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samedi 1er mars 2025

Pour citer ce texte : HAWKEN, J. (2025). Gareth M. Matthews (2024) Philosophie de l’enfance, éditions Vrin. 18 euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5
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Gareth M. Matthews (2024) Philosophie de l’enfance, éditions Vrin. 18 euros. 

 

Johanna Hawken 
Université de Liège 

 

La philosophie pour enfants et adolescents constitue un champ de recherche particulièrement fécond dans le monde francophone depuis une trentaine d’années. Néanmoins, ses racines restent incontestablement nord-américaines, avec les travaux fondateurs de Matthew Lipman (2008) et Ann-Margareth Sharp (Gregory, Laverty, 2023) dans les années 1970, 1980 et 1990, mais aussi les diverses contributions d’un réseau de chercheurs et pédagogues regroupés au sein de l’Institut for the Advancement of Philosophy for Children (IAPS, créée en 1974). Lipman et Sharp officiaient tous deux à l’Université de Montclair et, dans une université voisine de la leur, ils eurent la joie de rencontrer un camarade de pensée : Gareth Matthews. Professeur à l’Université du Massachussetts de 1969 à 2005, Gareth Matthews s’intéressait à des objets particulièrement proches de ceux de Sharp et Lipman, tout en apportant une contribution singulière. En effet, son œuvre (Matthew, 1980, 1984, 1994, 1998) s’est finalement attelée à traiter deux objets congruents : d’une part, la mise en lumière des enjeux et questionnements propres à la philosophie de l’enfance ; d’autre part, l’exploration des outils et méthodes pour initier les enfants à la philosophie. Comme le dit très justement Pierre Audran, traducteur de l’ouvrage qui nous occupe ici, « l’enjeu est à la fois d’accompagner une enfance qui s’embarque dans l’aventure philosophique et de développer une philosophie qui s’attelle aux aspects problématiques du concept d’enfance » (Audran, in Matthews, 2024, p. 8). C’est donc sur ce point que le travail de Matthews revêt une dimension originale. Matthews vise, de façon explicite, à construire une « discipline qui serait la philosophie de l’enfance » : à la façon des Gender Studies ou des Women’s Studies, il s’agirait de construire un champ de recherche et d’enseignement qui donnerait une place à une population ayant été minorisée et placée à la marge du monde de la connaissance. Le geste intellectuel de Gareth Matthews est donc important, mais demeurait inconnu du public francophone en raison de l’absence de traduction de ses ouvrages : l’édition française de l’ouvrage Philosophie de l’enfance constitue donc une bonne nouvelle pour la communauté des philosophes de l’enfance/pour enfants, mais aussi pour l’ensemble des chercheurs, éducateurs et enseignants s’intéressant à l’enfance. 

 

Le lien intrinsèque entre philosophie de l’enfance et philosophie pour enfants est crucial : en effet, pratiquer la philosophie avec les enfants, c’est accepter de se (re)questionner sur nos conceptions de l’enfance et sur la façon dont elles ont été forgées dans les sphères culturelles, sociologiques, anthropologiques, scientifiques et philosophiques. On ne peut faire l’économie d’un questionnement philosophique sur l’enfance si l’on souhaite initier les enfants à la philosophie. Matthews présente parfaitement cette relation :  

 

Quelles idées sur les enfants et sur la nature de l’enfance avais-je préalablement admises, me demandais-je alors, pour trouver si surprenant que des enfants s’embarquent naturellement en philosophie ? Peut-être le concept même d’enfant était-il trompeur ou problématique d’une manière que je n’avais pas su mesurer, ni pris le temps d’examiner » (Matthews, 2024, p. 25)  

 

Selon Matthews, l’histoire intellectuelle a omis de s’interroger sur le concept d’enfance alors que ce dernier est hautement problématique, à divers égards, selon Matthews : sur le plan culturel, sur le plan historique, sur le plan philosophique (Matthews, p. 26 et 27). C’est ce travail de problématisation de nos conceptions historiques, culturelles et philosophiques de l’enfance que Gareth cherche à mener tout au long des dix chapitres qui composent l’ouvrage. L’opus a pour objectif d’étudier les « nombreuses connexions entre la philosophie et l’enfance » (Matthews, 2024, p. 20) afin de déstabiliser et questionner ces représentations. L’introduction et le premier chapitre « Un point de vue de philosophie sur l’enfance » posent cet enjeu de façon générale ; il est ensuite décortiqué en lien avec les théories de l’enfance durant les chapitres 2, 3, 4 et 5 avant d’être analysé sous le prisme juridique et historique aux chapitres 6 et 7 ; il est enfin abordé du point de vue de la littérature et de l’art, aux chapitres 8, 9 et 10.   

