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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : ROELENS, C. (2025). Point, C. (2023). Université et démocratie ; la pensée éducative de John Dewey. Québec : Presses de l’université Laval/Paris : Hermann. 311 pages, 35 Euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5
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Point, C. (2023). Université et démocratie ; la pensée éducative de John Dewey. Québec : Presses de l’université Laval/Paris : Hermann. 311 pages, 35 Euros.
Camille Roelens
Université Claude Bernard Lyon 1 – Éducation, Cultures, Politiques
Si celles et ceux qui s’intéressent à l’actualité éditoriale des revues spécialisées en philosophie et éthique de l’éducation des dernières années connaissent bien le travail de Christophe Point, aussi régulier dans ses publications qu’éclectique dans ses curiosités, les adeptes de monographies le connaissent surtout pour le stimulant retour réflexif – déjà nourri il est vrai, dans la manière comme dans la matière des meilleurs fruits du courant pragmatiste – de son expérience de professeur de philosophie en lycée (Point, 2021). Avec ce second ouvrage personnel (issu d’une thèse soutenue en 2020), il donne la pleine mesure à l’expression d’une position originale à la rencontre de divers champs d’études : celui de la philosophie politique, de l’éducation pratique et appliquée, de l’éthique enseignante, de l’histoire et actualité des idées en général et du courant pragmatiste en particulier, et de l’histoire occidentale de l’enseignement supérieur et de l’éducation et formation aux États-Unis.
Il faut le dire d’emblée, l’ouvrage ici recensé apparait d’une richesse documentaire et conceptuelle comme d’une minutie dans l’exploration des œuvres complètes anglophones de John Dewey qui décourage d’emblée la démarche consistant à prétendre en rendre compte en détail dans l’espace de texte dont nous disposons ici. Nous prenons donc le parti de nous en tenir dans un premier moment de la présente recension à une présentation assez factuelle et ramassée de la structure de l’ouvrage comme de son attention, et de consacrer dans un second moment de notre texte un volume de texte substantiel à proposer deux pistes de mise en perspective et en relief des apports originaux de ces pages que, on l’aura compris, nous ne pouvons qu’encourager le lectorat à parcourir en détail.
L’ouvrage s’ouvre par une préface de Normand Baillargeon, sans doute la figure la plus identifiée de la philosophie de l’éducation au Québec, en raison en particulier de sa forte présence médiatique comme éditoriale, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir brièvement ci-après dans la discussion.
L’introduction (p. 1-24) permet à Point de préciser l’“objet philosophique central” (p. 6) de son ouvrage, à savoir de dégager et d’affiner un “projet [d’]université pragmatiste”. Il convoque pour cela trois ressources théoriques majeures, “la philosophique politique [,] la philosophie de l’éducation [et] l’épistémologie” (p. 8°), et étudie plus spécifiquement des cas historiques concrets relevant de “l’institution universitaire américaine, à partir de 1876 et jusqu’en 1945” (p. 15). On peut dire ici que l’histoire sert à mieux penser le présent, quand l’actualité et la vitalité du courant pragmatiste des deux côtés de l’Atlantique sert à mieux tirer les leçons des manifestations historiques du “”projet politico-éducatif” de John Dewey” (p. 22).
La première partie, “Penser l’université idéale avec John Dewey : une théorie pragmatiste des institutions démocratiques” (p. 25-162), partant du constat selon lequel Dewey n’a pas consacré en propre d’étude globale dédiée à la question de l’université, vise à ce propos “une reconstruction théorique à partir des concepts pragmatiste” (p. 21). Elle compte pour ce faire cinq chapitres. Le premier, “Réinventer l’université du XIXe au XXe siècle, les États-Unis” (p. 31-54), permet à Point de montrer en quoi c’est le constat selon lequel aucun modèle universitaire héritable du Vieux Continent ne pouvait valablement être implémenté tel quel sur le Nouveau qui poussa en la matière Dewey à l’innovation. Le deuxième, “Imaginer une institution : à quoi sert l’université américaine” (p. 55-72), revient sur la question des problèmes publics auxquels ces universités durent répondre en leur temps. Le troisième, “Du bien commun à la conviction démocratique” (p. 73-102), montre en quoi, face à ce défi, “John Dewey tente de dessiner un tableau d’ensemble de la démocratie comme mode de vie où l’expérimentation serait un moyen d’action collectif et un outil d’une politique s’autorisant des essais pour résoudre les problèmes” (p. 100), y compris dans les enjeux académiques. Le quatrième, “Enseigner démocratiquement à l’université : quelle pédagogie ?” (p. 103-128) permet à l’auteur de poser et étayer la thèse selon laquelle l’institution universitaire démocratique devait, contre tout conservatisme ossifié, “contribuer à faire acquérir aux citoyens [la] capacité [...] de transformer par eux-mêmes leurs institutions – et de trouver cela souhaitable” (p. 126). Le cinquième, enfin, “Imaginer la place de l’université au sein de la société” (p. 129-158), offre à l’auteur l’opportunité de rappeler à quel point, pour Dewey, les fonctions d’enseignement, de formation et de recherche des professeurs à l’Université devaient toujours être pensées en complémentarité et non en concurrence stérile. A l’issue de ce premier pan de l’ouvrage, Point peut ainsi récapituler et conclure (p. 159-162) qu’il ne saurait durablement y avoir de démocratie moderne digne de ce nom sans “éducation démocratique à l’université” (p. 160).
