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mercredi 22 mai 2024
Le texte ci-dessous est un entretien avec Alain Kerlan, publié dans une revue arabe de philosophie, à l’initiative de Bassam Baraké, qui a mené l’entretien et en a assuré la traduction du français à la langue arabe. L’entretien, qui a eu lieu en 2023, porte sur la philosophie de l’éducation, et aussi sur les problématiques de la traduction, à l’ordre du jour des préoccupations de la Sofphied. Les lecteurs arabophones peuvent en prendre connaissance sur le site de la Revue saoudienne de Philosophie : فلسفة التربية | حوار مع آلان كيرلان | حاوره بسام بركة
Questions adressées à M. Alain Kerlan
Entretien avec Bassam Baraké, Président de l’Organisation arabe pour la Traduction
Revue saoudienne de Philosophie
L’éducation, c’est d’abord une action des parents et de l’école. Derrière, il y a une ou des théories qui en définissent les concepts abstraits. Mais, parler de philosophie de l’éducation, cela pourrait paraître étrange pour la première fois. Pourriez-vous nous expliquer en quoi l’éducation a besoin de philosophie et en quoi elle consiste ?
Permettez-moi tout d’abord de m’étonner de votre étonnement. On ne s’étonne pas de l’existence d’une philosophie de l’art, d’une philosophie du droit, d’une philosophie de la connaissance, ou de l’action, d’une philosophie des sciences, de la philosophie morale ou politique, ni même d’une philosophie du corps. Il y a une philosophie de l’éducation comme il y a une philosophie de l’art ou du politique. Rien de ce qui est humain n’échappe à l’intérêt et à la réflexion de la philosophie. Trois grandes questions selon Kant définissent le champ de la philosophie : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? La question de l’éducation est présente dans ces trois domaines. De plus, Kant pensait qu’une seule question pouvait contenir les trois précédentes : Qu’est-ce que l’homme ? La question de l’éducation traverse cette dernière interrogation. Que seraient l’homme et l’humanité sans l’éducation ? Les Réflexions sur l’éducation, un ouvrage qui publie les notes de Kant consacrées à l’éducation et à la pédagogie, s’ouvrent sur cette phrase : « L’homme est la seule créature qui doive être éduquée ». Bien sûr, chacun, chacune d’entre nous naît homme ou femme, et son humanité est inscrite en lui, en elle, mais nous ne devenons pleinement humains que par l’éducation. Plus encore, l’éducation, la formation de soi, sont des tâches indissociables de l’existence humaine, la formation est une dimension constitutive de notre existence humaine, et pour me résumer j’emprunterai cette belle formule à mon ami et collègue Michel Fabre, qui m’avait précédé à la présidence de la SOFPHIED : « l’homme existe en formation ». À l’horizon de toute philosophie, il y à cette question : quel homme (au sens d’« être humain ») voulons-nous former ? Cette question, et donc la philosophie de l’éducation, l’intérêt philosophique pour l’éducation, sont présents depuis les débuts de l’histoire de la philosophie. L’un des dialogues les plus importants de Platon, La République, se pose deux questions : La première est : Qu’est-ce qu’une cité juste ? Une foi définie la Cité juste, une seconde question se pose nécessairement, et elle est celle de l’éducation : Comment s’assurer que la Cité juste perdure ? La réponse passe par l’éducation : la Cité juste nécessite des citoyens formés en sorte d’être capables d’en maintenir les valeurs et les ressorts.