 

Cet ouvrage navigue entre la sphère théorique et la sphère quotidienne et son attention à la dimension pratique explique sa publication dans la collection « Pratiques Philosophiques », dirigée par Gaëlle Jeanmart aux éditions Vrin. « La théorie prend ici sa source dans des pratiques (…) et elle a vocation à revivifier des pratiques en aval » (Audran, p. 8). La lecture de l’ouvrage est plaisante car elle est agrémentée de récits, d’anecdotes et d’exemples faisant apparaître l’ancrage pratique et concret de la réflexion de Gareth Matthews.  

 

Trois éléments principaux se dégagent de la lecture de l’ouvrage et sont autant de réponses à la question des liens entre enfance et philosophie.  

L’enfance et la philosophie partageraient tout d’abord des questionnements communs. Les enfants seraient capables de formuler des questions philosophiques d’une justesse surprenante. Comme la grande majorité des chercheurs et chercheuses qui se consacrent à la philosophie pour enfants, Gareth Matthews en est venu à se questionner sur la philosophie pour enfants suite à une discussion avec sa fille, Sarah. Cela peut sembler anodin mais cela ne l’est pas : en effet, ce sont bien les enfants qui nous obligent à percevoir leurs facultés philosophiques. Tout l’enjeu est donc de se mettre à leur écoute. 

Outre les questionnements, Matthews perçoit et présente de multiples liens de ressemblance entre les idées des enfants et celles des « grands » philosophes de l’histoire. De multiples exemples parsèment l’ouvrage : la pensée de sa fille et sa ressemblance avec la théorie thomiste (p. 19, 20), le lien entre le point de vue de Sam sur l’univers et celui de Platon (p. 29,30), le raisonnement de Kristin comme réminiscence de celui de Parménide (p. 35) ou la théorie rétinienne de son fils John qui résonne avec les questionnements de Descartes et Locke (p. 65). Nonobstant la dimension fascinante de ces similitudes, nous pourrions nous demander si Matthews ne prêche pas contre sa chapelle : en effet, en assimilant systématiquement la pensée des enfants à celles des philosophes, parvient-il à leur attribuer une véritable singularité ? Quid de toutes les autres pensées fécondes des enfants qui ne résonnent pas avec l’histoire intellectuelle occidentale ? L’enjeu, pour Matthews, reste avant tout de défendre une universalité de la capacité à philosopher. 

En effet – et c’est le dernier lien que présente Matthews entre enfance et philosophie - le philosophe américain défend une vision naturaliste de la philosophie, notamment chez l’enfant. « Mon but était – et demeure aujourd’hui, car je continue de pratiquer l’exercice de temps en temps – de convaincre mes étudiants que la philosophie est une activité naturelle » (Matthews, 2024, p. 22). Cette vision peut sembler problématique et Matthews la nuance parfois lui-même (en évoquant la nécessité de la rigueur ou de la méthode de raisonnement), tout en restant attaché à la défense de sa vision naturaliste. Nous comprenons ce choix dans la perspective de la défense d’un nouveau statut qu’il souhaite donner aux enfants comme êtres pensants légitimes.  

 

Pourquoi ces liens entre enfance et philosophie sont-ils si importants ?  

D’abord parce qu’ils permettent de déconstruire un point de vue « distordu » sur l’enfance ou – pire – une vision condescendante de l’enfance. « Le fait de passer sous silence [la présence de la pensée philosophique chez l’enfant] alimente une condescendance mal venue envers les enfants » (Matthews, 2024, p. 32). Cela nous permet donc d’avancer dans notre appréhension philosophique de la condition enfantine. 

Ensuite parce que ces liens nous permettent de mieux comprendre la nature de la philosophie elle-même. « La philosophie est en grande partie une tentative d’adulte pour répondre aux questions véritablement déconcertantes de l’enfance » (Matthews, 2024, p. 33).  

Enfin parce qu’ils donnent un sens à nos enseignements et peuvent nous dire quelque chose de notre posture d’enseignant en philosophie. « Lorsque j’enseigne Aristote ou Thomas d’Aquin à mes étudiants de l’Université, j’essaie de dénicher l’enfance qui se questionne, à la fois chez moi et chez mes étudiants. Si je ne le faisais pas, la philosophie que nous faisons ensemble perdrait l’essentiel de son urgence et de son intérêt » (Matthews, 2024, p. 33). 