La deuxième partie, “ L’influence du projet de John Dewey sur son temps : une histoire critique des expérimentations universitaires et de leurs critiques” (p. 165-272), laisse place à la démarche de “reconstruction historique” (p. 21) dans un moment et un lieu significatifs, et rassemble pour cela également cinq chapitres. Le chapitre 6, “Le Black Mountain College : expérimenter, enseigner, créer ” (p. 169-186), est consacré par l’auteur à la restitution de ce que l’auteur présente à la fois comme la prime et plus substantielle expérience d’“expérimentalisme” (p. 185) pratique et globale en contexte académique. Le chapitre 7, “Le Laboratory School of Chicago : la fabrique de l’espoir” (p. 187-206), montre d’après Point que, pour Dewey, la réforme démocratique de l’éducation au sens large ne peut se penser que collectivement, comme “transformation de, par et pour la communauté toute entière” (p. 204) Le chapitre 8, “Les colleges progressistes : de l’enquête à la démocratie, un pari éducatif ?” (p. 207-226), permet de mettre en lumière en quoi le progrès relevait pour Dewey ni de la table rase ni de la passion d’un ordre supposé autorégulé et autoporté, mais bien du pouvoir de la “pensée réfléchie” (p. 225). Le chapitre 9, “La Hull House : une université démocratique au cœur de la cité” (p. 227-246), offre l’occasion à Point de rappeler l’originalité de “l’épistémologie écosystémique à l’éducation” que Dewey tenta d’y faire vivre. Le dixième et dernier chapitre de l’ouvrage, enfin, “La New School for Social Research : l’université en quête de pluralisme” (p. 247-266), permet à l’auteur de replacer l’ambition de “promotion de l’open-mindeness démocratique à l’université” (p. 265) à sa place éminente dans l’architectonique philosophique de Dewey. Parvenu au terme de ce second pan de l’ouvrage, l’auteur synthétise – citant Dewey lui-même - les apports de ce parcours de lieu en lieu et d’expérience en expérience (p. 267-273) en écrivant que cela illustre bien “pourquoi l’université, comme la démocratie, “doit être continuellement défendue et conquise par chaque génération? Elle ne peut rester immobile : si elle ne va pas de l’avant pour répondre aux exigences des nouvelles conditions de vie, elle dégénère et finira par mourir”” (p. 270)
Vient ensuite le temps de la conclusion générale, dont le titre lui-même “Vers une philosophie pragmatiste de l’éducation?” (p. 273-284) donne bien le ton dans la mesure où il s’agira de se situer entre (re)problématisation et esquisse d’un chantier de recherches à venir. Suit une bibliographie dont il faut souligner la quasi exhaustivité concernant les œuvres primaires de Dewey et les œuvres secondaires – a minima francophones - sur sa pensée (p. 285-303), puis une liste des sources de figures et tableaux (p. 303-304).
On l’aura compris à ce stade, on ne peut selon nous que recommander la lecture de cet ouvrage à toute personne intéressée par la philosophie de l’éducation et l’œuvre de Dewey, mais aussi plus largement aux personnes s’intéressant à l’enseignement supérieur dans le vaste domaine des sciences humaines et sociales. Nous nous risquons donc à proposer désormais deux lectures croisées qui permettent, par adjonction et/ou par contraste, de mieux prendre la mesure non seulement de la valeur mais aussi de l’originalité de ces pages.
Le premier texte pour ce faire est l’œuvre du préfacier de l’ouvrage de Point, Baillargeon, sous un titre qui consonne singulièrement avec les buts mêmes de la SOFPHIED, “Pour la philosophie de l’éducation” (2013), défense et illustration se plaçant d’emblée dans une position d’assiégé. Selon lui, la philosophie de l’éducation aurait alors eu en quelque sorte à se réfugier du côté des “réflexions menées autour de l’enseignement de l’éthique et de la culture religieuse”(p. 1), et il n’est pas inintéressant de se dire que l’ouvrage de Point a été élaboré alors que lui-même travaillait à implémenter la formation des enseignants du Québec audit programme ECR à l’université de Sherbrooke. Selon nous, toutefois, Baillargeon cède, dans l’ouvrage dont est extrait ledit texte comme dans certains passages de la préface qu’il donne à l’ouvrage de Point, à deux tendances dont il n’est pas certain qu’elles servent la cause de la philosophie de l’éducation aujourd’hui. La première est de céder à la tentation rémanente de se poser en s’opposant à ce qu’il appelle de manière acerbe “cet ensemble de disciplines hétéroclites au statut scientifique vivement contesté qui sont réunies sous le nom de "sciences de l’éducation"" (2013, p. 1). La deuxième est de verser régulièrement dans un ton crépusculaire bâti sur l’opposition schématique entre ce que seraient les immenses vertus et espoirs suscités par le “concept d’éducation libérale forgé par Platon et qui n’a cessé d’être revisité, réarticulé et défendu au cours des siècles” (2013, p. 3) et ce que serait devenue l’éducation dans les démocraties libérales contemporaines. Peut-être est-ce que ce grand platonicien, s’il n’hésite pas à reconnaitre l’importance de la philosophie de Dewey, reste rétif à ce que Point présente néanmoins comme une de ses plus importantes leçons : “refuser les dualismes” (p. 47)1 . Point, au contraire, montre comment jouir au mieux de certaines possibilités épistémologiques qu’offre la pratique de la philosophie de l’éducation en sciences de l’éducation pour articuler un discours à visée pratique qui donne davantage envie d’expérimenter que de se résigner avec acrimonie.