En résumé, la philosophie de l’éducation est une nécessité anthropologique et politique, et les deux sont liées : anthropologique, il s’agit de prendre en considération le but et les moyens de faire en sorte que l’humanité en chacun, en chacune, se déploie dans toutes ses dimensions, toute sa richesse ; politique, puisque l’être humain, comme le disait Aristote, est un animal politique, vivant en cité, il s’agit de réfléchir à l’ordre politique qui permette cet accomplissement humain, et réciproquement, de réfléchir à une éducation qui rende possible et durable cette cité nécessaire. Les considérations anthropologiques et politiques ont pour point d’ancrage les fins, les buts de l’éducation. Elles relèvent de la mise en œuvre de la fonction axiologique de la philosophie de l’éducation, réflexion sur les fins et les valeurs de l’éducation, en éducation. Ainsi le philosophe Olivier Reboul écrivait-il que « la fin de l’éducation est de permettre à chacun d’accomplir sa nature au sein d’une culture qui soit vraiment humaine ». Et il ajoutait : « Si cette fin paraît utopique, elle est la seule qui préserve l’éducation du laisser-faire comme de l’endoctrinement » (dans La philosophie de l’éducation, PUF, 1989, p. 25) Mais les philosophes de l’éducation sont aussi attentifs à sa fonction épistémologique, elle réfléchit aussi sur les sciences touchant à l’éducation, à leur pertinence scientifique et éducative. Dans notre « corporation » des philosophes de l’éducation, nous distinguons aussi une troisième fonction de la philosophie de l’éducation, sa fonction élucidatrice, qui s’attache plus particulièrement à déchiffrer le sens, la signification des faits éducatifs. Ainsi, pour ma part, me consacrant plus particulièrement à la place et au rôle de l’art en éducation et dans la société, j’essaie de comprendre pourquoi aujourd’hui le domaine de l’éducation artistique prend une telle importance dans les politiques éducatives, à l’échelle mondiale ; j’en fais une approche à la fois anthropologique – donner plus d’importance à l’art en éducation, n’est-ce pas prendre en compte une dimension de notre humanité trop souvent méconnue, négligée, faire une juste place, à côté de Homo Sapiens, et de Homo Faber à Homo Aestheticus ? – et politique, pourquoi les États, les sociétés ont-ils aujourd’hui cette considération pour l’art, pourquoi les artistes ont-ils un intérêt pour l’éducation ?
À partir de ces définitions, quels sont les objectifs de « l’Association francophone de la philosophie de l’éducation » que vous présidez ?
Que j’ai présidé, de 2019 à 2022. La présidence est aujourd’hui assurée par celle qui était alors vice-présidente. C’est ensemble que nous avons piloté ce Dictionnaire de philosophie de l’éducation, Notions essentielles, que vous avez traduit en langue arabe, cher Bassam Barraqué.
Les objectifs de notre association, « l’Association francophone de la philosophie de l’éducation » la SOFPHIED, sont présentés, sur son site Internet (https://www.sofphied.org) en ces termes : « défendre, développer et promouvoir, dans le champ de l’éducation, les exigences de la tradition philosophique en termes de rigueur théorique et méthodologique ». On le voit, au-delà du « corporatisme », l’objectif repose sur la conviction que la philosophie de l’éducation est nécessaire à l’éducation. Il s’agit de mobiliser la philosophie, comme corps de concepts et réservoir de problématiques (la théorie) et démarche de pensée, mode de réflexion (la méthodologie) au service de l’éducation. Les raisons de cette conviction – partagé par le petit groupe des fondateurs réunis autour de la première présidente de la SOFPHIED, Anne-Marie Drouin-Hans, sont exposées dans ma réponse à la question précédente. La SOFPHIED tient son congrès chaque année, et les thèmes qui ont été choisis depuis sa création en 2006 et son premier colloque, L’individu et le collectif, L’Émile aujourd’hui (à l’occasion des deux cent cinquante ans de la parution de l’ouvrage de Rousseau Émile ou de l’éducation), La « compétence » en éducation et en formation : usages et enjeux, Les Après-guerre et l’éducation, Sens, usages, pertinence de l’idée de valeur en éducation, Éthique et Politiques Éducatives, Éducation et frontières, L’éducation et ses marges, L’éducation (re)saisie par les sciences : l’applicationisme et ses enjeux, Éduquer pour un avenir incertain : la fin de l’école Prométhéenne ?, Éducation et politique ; enjeux philosophiques (crises, critiques, alternatives)1 , tous ces sujets illustrent la diversité des champs dans lesquels s’exercent la réflexion et la recherche philosophique en éducation, les enjeux de société dont elle s’empare.
