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mercredi 22 mai 2024
Ce texte de Michel Fabre a fait l’objet d’une première publication dans la revue Les Sciences de l’éducation- Pour l’ère nouvelle (2019/1 Vol 52). Parce qu’il est consacré à la SOFPHIED elle-même, à son rôle et à ses missions dans le paysage de la philosophie de l’éducation, le bureau de la SOFPHIED, en accord avec l’équipe éditoriale d’Arphé, a jugé utile de le mettre à la disposition de tous les adhérents et « compagnons de route » et plus largement en accès libre à l’intention d’un large public, comme peut le permettre la consultation « en ligne ».
Bonne lecture.
La philosophie et les questions vives de l’éducation Le cas de la Société francophone de philosophie de l’éducation1 (Sofphied)
Michel Fabre2 ,
Résumé : Bien qu’institutionnellement moins représentée que jadis en sciences de l’éducation, la philosophie de l’éducation, ce « luxe inutile », existe néanmoins. Elle est active, comme en témoignent deux revues spécialisées (Penser l’éducation, Le Télémaque) ainsi qu’un certain nombre de colloques et d’ouvrages depuis les années 1990. En 2006 est créée la SOFPHIED (Société francophone de Philosophie de l’Éducation). Comment situer institutionnellement cette approche de la philosophie de l’éducation entre les départements universitaires de philosophie, les sciences humaines, la formation des enseignants, les pratiques au sein des départements de science de l’éducation ? Comment caractériser la démarche philo- sophique qu’entend promouvoir cette société savante? Quelles sont les problématiques traitées dans ses colloques et publications ? On entend donner une idée des travaux en prenant le fil conducteur des trois fonctions assignées à la philosophie de l’éducation : la fonction épistémologique, la fonction élucidatrice et la fonction axiologique. On montrera comment, dans cette perspective, les questions vives de l’éducation d’aujourd’hui sont abordées, dans leur radicalité, à l’aide des outils concep- tuels forgés par les diverses traditions philosophiques.
Mots-clés : Philosophie de l’éducation. Sciences de l’éducation. Sofphied.
Lors du colloque « Pour une philosophie de l’éducation » (1994), qui marquait les débuts d’une restructuration du champ de la philosophie de l’éducation en France, Guy Avanzini constatait avec une certaine amertume, la situation « aléatoire et étrange » de la philosophie de l’éducation « victime d’une certaine indifférence de la part des philosophes, et exposée à une certaine méfiance du côté des Sciences de l’éducation » (Avanzini, 1994, p. 15). Tout porte à croire que la situation, loin de s’être améliorée, s’est au contraire plutôt dégradée aujourd’hui. Les recrutements de « philosophes » dans les départements de sciences de l’éducation et les instituts de formation s’avèrent peu nombreux et, ce qui est encore plus grave, les postes de philosophie de l’éducation sont loin d’être pérennisés lors des mutations ou des départs en retraite. Il ne s’agit pas de regretter que ces postes ne soient pas ouverts à des agrégés de philosophie ou à des collègues titulaires d’une thèse de philosophie. Constatons qu’ils ne sont même pas proposés à ceux de nos étudiants de sciences de l’éducation qui ont développé, dans leurs thèses de doctorat, une approche philosophique.
Les discussions épistémologiques concernant l’identité et même la légitimité des sciences de l’éducation, qui furent vives dans les années 1980-20003 , opposaient généralement l’entrée classique par les disciplines à des perspectives plus ambitieuses se réclamant de l’interdisciplinarité ou de la transdisciplinarité, comme à de plus modestes en appelant seulement à définir les sciences de l’éducation comme l’espace d’une culture commune (Charlot, 1995 ; Develay, 2001 ; AECSE, 2001, Fabre et Lang, 2005). Dans cette dernière perspective, les sciences de l’éducation n’ont peut-être pas de spécificités épistémologiques ou méthodologiques, mais elles possèdent bien une légitimité de culture. Cette position, qui semble en effet la plus raisonnable, toute minimaliste qu’elle soit, ne saurait toutefois gommer la diversité des approches et des démarches, sans se renier elle-même. Dans cette perspective, ce qui distinguerait le « philosophe » des départements de sciences de l’éducation de celui des départements de philosophie, ne serait pas de renoncer à son style de questionnement, mais bien de le déployer en relation aux questionnements de ses collègues en cherchant à construire avec eux un certain nombre de « rationalités régionales » (Fabre et Lang, 2005), tout en évitant de se présenter comme le spécialiste des généralités « officiant néopositiviste de la coordination » (Duborgel, 1984), ou encore comme le philosophe « de service » ajoutant un supplément d’âme au discours des experts.