 

Finalement, la mise en lumière du naturel philosophe des enfants serait l’un des leviers possibles pour la déconstruction des représentations biaisées de l’enfance. Nous en arrivons au fil rouge de l’ouvrage Philosophie de l’enfance : Gareth Matthews s’oppose sans ambivalence à deux conceptions de l’enfance qui lui semblent erronées, voire nuisibles. La première est celle qui est liée à la « théorie de l’enfant comme petite personne » (p. 44). Il ne serait qu’un petit être humain en croissance, qui vit donc dans une sorte d’attente – attente qui consiste dans le fait de patienter afin de grandir et de pouvoir enfin entrer dans le monde des adultes. La seconde serait portée par les théories du développement par stades et par maturation. Selon Matthews, les théories du développement visant une forme de maturité sont nécessairement évaluatives. « Les stades antérieurs sont supplantés par des stades ultérieurs au regard desquels ils sont automatiquement considérés comme moins satisfaisants » (Matthews, 2024, p. 36). L’enjeu est donc tout simplement de « refuser le postulat évaluatif qui fonde le modèle du développement de l’enfant par stades ou de maturation » (Matthews, 2024, p. 38).  

Dans ce paysage, la théorie du développement cognitif de Piaget occupe une place prépondérante, à l’image de la place qu’occupe la théorie piagétienne dans l’histoire. Celle-ci est évoquée dans le chapitre 2 puis analysée plus précisément dans les chapitres 3 et 4. Matthews commence par reconnaître le génie de Piaget, notamment dans sa façon de concevoir, pour analyser les enfants, des situations expérimentales qui soient à la fois productrices de résultats impressionnants, reproductibles et indexées à certains âges déterminés (p. 55-56). Mais finalement cette puissance des expérimentations piagétiennes est peut-être trompeuse : elle conduit la grande majorité des gens à adhérer à sa théorie, sans la questionner plus avant. Le fait est que cette théorie est efficace et convaincante. Mais Matthews souhaite s’interroger sur l’idée de maturité et sur les impasses qu’elle suscite, notamment si l’on en vient à se demander si la philosophie est une activité mature ou immature. De façon plus générale, Matthews cherche à débusquer les présupposés de Piaget et Inhelder en montrant qu’ils perçoivent l’enfant comme un être incompétent qui aura à accomplir étape par étape le « dépassement des déficits intellectuels de la première enfance » (Matthews, 2024, p. 73). Grâce à l’analyse de l’expérimentation piagétienne autour des principes de conservation du poids, de la substance et du volume, Matthews propose une autre interprétation du cheminement opéré par les enfants, lequel s’apparenterait davantage à un « passionnant épanouissement intellectuel, un exercice naturel de métaphysique spéculative » (Ibid.). Du point de vue du psychologue suisse, l’enfant serait d’abord enfermé dans une forme d’égocentrisme (il pense le poids, la substance et le volume en fonction de son point de vue subjectif) et dans une forme de phénoménisme (parce qu’il s’arrête aux apparences des phénomènes perçus). La déconstruction des reproches d’égocentrisme et de phénoménisme laisse parfois à désirer, chez Matthews : il en vient parfois à réutiliser des exemples paradigmatiques (de tel enfant exprimant telle idée époustouflante) ou des pirouettes argumentatives. On regrette alors qu’il ne soit pas aller au bout de son raisonnement pour asseoir théoriquement et rigoureusement sa position.   

 