Je souligne que l’exposé de nos objectifs commence par le verbe « défendre ». La philosophie de l’éducation est en effet sur la défensive. Elle survit dans un monde dominé par l’idéologie techniciste, qui ne croit qu’en la « compétence », l’efficacité, la technique, les experts et les « données probantes », et qui a d’abord pour horizon l’économie. La philosophie ne cherche pas à construire un programme éducatif qui serait favorable à la formation d’individus répondant aux exigences d’innovation du développement économique ; « elle se demande ce qui vaut la peine d’être enseigné, et pourquoi. Elle ne cherche pas les moyens les plus sûrs où les plus efficaces, elle se demande quelles sont les fins de l’éducation », comme l’écrit Olivier Reboul » (p. 4.). Cela ne veut pas dire qu’elle se désintéresse de l’efficacité des moyens de l’éducation, mais qu’elle est vigilante sur les fins derrière les moyens. Cette vigilance est particulièrement nécessaire face au scientisme et à la technocratie du règne des « experts », face par exemple à l’hégémonie des neurosciences et leur prétention à être La science de l’éducation, réduite aux sciences de l’apprendre. Vigilance tout autant nécessaire face aux politiques éducatives et aux fins qu’elles imposent. Il y a à cette posture de défense une raison historique : en France, les philosophes ont joué un rôle de premier plan dans la fondation de l’École de la République, de l’école laïque, et ont eu longtemps un rôle important dans la formation des enseignants. Cette place n’a cessé de diminuer, et la place réservée à la philosophie de l’éducation a fondu comme peau de chagrin, face au développement des didactiques spécialisées. Mais au-delà de cette défense qui pourrait paraître corporatiste, il s’agit de défendre la place de la philosophie en éducation parce que nous portons la conviction étayée que la réflexion philosophique est nécessaire à la tâche d’éduquer. Il y a non seulement un besoin de philosophie de l’éducation, mais aussi un besoin de philosophie pour l’éduction. Quiconque s’engage dans la tâche d’instruire et d’éduquer doit nécessairement être animé d’un intérêt pour le savoir, mais aussi d’un intérêt pour la Cité. Ce sont là des intérêts proprement philosophiques. Les valeurs du savoir et les valeurs de la Cité sont engagées dans chaque moment de l’éducation scolaire et même dans l’éducation familiale. Toute pratique éducative, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elles se réfléchissent, en viennent ainsi à des réflexions que l’on peut qualifier de « philosophiques ». La défense et la promotion de la philosophie de l’éducation, sur le fond, en dernier ressort, sont portées par la conviction de la puissance éducative de la philosophie – de la réflexion philosophique – comme formation humaine, et donc comme formation en vue de cette tâche profondément et proprement humaine qu’est l’éducation, autant l’éducation familiale, spontanée, que l’éducation programmée et systématisée dispensée dans les écoles. L’étonnement, la capacité de s’étonner, est selon Aristote, « le sentiment philosophique par excellence ». Je crois que l’étonnement est aussi le sentiment, la capacité particulièrement nécessaire à l’éducateur. Quoi de plus étonnant que l’apprentissage du langage chez l’enfant, que son entrée dans la lecture et l’écriture, que les débuts de l’apprentissage, et plus largement quoi de plus étonnant que cette transformation guidée par l’éducation qui conduit de la toute petite enfance à l’adolescence ? La capacité de s’étonner est également très vive chez l’enfant, elle est l’un des moteurs de son développement et de ses apprentissages, et il faut que l’éducateur comprenne et partage cet étonnement. Pour ma part, je parle de la nécessité du compagnonnage philosophique en éducation2 .
Selon vous, la philosophie de l’éducation se fonde sur le trépied identité – mémoire – narration. Que voulez-vous dire par là ? On comprend que l’éducation perpétue la mémoire et participe à la construction de l’identité. Mais, en quel sens philosophique vous utilisez ici le terme de « narration » ?