Le fait qu’une culture de ce type (dans laquelle l’approche philosophique aurait toute sa part) ne soit qu’exceptionnellement présente au sein des sciences de l’éducation, renvoie à un grand nombre de facteurs à la fois conjoncturels, tenant aux difficultés actuelles de recrutement, mais également à l’histoire de la structuration du champ des sciences de l’éducation, depuis les débuts du XX° siècle, et aux concurrences qui se jouent entre les diverses approches scientifiques ou pratiques qui s’y exercent (Vergnioux, 2006). L’objet de cet article n’est toutefois pas de se plaindre de la situation qui est faite à la philosophie de l’éducation en reprenant la ritournelle éculée de sa fin probable, mais tout simplement de montrer sa vitalité en recherches et en publications, puisque la structuration du champ des sciences de l’éducation étant ce qu’elle est, la visibilité de ce type d’approche laisse à désirer4 .
Pour ce faire, nous choisissons de décrire comment le champ de la philosophie de l’éducation se restructure à la charnière du XX° et du XXI° siècle, et comment cette structuration débouche sur la création, en 2006, d’une association savante, la Société Francophone de Philosophie de l’éducation (Sofphied). Sans prétendre – tant s’en faut - que cette association draine tout ce qui se produit dans la francophonie en philosophie de l’éducation, elle constitue toutefois un collectif dynamique où de telles recherches se voient suscitées, soutenues et discutées au cours de colloques annuels et publiées sous forme d’ouvrages collectifs ou de numéro de revue ou encore sur le site de l’association5 .
La restructuration du champ
La Sofphied est une association savante, créée en 2006, dans le prolongement de deux colloques de philosophie de l’éducation organisés à Dijon, par Anne Marie Drouin-Hans : « Pour une philosophie de l’éducation », en octobre 1993, et « La Philosophie saisie par l’éducation », en 2003. Dans la foulée un Annuaire des enseignants-chercheurs est créé pour faire le point sur les publications et travaux en cours. En 2006, le temps semblait venu de fédérer les collègues qui s’intéressaient à la philosophie de l’éducation dans les lieux les plus divers (université, instituts de formation, etc.) et ceci à l’échelle de la francophonie6 .
1.1 Naissance d’une société savante
Les statuts précisent que le but de l’association « est de promouvoir la réflexion et la recherche dans le domaine de l’éducation du point de vue de la philosophie », ceci indépendamment « de toute obédience, qu’elle soit politique, idéologique ou religieuse » (Article premier). Il s’agit donc, pour la Sofphied, « de défendre, développer et promouvoir, dans le champ de l’éducation, les exigences de la tradition philosophique en termes de rigueur théorique et méthodologique » (Article 2).
Lors de la première Assemblée générale (2006), il est précisé que la Sofphied doit se donner le statut d’une société savante qui, « partant du constat de l’existence d’un champ de recherche, entend s’employer à le mettre en lumière, à favoriser les relations entre les chercheurs, à constituer un réseau ». L’association n’a pas une vocation corporatiste. Si elle est militante, ce n’est pas pour défendre un corps professionnel, mais plutôt une démarche, une démarche philosophique, laquelle ne va plus de soi et se voit fortement concurrencée par des approches réputées à la fois plus scientifiques et plus empiriques, de type sociologique, psychologique ou didactique. Bref, comme l’énonce sa première présidente, Anne-Marie Drouin-Hans, la Sofphied « veut affirmer une identité, mais sans la figer dans la discipline, en acceptant son caractère multiple, voire conflictuel. Et pour Alain Kerlan « L’affirmation identitaire devrait éviter le risque du repli ; l’ouverture sur les « sciences de l’éducation » devrait protéger du « philosophisme » ». Par « philosophisme » on entend ici une attitude de fermeture de la philosophie sur elle-même et donc sur son histoire, nombrilisme souvent motivé par l’idée d’une supériorité de principe de cette