigner, former : le métier d’enseignant aujourd’hui. Vie pédagogique, no 137, novembre-décembre, p. 11. 

[←14

 Cf. Kerlan, A. Carraud, F. Choquet, C. & Langar, S. (2015). Un collège saisi par les arts. Essai sur une expérimentation de classe artistique. Éditions de l’Attribut.  

[←15

 Une modalité spécifique qui est aussi sans doute différente en fonction de l’art. Il y a peut-être une singularité de la musique qui n’est pas celle de la danse, qui n’est pas celle de la poésie, etc. Je renvoie ici à nouveau le lecteur à l’ouvrage d’Alain Kerlan déjà cité : Éducation esthétique et émancipation (2021). 

[←16

 Sur les pages que Gadamer consacre à la tradition humaniste, en particulier à l’« esthétisation » de la tradition humaniste, conséquence, selon Gadamer, de la Critique de la faculté de juger de Kant  (1790), au profit de la domination exclusive de l’idée de méthode dont s’autorisent les sciences exactes, voir son œuvre maîtresse Vérité et méthode (1996), p. 59-99. 

[←17

 Je tire ces mots de l’entretien que Hans-Georg Gadamer a accordé à Carsten Dutt en 1993.  

[←18

 Cf. Taylor, C. (1992). Grandeurs et misères de la modernité. Bellarmin ; et son grand livre de 1998 : Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Boréal. 

[←19

 Je pense en particulier à son grand livre, Le lieu de l’homme. La culture comme mémoire et distance (1968). Hurtubise ; je veux aussi citer son livre Le sort de la culture (1987). L’Hexagone.  

[←20

 Sur le poème de Rilke et son interprétation, je recommande le beau livre de Jean Grondin (1999). Introduction à Hans-Georg Gadamer. La nuit surveillée. 

[←21

 Sur ce que j’appelle une pédagogie de la culture, je me permets de référer le lecteur à mon ouvrage. Cf. Simard, D. (2004). Éducation et herméneutique. Contribution à une pédagogie de la culture. Presses de l’Université Laval. 

[←22

 Je m’inspire ici librement d’une conférence de Bernard Charlot intitulée « Éducation et cultures », une conférence prononcée au premier forum mondial de l’éducation de Porto Alegre en octobre 2001. 

[←23

 Ce paragraphe et le précédent reprennent librement quelques passages de mon texte sur Ricœur. Cf. Simard, D. & Côté, H. (2011). Penser l’éducation avec Ricœur. L’herméneutique ou la voie longue de l’éducation. Dans A. Kerlan & D. Simard (dir.), Paul Ricœur et la question éducative, Presses de l’Université Laval, p. 79-95. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292