Ce trépied est forgé en mobilisant trois concepts centraux dans la philosophie de Paul Ricoeur. Ce philosophe, Paul Ricoeur, n’a pas consacré de nombreux écrits à l’éducation, et il n’existe pas dans son abondante production philosophique un ouvrage dont on pourrait dire qu’il exposerait la philosophie de l’éducation de Paul Ricoeur. C’est pourtant le philosophe le plus régulièrement mobilisé dans les travaux consacrés à l’éducation dans l’aire francophone, et pas seulement en philosophie de l’éducation ; ainsi les spécialistes de la formation professionnelle eux-mêmes s’y réfèrent.
Pour expliciter ce trépied, il faut commencer par une définition de l’éducation qui me semble pouvoir être tirée de la lecture de Paul Ricoeur, en mobilisant sa notion d’homme capable. « Homme » entendu ici bien entendu au sens générique d’être humain. Chacun selon Ricoeur s’identifie par ce qu’il peut faire, pas ses capacités en tant qu’être humain au milieu d’autres êtres humains qui le reconnaissent dans ses capacités, au travers de ses capacités. On peut concevoir que l’éducation a pour but de permettre à chaque être humain de devenir un « homme capable ». Il devient alors important de prendre en considération les capacités dans lesquelles s’accomplit l’être humain comme « homme capable ». Ce que Ricoeur appelle « la phénoménologie de l’homme capable » établit « une typologie des capacités de base, à la jonction de l’inné et de l’acquis » (Ricoeur, « Devenir capable, être reconnu3 », dans Revue des revues). Il s’agit, précise-t-il, de « la première assise de l’humanité ». Elle comporte en tout premier lieu la capacité de dire, puis la capacité d’agir, celle de se raconter, et enfin l’imputabilité – capacité d’assumer ses dires et ses actes – et la capacité de promettre, qui implique l’imputabilité. Ces capacités ont la forme langagière du « Je peux », je peux dire et je suis dans ce dire, je peux agir et je m’identifie dans cet acte et ses effets, je peux me raconter, et je suis aussi, j’existe aussi avec ce passé dont je fais le récit et qui devient ainsi le mien. Hegel déjà analysait le jeu de l’enfant – et que pratique encore l’adulte – fasciné par les ondes concentriques provoquées par le caillou jeté à l’eau comme un agir qui s’identifie, prend conscience de soi, dans les effets qu’il provoque. L’identité personnelle se construit ainsi dans ces différents je peux, reconnus et certifiés comme miens par les autres, non pas comme une identité close, fermée sur elle-même, mais dans sa dimension intersubjective et historique. « Le changement qui est un aspect de l’identité – des idées et des choses – revêt au niveau humain un aspect dramatique, qui est celui de l’histoire personnelle enchevêtrée dans les histoires innombrables de nos compagnons d’existence. L’identité personnelle est marquée par une temporalité qu’on peut dire constitutive. La personne est son histoire » écrit Ricoeur Op. Cit.). La mémoire, personnelle et collective, est ainsi constitutive de l’identité. Toute identité est donc narrative, se construit dans la narration et la réception de cette narration. Le terme de narration ici est équivalent à celui de récit, de mise en récit. La narration dont il et question ici est ni plus ni moins que l’art millénaire de raconter des histoires, qui demeure encore le vecteur majeur de l’éducation de base. L’identité narrative, explique Ricoeur, est « celle de l’intrigue du récit qui reste inachevé et ouvert sur la possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres » (Op. Cit.) L’éducation des jeunes enfants, en France, en l’école maternelle, joue un rôle capital dans l’éducation de base par l’attention qu’elle porte aux différentes formes du Je peux, du Je peux dire au Je peux promettre, en passant par le Je peux agir et le Je peux raconter. Et cette éducation de base, dès lors que le Je peux doit être reconnu par l’autre, les autres, pour être pleinement accompli, implique l’école, la classe, comme collectivité, instance de socialisation. Cela ne peut se faire à distance, ni dans le tête-à-tête avec un logiciel d’apprentissage…
Dans un de vos articles, vous dites que « l’état historique et institutionnelle de la question éducative sur le territoire fait de celui-ci une sorte de laboratoire philosophique ». Que voulez-vous dire ? Est-ce que l’éducation doit être toujours accompagnée de philosophie et de questionnements philosophiques ? En théorie uniquement ou en théorie et pratique ?