discipline par rapport aux sciences empiriques. Il s’agit donc à la fois d’affirmer une identité de démarche, tout en établissant les liens qui s’imposent, à travers les objets étudiés, avec les sciences humaines, la pédagogie, les didactiques. Comme le disait Olivier Reboul (1989, p. 5), la philosophie n’est pas uniquement une affaire de spécialistes (elle l’est aussi assurément), mais « dès qu’un éducateur réfléchit sur le sens de son entreprise, dès qu’il se demande pourquoi, ou mieux pour quoi il fait ce qu’il fait, il philosophe ». Ce que peut apporter le spécialiste, ajoutait-il, c’est la méthode ou plutôt les méthodes : l’histoire de la philosophie, la réflexion sur les sciences, l’analyse logique, la dialectique…
Une telle position n’est pas facile à tenir comme le souligne Anne-Marie Drouin-Hans lors de l’Assemblée générale de juin 2007. Elle relève du « funambulisme ». En effet :
« 1) la philosophie de l’éducation veut être reconnue par la philosophie « tout court », cette discipline « mère » ou « sœur » des départements de philosophie ; 2) elle ne veut pas être rejetée par — mais ne pas être confondue avec — les disciplines des sciences de l’éducation, ces disciplines plutôt « cousines », que sont les sciences humaines, celles avec lesquelles Foucault disait que la philosophie entretient une dangereuse familiarité ; 3) elle a un rapport d’interrogation, de collaboration, mais aussi de méfiance, à l’égard de la pédagogie comme doctrine, avec laquelle elle ne veut pas non plus être confondue, ou comme pratique, dont elle hésite à se considérer sans recul comme l’expression la plus pure, sans y renoncer totalement ; 4) elle hésite entre une mission militante et une recherche conceptuelle désintéressée ».
La Sofphied, comme le précise sa présidente, s’avère ainsi telle une « danseuse de corde en autoformation, entre audace et maîtrise de soi ». Est-elle philosophie « de », « sur », « à propos de », « autour de », l’éducation ? La nécessité d’un sigle a obligé à trancher, sur le plan des mots, mais laisse ouvert le questionnement.
Mais, précisément, ne peut-on interroger plus radicalement encore la distinction entre philosophie et éducation ? Il fut un temps (chez Platon) où le véritable objet de la philosophie était l’éducation. C’est d’ailleurs cette tradition que tente, plus près de nous, de réactiver John Dewey et pour laquelle, si la vie est éducation, alors l’éducation est la véritable pierre de touche de la philosophie. On conviendra aisément qu’il n’en est plus ainsi de nos jours. L’objet « éducation » ne constitue qu’une province tout à fait marginale des cursus et des recherches dans les départements universitaires de philosophie. Par ailleurs, la démarche réflexive proposée dans les instituts de formation, court toujours le risque de n’être qu’une « philosophie de service » chargée d’apporter un « supplément d’âme » aux approches scientifiques, techniques ou pratico-pratiques (Fabre, 1999).
Si, avec Alain Vergnioux (2009) on prend un certain recul historique, il est clair que la situation actuelle de la philosophie de l’éducation hérite d’une triple rupture : a) la division de l’arbre philosophique en diverses branches (philosophie de la connaissance, philosophie morale, politique, esthétique ; b) l’avènement de l’éducation comme objet philosophique à part entière, avec l’Émile de Rousseau notamment ; c) et plus récemment, à la fin XIXe siècle, l’institutionnalisation de la philosophie, à partir de Victor Cousin, et sa redéfinition scolaire, comme matière d’enseignement secondaire et comme élément de formation des instituteurs dans les écoles normales, puis, à partir de 1990, de tous les enseignants dans les I.U.F.M et les E.S.P.E. C’est précisément ce lien avec la formation des enseignants qui constitue l’un des fils conducteurs des colloques de 1993 et de 2004. Comme l’indique Michel Soëtard, au colloque de 1993, la philosophie de l’éducation se trouve impliquée dans une logique de formation, de formation professionnelle et de formation professionnelle enseignante.