Dans la continuité de sa réflexion sur les écueils des théories du développement, Matthews s’attelle à penser, au chapitre 5, l’idée de développement moral et les stades du développement moral proposé par Lawrence Kohlberg (1984). Reconnaissant bien sûr la qualité de ce travail, il en relève immédiatement les difficultés. La première relève d’une erreur de conceptualisation de la part de Kohlberg (c’est d’ailleurs sur ce genre de point que l’on perçoit le potentiel du travail des philosophes sur la question de l’enfance) : Kohlberg décrit, de façon fameuse, six stades du développement moral et considère que les stades 1 et 2 sont préconventionnels (prémoraux), alors que les stades 3 et 4 sont conventionnels et les stades 5 et 6 post-conventionnels. Le véritable raisonnement moral apparaît aux stades 5 et 6 où les individus sont capables de déterminer leurs actions en fonction de principes moraux universels et abstraits. Mais la difficulté de cette progression est de penser que certains stades seraient pré-moraux, c’est-à-dire qu’ils seraient non pas dépourvus de moralité, mais légèrement moraux ou quelque peu moraux. Ces comportements « prémoraux » manqueraient de moralité car les enfants n’agissent alors que par peur de la punition ou par anticipation de la récompense. Mais, selon Matthews, on pourrait considérer que ce raisonnement n’est tout simplement pas moral. Le philosophe américain pointe la difficulté à donner des degrés à la moralité : soit le comportement de l’enfant est moral, soit il ne l’est pas du tout. L’enjeu serait donc plutôt de déterminer les critères de la moralité et de pouvoir les appliquer afin de déterminer la moralité d’un comportement à n’importe quel âge (car – et c’est un autre argument de Matthews – la progression proposée est loin d’être certaine, dans la mesure où la grande majorité de la population en serait restée au stade prémoral selon Kohlberg). Ceci dit, il ne s’agit pas non plus de dissocier une vision enfantine de la morale et une vision adulte, car là aussi, nous serions rattrapés par le risque du mépris : « Si nous supposons que les enfants vivent dans des mondes conceptuels structurellement différents du nôtre, mais qui vont naturellement évoluer vers le nôtre, comment pourrions-nous manquer d’être condescendants envers les enfants en tant qu’agents moraux ? » (Matthews, 2024, p. 96). À la lecture de ce chapitre dédié à la théorie de Kohlberg, nous restons étonnés de l’absence totale de mention de l’éthique du care, qui pourtant a été théorisée plus d’une dizaine d’années auparavant par Carol Gilligan (1982) – et publiée dans la même maison d’édition que Matthews ! Les travaux de Gilligan – qui avait également pour point de départ la remise en question du modèle de Kohlberg - auraient enrichi ceux de Matthews d’une part dans l’analyse des biais inhérents aux visions du développement de l’enfant et d’autres part dans l’appréhension des populations oubliées que sont les femmes, les enfants et – de façon générale – les groupes sociaux dominés.   

 

Ces populations dominées sont souvent en prises avec une tradition paternaliste, qui pense détenir un savoir et un pouvoir leur donnant la légitimité de leur retirer leur autonomie. C’est cette confrontation entre le principe d’autonomie et le principe de paternalisme qui est analysée au chapitre 6, autour de la question des droits des enfants. Plus profondément, le débat autour des droits des enfants, pour Matthews, est lié à celui qui se joue autour de leur rationalité. « Un enfant est-il suffisamment rationnel, ou rationnel de la bonne manière, pour pouvoir se déterminer lui-même ? » (Matthews, 2024, p. 99). Poser cette question, c’est bien entendu considérer, en creux, que le fondement de l’autorité serait la rationalité. Face à ce présupposé, la philosophie – dans son histoire ancienne et actuelle – aurait quelque chose à apporter : Matthews propose donc un panorama des enjeux et questionnements philosophiques autour de cette « autorité rationnelle », en partant notamment de l’exemple d’Euthyphron, dans le dialogue éponyme de Platon (2002). Qu’est-ce qui fonde l’autorité des adultes ? La raison ? Les normes morales qui les transcendent ? La biologie ? L’arbitraire ? Matthews évoque ces questions mais se demande surtout : l’enfant doit-il avoir une autorité sur lui-même et le pouvoir d’exercer des droits en son nom propre ? Comment se construit l’idée d’autorité selon que l’on considère l’enfant comme un être rationnel ou non ? Et surtout : que se passe-t-il si l’on considère que l’enfant est un agent rationnel ?  

 

La transition de ces questionnements juridiques et philosophiques à ceux des chapitres 7, 8, 9 et 10 est assez abrupte, hormis le fait que ces chapitres s’attellent à questionner (mais de façon plus lointaine cette fois) nos représentations de l’enfance : d’abord autour de la question de la mémoire (et de son lien avec l’identité personnelle) puis par le biais de la littérature de jeunesse et de l’art (dans les chapitres 8, 9 et 10). Plus précisément, Matthews présente ses réflexions – mais aussi son expérience – concernant le rapport que les enfants entretiennent à la mort, en évoquant notamment le rôle de certains ouvrages de littérature. Le philosophe s’appuie sur la question de la mort, au chapitre 8, pour interroger notre vision de l’enfant : peut-on considérer que l’enfant est capable d’élaborer un véritable concept de la mort ? Cette élaboration est-elle déterminée par l’âge ? La littérature – scientifique cette fois – lui a permis de mener une analyse à cet endroit, montrant toujours une sorte de distance irréductible entre le monde de l’enfance et le monde des adultes. C’est cette distance qui rendrait d’ailleurs impossible une véritable littérature de jeunesse – et c’est cette impossibilité qui est questionnée à l’entrée du chapitre 9. Matthews part d’une intuition tout à fait intéressante, celle selon laquelle les livres pour enfants sonneraient nécessairement faux. Alors qu’il commence à en interroger les raisons, il s’arrête brusquement pour se tourner vers le récit de fictions qu’il juge particulièrement réussies, notamment celles conçues par Arnold Lobel et William Steig. Ces histoires ne sonneraient pas faux parce que « leurs auteurs ne sont pas des manipulateurs » et qu’ils soulèvent « avec une grande simplicité poétique (…) certaines questions philosophiques qui méritent que l’on s’y penche » (Matthews, 2024, p. 146). Mais, dans la mesure où Matthews cherche à déconstruire nos représentations de l’enfance, nous aurions aimé qu’il se saisisse de la littérature jeunesse pour continuer de les décrypter.  