Le deuxième texte est celui qui fait figure de testament intellectuel de la figure antitotalitaire du siècle dernier – ce que Dewey fut aussi à sa manière - qu’est Simon Leys, et qu’il consacre à son idée de l’université (2012/20°14). Il la résume ainsi : « L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire » (ibid.). Dans cette logique, les « étudiants […] constituent un élément important, mais pas toujours indispensable. Il est bon de former des étudiants, mais il n’est pas souhaitable de les attirer à tout prix par tous les moyens et sans discrimination [ou de les considérer en quelque façon] comme des clients » (p. 88). Pour Leys, dans « l’université idéale [,] les études [ne] mèneraient à aucune profession en particulier et ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme » (ibid.), et au contraire si « l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme » (ibid.). Or ce modèle que Leys décrit comme idéal – et qui ne révoque pas seulement l’utilitarisme au sens étroit, mais aussi, nous semble-t-il, toute forme de pragmatisme au sens ou Point, après Dewey, l’explore, serait désormais, « dénoncé au nom des principes d’égalité et de démocratie » (p. 289), ce qui l’amène à conclure que si la « démocratie est le seul système politique acceptable, […] elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu. […] Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste (p. 289-290). L’importance relative des composantes de l’enseignement supérieur et de la recherche serait donc très directement proportionnelle à leur place stratégique dans le dispositif de défense d’un aristocratisme académique hors du temps et du monde de manière militante, dispositif dans lequel le « département de philosophie pure - tour d’ivoire au sein de la tour d’ivoire [règnerait en tant que] noyau historique central de toute l’institution universitaire » (p. 291). Schématiquement, on pourrait dire que là où la logique de Leys est toute prête à sacrifier l’université réelle du temps pour sauver, ne serait-ce qu’à titre de fantasme privément entretenu dans une « tour d’ivoire », l’Université idéale, Point s’applique consciencieusement à tirer le maximum d’une prime renonciation à l’illusion de l’Université idéale pour se faire le meilleur penseur, pédagogue et imaginateur de l’université réelle du XXIème siècle, face aux défis et problématiques multiples qui s’annoncent sur sa route, comme – mutatis mutandis – Dewey sut en son temps accueillir les grands évènements historiques du XXème siècle non comme autant de bonnes raisons de se replier sur ses certitudes, mais comme autant d’occasions de réfléchir et d’agir plus avant. Ce faisant, c’est une forme d’idéal au second niveau, d’idéal reconstruit au sens deweyen, dont il peut parvenir à esquisser l’horizon. Ainsi, Point démontre par l’exemple, dans cet ouvrage, que l’érudition, l’agilité conceptuelle et l’aisance littéraire ne condamnent nullement ni au pédantisme ni à la déploration du temps qui n’est plus, quand bien même aurait-on puiser à ses ressources pour constituer lesdites qualités. Ce n’est pas son moindre mérite ni argument pratique pour la philosophie de l’éducation.
Références
Baillargeon, N. (2013). Introduction : pour la philosophie de l'éducation. Dans Turbulences. Essais de philosophie de l'éducation (p. 1-6). Presses de l'université Laval.
Leys, S. (2012/2014). Pour prendre congé. Une idée de l'université. Dans Le Studio de l'inutilité (p. 285-292). Flammarion.
Point, C. (2019). Pratiquer la philosophie. Expérimenter au lycée. Chronique Sociale.
Roelens, C. (2023). (Re) découvrir l’« individualisme nouveau » de John Dewey…pour penser l’éducation et la formation en démocratie au XXIème siècle. Recherches & Éducations, HS n° 2
Notes
- [←1 ]
En effet, les positions de Dewey vis-à-vis du libéralisme mais aussi de l’individualisme sont – et permettent de projeter des déploiements – bien plus nuancées et complexes que ce à quoi la critique unilatérale de ces véritables totems négatifs nous a souvent habitués désormais (Roelens, 2023).
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292