1.2 Quelles démarches ?
L’identité de la Sophied tient à une démarche, laquelle, aussi ouverte que possible, ne serait, sans se renier, renoncer aux exigences de la tradition philosophique. Comme le remarque Alain Vergnioux, la philosophie de l’éducation n’a pas d’objet propre, mais elle se définit par une manière bien particulière de traiter les questions (Pemière Assemblée Générale). On peut évidemment se référer à la définition, désormais classique de ce questionnement, que donne Olivier Reboul (1989, p. 3-4) : 1) interrogation totale au sens où si la philosophie n’a pas d’objet propre, tout objet étant susceptible d’une approche philosophique ; 2) questionnement radical, qui tente d’aller au fond des choses ; 3) questionnement « vital », qui entend remonter aux fins dernières (nous dirions aujourd’hui au sens et aux enjeux fondamentaux). Dans le colloque « Pour une philosophie de l’éducation » de 1993, Charles Hadji (p.47), définissait la spécificité du questionnement philosophique comme « une interrogation au second degré sur le légitime ». La philosophie n’aborde pas les questions de fait : « qui forme les enseignants aujourd’hui » ? Ni même les questions de légitimité, par exemple « qui doit former les enseignants aujourd’hui ? », auxquelles on peut toujours trouver des réponses institutionnelles (les employeurs ou leurs représentants, les inspecteurs), ou pragmatiques (les pairs sur le terrain, les universitaires ?). Le questionnement philosophique commence quand on pose la question des critères de légitimité. Non pas qui est légitime, mais qu’est-ce qui pourrait fonder telle ou telle prétention à la légitimité ? Autrement dit quelle est la valeur de nos valeurs ? Bref, l’exigence philosophique en éducation signifie « le maintien d’une ouverture de sens par rapport au savoir des experts, mais implique également la mise en question des allants de soi de la pratique » (Fabre, 1999).
Cela ne doit pas laisser penser que les seuls domaines d’interrogation philosophique seraient l’éthique et les valeurs. Toujours dans le colloque de 1993, Guy Avanzini, dans une série de distinctions souvent reprises depuis, assignait trois fonctions à la philosophie de l’éducation. Elle examine les savoirs scientifiques, didactiques, pédagogiques sur l’éducation pour en évaluer la pertinence (fonction épistémologique). Elle scrute les dispositifs, les pratiques, les systèmes éducatifs pour en discerner les significations et les enjeux (fonction élucidatrice). Elle s’interroge sur les finalités, les modèles d’humanité à promouvoir (fonction axiologique). Les trois fonctions soulignées par Guy Avanzini constituent des entrées commodes pour répertorier les travaux de philosophies de l’éducation. Mais, comme le souligne Anne-Marie Drouin-Hans, dans l’Assemblée générale de 2012 :
« Promouvoir la philosophie de l’éducation consiste à relever trois défis : 1) montrer en quoi la philosophie de l’éducation est partie prenante de l’entreprise philosophique ; 2) maîtriser le rapport aux sciences humaines en n’étant vis-à-vis d’elles ni serve ni en surplomb ; 3) Se laisser saisir par cet objet particulier qu’est l’éducation, c’est-à-dire être attentif aux pratiques éducatives, aux contraintes sociales, et à leur histoire. Avec en outre la conviction que lire et relire les textes anciens n’est pas un enfermement dans le passé, mais permet de nourrir des interrogations nouvelles ».
Anne Marie Drouin-Hans souligne également que « la philosophie de l’éducation n’est pas seulement une discipline de culture générale, elle a aussi l’ambition d’être une aide pour la pratique. Non pas sous forme de doctrine, encore moins de recettes, mais en offrant « des outils pour l’action ».
1.3 Comment structurer le champ ?
De 2007 à 2014, les colloques de la Sofphied ont lieu à la Sorbonne. Dans cette première période, une ou plusieurs thématiques sont suggérées par le bureau de l’association et approuvées par l’Assemblée générale, le bureau étant chargé, ensuite, d’élaborer l’appel à communication et d’organiser le colloque. En 2014, il est décidé de décentraliser les colloques. Ce qui signifie plus qu’un simple déplacement géographique. Comme le précise l’Assemblée générale de 2015, cette opération veut marquer que « la mission de notre association est de développer la philosophie de l’éducation et de soutenir les projets de recherche des différents laboratoires ». Il s’agit donc d’impliquer plus étroitement les différentes équipes universitaires où la philosophie de l’éducation est présente, en leur offrant la possibilité de partager leurs travaux et leur réflexion avec leurs collègues francophones, et ceci à partir de leurs propres thématiques de recherche. Désormais, les idées de colloques seront proposées par les équipes de recherche, discutées et validées en Assemblée générale. L’appel à communication et l’organisation du colloque seront effectués en collaboration entre le bureau et les « puissances invitantes ». Dans cette politique les thématiques retenues par l’association devront refléter les orientations de recherches des différentes équipes qui hébergent les colloques de la Sofphied.