S’interrogeant non plus sur les créations produites pour les enfants mais sur celles produites par les enfants, le dernier chapitre de l’ouvrage nous permet de retrouver la question du statut accordé à l’enfant. Partant d’une sorte d’expérience de pensée (dans laquelle une conservatrice de musée souhaiterait exposer un dessin de sa fille), Matthews boucle la boucle en comparant l’art enfantin à la philosophie enfantine. La société n’accorde aucun statut à l’art enfantin pour les raisons qui sont habituellement assénées aux personnes défendant la philosophie pour enfants : manque de maturité, idéalisation de l’enfant, incapacité de l’enfant à produire quelque chose de valeur, manque de culture et de connaissance. Cela permet au philosophe américain de poser à nouveau le diagnostic sans appel : « Les enfants sont des personnes qui méritent pleinement à la fois la considération morale et la considération intellectuelle que l’on doit à des personnes » (Matthews, 2024, p. 162).  

 

Gareth Matthews est un auteur animé de vives convictions philosophiques, morales et politiques, si bien que la lecture de son ouvrage est vivifiante et inspirante. Mais, emporté par son élan, on s’agace à ce que certaines intuitions ne soient qu’effleurées et déclarées. Cela relève peut-être d’un choix : celui de produire un ouvrage accessible à toutes et tous, dont la lecture est agréable et légère. Mais pour la constitution de la philosophie de l’enfance comme champ de recherche, on ne peut que penser que Matthews nous offre de multiples pistes fécondes à approfondir avec rigueur et entrain ! 

Mais pour cela, il nous être prudents et attentifs à une précaution méthodologique et épistémologique qui n’est pas dénuée d’importante. Matthews déclare :  

 

« Les enfants ne sont pas seulement des objets d’étude ; ils sont aussi, avec nous, des membres de ce que Kant appelle « le règne des fins ». Nous pouvons être désireux de les comprendre et nous devrions évidemment nous sentir responsables de leur éducation et de leur bien-être ; mais avant toute chose, nous leur devons le respect. Or les modèles théoriques que nous utilisons pour les comprendre peuvent les déshumaniser et encourager de façon inappropriée certaines postures condescendantes envers eux » (Matthews, 2024, p. 51). 

 

Matthews nous encourage donc à une forme de prudence épistémologique qui n’est pas sans incidence : en attirant notre attention sur le fait que les théories de l’enfance peuvent avoir un impact sur notre comportement vis-à-vis d’eux, il nous conduit à penser que notre point de vue scientifique de l’enfant gagne à être pensé non seulement d’une façon scientifique, mais également d’une façon normative. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de savoir si une théorie de l’enfance est valide scientifiquement, il s’agit aussi de déterminer si elle est souhaitable dans la façon dont elle va déterminer notre relation à l’enfant. Ainsi, il n’est pas souhaitable de considérer que les enfants vivent dans un état prérationnel ou préscientifique (p. 51), dans la mesure où cette opinion nous amène presque nécessairement à dévaluer leur point de vue sur le monde. Alors qu’il semble souhaitable de faire le pari d’une reconnaissance de l’enfant comme être rationnel et légitime pour cheminer dans le monde de la pensée. 

 

Bibliographie :  

 

Gilligan, C. (1982). In a different Voice. Harvard University Press. 

 

Kohlberg, L. (1984). Essays on Moral Development, vol. 2 : The Psychology of Moral Development : The Nature and Validity of Moral Stages. Harper and Row. 

 

Lipman, M. (2008). A l’école de la pensée. De Boeck.  

 

Laverty, Gregory (2023) (dir.). Ann M. Sharp. Aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. J. Hawken, Vrin. 

 

Matthews, G. (1980). Philosophy and the Young Child. Harvard University Press. 

 

Matthews, G. (1984). Dialogues with Children. Harvard University Press.  

 

Matthews, G. (1994). Philosophy of Childhood. Harvard University Press. 

 

Matthews, G., Turner, S. (1998). The philosopher’s Child. University of Rochester Press. 

 

Platon (2002). Euthyphron. Dans Platon (2002). Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Flammarion. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292