Ces infléchissements sont particulièrement marqués pour les colloques récents tels que « L’idée de valeur en éducation » (Strasbourg, 2015), « L’éthique et les politiques éducatives », (Nancy, 2016) ou encore « L’éducation et ses marges » (Porto, 2018). Les colloques de 2015 et 2016 étaient articulés sur les problématiques de l’équipe « Normes et Valeurs » du LISEC (André Pachod pour Strasbourg et Eirick Prairat et Henri-Louis Go pour Nancy), équipes dont les recherches se centrent sur l’analyse « des processus de production de normes, et les rapports construits entre normes et valeurs dans les domaines de l’éducation et de la formation »7 . Le colloque de Strasbourg avait permis d’interroger les perplexités que provoque le pluralisme des valeurs éducatives dans une société sécularisée. Il s'agissait de réfléchir sur le fait que « c’est le langage de la valeur lui-même qui est aujourd’hui en question ». À Nancy, le colloque était centré sur l’élucidation des normes qui sous-tendent les politiques éducatives (efficacité, équité) à l’heure où dominent les injonctions évaluatives et comparatives dans la distribution d’une éducation pensée comme un bien. Pour le colloque de Porto (2017), organisé en collaboration avec la SOFELP (Sociedade de Filosofia da Educação de Língua Portuguesa), la thématique des marges résonnait avec celle des projets de recherches anthropologiques et philosophiques conduits notamment par l’équipe du président de l’association portugaise, Adalberto Dias de Carvalho, sur les formes de l’exclusion8 . Il s’agissait d’explorer la marge comme l’« à-côté » des grands systèmes éducatifs, des institutions académiques, des démarches et procédures canoniques de l’éducation ; ou encore l’éducation « marginale » (la vie scolaire, les « éducations à ») comme autant d’ « hétérotopies » éducatives en dehors ou au-dedans des systèmes d’éducation ou de formation, et susceptibles d’interroger, par contrecoup, les axes centraux de l’éducation, leurs impensés.
Thématiques et Problématiques
On peut donner une idée des thématiques de recherche de la Sofphied en repérant les titres des colloques annuels de l’association et en analysant les appels à communication, préfaces ou postfaces des actes de ces colloques9 . On peut isoler de cet ensemble deux grandes problématiques.
2.1 Philosophia perennis et questions vives
Dans la tradition universitaire, on assimile souvent l’activité philosophique au commentaire de son histoire, quitte à l’accuser d’être en défaut par rapport à la finalité même que lui ont donnée les grands philosophes du passé, à savoir penser son temps. D’un autre côté, pourquoi se priver des ressources de l’histoire de la philosophie, des concepts et démarches élaborés par les grands penseurs, comme si les problématiques de l’actualité, toutes inédites qu’elles soient, étaient sans rapport aucun avec celles du passé ? Entre une certaine interprétation de l’idée de Philosophia perennis qui postulerait l’invariance des problèmes philosophiques à travers l’histoire et la fascination devant ce qui apparaîtrait comme une nouveauté absolue, impensable avec les ressources de la tradition, la Sofphied cherche un rapport à l’histoire de la philosophie conçue comme un ensemble d’outils intellectuels (d’idées, de schèmes, de modèles) pour penser le présent. Même les sujets qui à première vue relèvent des problématiques récurrentes de l’histoire de la philosophie comme celles de « l’individu et le collectif » (colloque de 2011) articulent des apports venus de doctrines philosophiques (Emmanuel Kant, Georg Simmel, John Dewey, Gilles Deleuze…) à des préoccupations contemporaines d’éducation et de formation, marquées par le questionnement du sens du collectif dans une société individualiste. Cette articulation entre ressources de la tradition et défis de l’actualité s’effectue de plusieurs manières.
La première part de la tradition philosophique et l’interroge à nouveaux frais, mais dans le but d’y chercher des ressources pour aujourd’hui. Le grand colloque de Cerisy « L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui », organisé en 2012, à l’occasion du troisième centenaire de la naissance de Jean Jacques Rousseau (1712) et du 250e anniversaire de L’Émile (1762) constitue le meilleur exemple de cette approche. Il s’agissait en effet, à la fois, de faire le bilan des lectures actuelles de l’Émile (l’Émile vu d’aujourd’hui), d’évaluer sa portée pédagogique dans l’histoire des doctrines éducatives (de Pestalozzi à la pédagogie institutionnelle, en passant par les pédagogies nouvelles), mais également de savoir « qu’est-ce qui dans la problématisation rousseauiste, a conservé une valeur éclairante, indicative ou directive par rapport aux questions éducatives d’aujourd’hui ? »
Le deuxième mouvement part au contraire de l’actualité et cherche des outils intellectuels pour la penser. C’est le cas du colloque de 2008 sur « Relativisme et éducation », suscité par le constat que « l’éducation semble touchée par l’ébranlement relativiste » et qui pose la question de savoir : « en quel sens une éducation post-moderne est-elle possible ? ». Ce questionnement ne peut être, sinon résolu, du moins élucidé sans faire appel aux ressources de la tradition philosophique, antique : la question du relativisme est posée depuis le Protagoras de Platon est l’idée que l’homme est la mesure de toute chose. Il requiert également la référence à la philosophie moderne (le relativisme des Lumières) ou contemporaine (Dewey, Rorty, Habermas…). Il en est de même pour le colloque « L’idée de valeur en éducation » (Strasbourg, 2005). Constatant que le langage de la valeur fait question aujourd’hui, il s’agit de savoir « si un discours de fondation est encore possible après les philosophies du soupçon et de la déconstruction ? » et plus précisément : quels peuvent être les enjeux contemporains d’une philosophie des valeurs dans le contexte éducatif ? De manière plus factuelle, quelles sont les valeurs éducatives convoquées dans les discours sur l’éducation aujourd’hui ? Sur quel mode le sont-elles ? Et surtout : quelle peut-être la valeur de ces valeurs ? À parcourir la table des matières, on s’aperçoit que les questionnements très actuels concernant les valeurs à enseigner (la laïcité, l’éducation morale, l’égalité…) et les valeurs pour enseigner (responsabilité, bienveillance…), ne peuvent être convenablement élucidés que replongés dans des problématiques philosophiques issues des éthiques contemporaines (vertuisme, déontologisme, conséquentialisme), de la philosophie analytique (la différence entre faits et valeurs), du pragmatisme (Dewey) et de la philosophie dite, précisément, des valeurs : Nietzsche, Scheler, etc.
Certains colloques concernent plus directement encore l’actualité événementielle. C’est le cas du colloque « Les après-guerres et l’éducation » (2014,) organisé en marge des commémorations de la Grande Guerre. C’est l’occasion de s’interroger, avec Paul Ricœur et certains historiens contemporains, sur la signification des commémorations, mais aussi, plus largement sur la question de savoir ce que les guerres ont changé dans la conception de l’éducation, l’image de l’enfance…? Quels sont les défis que la guerre pose à l’éducation nationale, familiale, scolaire ? Qu’est-ce qui s’esquisse dans les après-guerres en matière de propositions ou de dispositifs pédagogiques, d’idées éducatives ? En quoi sommes-nous encore les héritiers de ces changements voire de ces ruptures ? De même, le colloque de 2017 « Éducation et frontières » est suscité par le drame des réfugiés qui oblige à revenir sur ce que peut signifier une éducation nationale, européenne, mondiale, ce qui exige de revisiter les courants cosmopolitiques ou nationalistes au contraire, de l’histoire de la philosophie politique. Plus fondamentalement encore, la réflexion doit se centrer sur l’idée de frontière, ses différents sens, ses usages, non seulement dans la géopolitique, mais également dans le champ de l’éducation (recompositions ou transgressions de frontières disciplinaires ou institutionnelles, types d’éducation (formelle, informelle… ). Le prochain colloque de juin 2019, à l’université de Tours, en collaboration avec l’équipe « Éducation, Éthique et Santé » traitera de « l’éducation (re)saisie par les sciences : l’applicationnisme et ses enjeux ». L’appel à communication reprend une déclaration du ministre de l’Éducation à la une du mensuel Sciences et avenir de juin 2018 : « L’école doit avancer à la lumière des connaissances scientifiques ». Dans la même période, un hebdomadaire, Le Point, sous la photographie du ministre, titrait : « Neurosciences : ces découvertes qui donnent la clé de la réussite ». Il s’agira d’élucider cet appel aux sciences pour fonder l’acte éducatif. Certes le projet éducatif est lié, depuis son origine, à une volonté de connaître l’enfance, ce qui se traduira dans la modernité par une exploration des facteurs psychologiques, sociologiques, biologiques de l’apprentissage. C’est pourquoi l’appel aux neurosciences n’apparaît pas comme une démarche inédite, mais plutôt comme un épisode de plus dans la longue histoire de l’applicationnisme en éducation qui amène régulièrement, médecins, psychologues ou sociologues au chevet d’une école en crise ou en échec. Il est vrai que, comme le rappelle le texte d’orientation, la pédagogie elle-même s’est souvent définie de manière ambivalente tantôt « comme une théorie-pratique qui cherche son autonomie par rapport aux sciences, particulièrement les sciences de l’éducation » et tantôt au contraire, « comme une technologie voire une science appliquée, une pédagogie scientifique dont la psychologie, les neurosciences, la sociologie, la médecine ou la biologie sont censées délivrer les fondements ». Il s’agira donc d’élucider cette relation entre sciences et éducation en questionnant ses enjeux et sa légitimité. Pour ce faire, le recours réflexif et critique à l’histoire de l’éducation s’impose, pour faire apparaître les différentes figures, les différents modèles qui ont présidé à cet appel aux sciences. Plongé dans l’histoire de l’applicationnisme, le recours actuel aux neurosciences perd son évidence et peut être questionné du point de vue épistémologique, politique et éthique.
2.2 Spécificité philosophique et ouverture aux sciences humaines et aux sciences de l’éducation ?
Société de philosophie, la Sofphied se doit de revendiquer une démarche spécifique dans l’approche de ses objets d’étude. Par ailleurs, c’est un fait constant – et l’histoire le montre – la philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle. Le meilleur moyen pour la philosophie de l’éducation de ne pas se cantonner dans le ressassement de sa propre histoire est bien de tenter de penser les théories éducatives, mais aussi les phénomènes et les dispositifs d’éducation en s’ouvrant aux sciences humaines et en particulier aux sciences de l’éducation et en dialoguant avec elles. D’autant plus qu’institutionnellement, la philosophie de l’éducation, du moins en France, est intimement liée, depuis les débuts du XX° siècle, à la sociologie et à l’histoire de l’éducation (Durkheim), à la pédagogie (Marion, Buisson, Compayré), à la psychologie (Marion) et plus près de nous Piaget ou Wallon, à l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem).
On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans les colloques de la Sofphied, nombre d’études historiques sur la constitution de l’école de la République ou l’histoire de l’État éducateur, ou encore sur des revues (Les cahiers pédagogiques…), voire sur l’éducation à l’époque de la Révolution française. Il ne s’agit pas à proprement parler d’érudition historique, mais de réflexion philosophique sur ou à partir de l’histoire. De même, la frontière entre philosophie de l’éducation et pédagogie s’avérant historiquement tout à fait poreuse, on trouvera des recherches sur les mouvements pédagogiques, l’AGIEM, la pédagogie Montessori, Pestalozzi…
Le meilleur exemple d’une telle ouverture de la philosophie aux sciences humaines et en particulier aux sciences de l’éducation, est sans doute le colloque de 2013 sur « Les compétences en éducation : usages et enjeux » qui se donnait pour tâche d’explorer la polysémie de la notion de compétence, aussi bien à travers ses multiples domaines d’intervention (la justice, le travail, l’éducation), la pluralité de ces ancrages théoriques (linguistiques, psychologiques), l’équivocité de ses significations : de la « pédagogie de la compétence » chère à l’humanisme d’Olivier Reboul à la pratique quasi publicitaire du « portefeuille de compétences ». Une réflexion pertinente sur la question ne saurait ignorer ni la linguistique (avec l’opposition compétence / performance), ni la psychologie de l’éducation (avec la notion de transfert), ni la sociologie du travail (avec le clivage, compétence / qualification).
La position revendiquée par la Sofphied est à la fois d’étudier et de penser. Étudier, c’est, entre autres choses, s’instruire des sciences humaines, de leurs méthodes et de leurs résultats. Position d’humilité. « Avant de penser, il faut étudier » disait Bachelard (1961, p. 55). Et il ajoutait ironiquement « Seuls les philosophes pensent avant d’étudier ». Or, pour se défaire de cette image désastreuse de « spécialiste des généralités », qui n’a plus l’aura que lui conférait le positivisme d’Auguste Comte, il faut s’instruire et travailler les dossiers. Et comme l’encyclopédie contemporaine oblige à la spécialisation (on ne saurait tout savoir !), il faut se donner la patience de l’étude. Mais sans oublier le sens et les enjeux, qui sont le propre de la réflexion philosophique. Certes le psychologue, le sociologue, le pédagogue ont le droit et peut-être le devoir de philosopher sur leur discipline. Et ils le font d’ailleurs souvent en empruntant aux philosophes (Bourdieu et le concept d’habitus, Boltanski et Thévenot et la très pascalienne économie des grandeurs…) pour ne rien dire des pédagogues avec Rousseau ou Dewey ou des didacticiens avec Bachelard ou Popper. Il est cependant possible et souhaitable que dans ces échanges de savoirs et ces interférences, les philosophes de l’éducation jouent à la fois un rôle de passeurs et de penseurs. Les sciences de l’éducation, définies comme « culture », ne sont pas si mal placées pour instaurer un tel dialogue entre philosophie et sciences humaines.
Conclusion
Dans un monde qu’il faut bien qualifier de « problématique » (Fabre, 2011), il est probable qu’il faille s’habituer à vivre les crises, celle de l’école en particulier et celle de l’éducation en général. Même s’il n’est pas question pour la philosophie de prétendre au monopole de l’intelligence et encore moins à celui des solutions, il serait paradoxal que dans cette actualité en recherche de sens et de repères, cette approche soit jugée superflue au sein des sciences de l’éducation.
La Sofphied entend contribuer, à sa manière spécifique, avec les démarches qui lui sont propres et en dialogue avec les sciences de l’éducation, à l’élucidation des problématiques de l’actualité éducatives sur le fond de celles du monde tel qu’il va.
Références :
AECSE., Les Sciences de l’éducation – enjeux, finalités et défis, Paris, INRP, 2001.
Avanzini, Guy. (1994). « Les trois fonctions de la philosophie de l’éducation », dans Pour une philosophie de l’éducation (A-M Drouin-Hans, ed.). CNDP de Bougogne. (14-20).
Bachelard, G. (1961). La flamme d’une chandelle, Paris, PUF.
Charlot, B. (1995), Les sciences de l’éducation, un enjeu, un défi, Paris, ESF, 1995.
Develay, M. (2001). Propos sur les sciences de l’éducation. Réflexions épistémologiques. Paris, ESF.
Duborgel, B. (1984). « Phénomènes éducatifs et questionnement philosophique », In Éducation et Recherche, 3, Neuchâtel.
Fabre M. (2011). Éduquer pour un monde problématique. La carte et la boussole, Paris, PUF.
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Listes des colloques de la Sofphied
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9 et 10 juin 2016, « Éthique et Politique éducative », Nancy », ESPE de Lorraine, et Institut universitaire de France (IUF). Michel Fabre., Henri-Louis GO., Eirick Prairat (Dirs.) (2017) Éthique et Politiques éducatives. Nancy : PUN
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14-16 mai 2018, «L’éducation et ses marges » Porto. En cours de publication.
Notes
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Ce texte a été publié pour la première fois dans Dans Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle 2019/1 (Vol. 52), pages 45 à 60. Éditions CIRNEF ISSN 0755-9593DOI 10.3917/lsdle.521.0045
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Professeur émérite, Université de Nantes, CREN.
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Il n’existe par exemple que deux revues spécialisées dans l’approche philosophique en éducation, Le Télémaque et Penser l’éducation. Et il n’existe que peu de collections dédiées spécifiquement à la philosophie de l’éducation. Signalons toutefois la collection « philosophie de l’éducation » chez Vrin), la collection « Penser les valeurs en éducation et en formation » aux PURH, et la collection « Pédagogie crises, mémoires, repères », chez L’Harmattan.
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http://www.sofphied.org
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La réunion constitutive a lieu le 30 mars 2006 à l’IUFM de Nantes. Ont constitué le bureau originel : Anne-Marie Drouin-Hans, présidente, Michel Fabre, vice-président, Alain Kerlan, trésorier, Michel Soëtard, secrétaire, Alain Vergnioux.
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http://www.lisec-recherche.eu//content/normes-valeurs
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Adalberto Dias de Carvalho, Anthropologie de l’exclusion ou l’exil de la condition humaine, Paris, l’Harmattan, 2014.
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Nous nous centrons ici sur les publications collectives et non sur les travaux individuels des membres de la Sofphied et nous privilégions, parmi toutes les activités de l’association (Journées d’études…), les colloques bisannuels puis annuels.