Je pense que le texte auquel vous vous référez est celui écrit suite à un voyage et une série de conférences données en Nouvelle-Calédonie, et dans lesquelles j’avais tout particulièrement mobilisé la pensée de Paul Ricoeur. Le « territoire » dont il est question désigne la Nouvelle-Calédonie. Il s’agit d’une île du Pacifique Sud, au sud de l’Australie, entourée de trois principales îles plus petites, dans lesquelles demeurent un grand nombre des habitants autochtones, la population kanak, de cette ex-colonie française d’outre-mer, demeurée française avec le statut administratif de collectivité territoriale, semi-autonome. C’est de la Nouvelle Calédonie et du peuple kanak dont je parle dans la phrase que vous avez relevée. Je parle d’un « laboratoire philosophique », parce que le système scolaire de la Nouvelle-Calédonie est celui de la France, de l’École Républicaine, du cartésianisme et de l’esprit scientifique, de la laïcité, qu’y est donc diffusé la culture de la modernité – héritage du colonialisme, mais que la culture et la tradition kanak – l’une des plus vielles cultures du monde – y sont toujours extrêmement vivantes et scrupuleusement défendues. La métaphore du « laboratoire philosophique » est une façon de dire que ce croisement de la modernité et de la tradition est une sorte d’expérimentation spontanée que l’histoire a produite, en superposant ces deux mondes et ces deux temporalités, et dans laquelle de nombreuses questions philosophiques sont posées, sur les plans politiques et éducatifs notamment. À commencer par celle-ci : comment penser l’universel, l’exigence d’universalité associée à l’idée d’école, face à la diversité des cultures ?
Pour répondre à la seconde partie de votre question, je vous rassurerai en vous disant qu’il n’est pas nécessaire d’être docteur en philosophie pour éduquer, ni d’avoir lu la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant ! Je ne dirai même pas que l’éducation doive nécessairement être accompagnée de questions philosophiques. L’obligation de philosopher ne suffit pas à éduquer l’éducateur. Mais tout responsabilité éducative et toute pratique éducative impliquent des questionnements de type philosophique. Le compagnonnage philosophique est là pour aider l’éducateur à formuler ces questionnements à partir de ses préoccupations d’éducateur, et lui faire connaître des écrits philosophiques susceptibles de l’éclairer dans sa quête. La philosophie de l’éducation –et même pour l’éducation, ne peut être une philosophie « hors sol », de surplomb ; il lui faut s’ancrer dans la pratique. Parmi les nombreuses questions que se posent aujourd‘hui l’éducateur, il y a notamment celle de la discipline : comment « tenir » sa classe ? Dois-je punir mes enfants pour les éduquer ? Un numéro récent d’une revue hebdomadaire grand public affichait ce titre bien visible et de couleur rouge : « Trop autoritaire ou trop laxiste ? Pourquoi l’éducation nous divise ». C’est en effet une interrogation pour nombre de parents et d’enseignants. Et une interrogation en effet qui divise, division qu’accentue le choix binaire de ce titre : autorité ou laxisme ? Une interrogation dont la finalité pratique est évidente. Est-il vraiment possible de choisir l’autorité contre le laxisme, ou le laxisme contre l’autorité ? Impossible d’avancer sur ce plan sans un minimum de réflexion sur l’autorité, sa nature, son fondement, la légitimité, de même sur la sanction, la punition. Impossible d’y voir clair sans s’interroger sur ce terme « laxisme », qui ou bien désigne le « laisser faire », ou bien n’est qu’une façon verbale de disqualifier l’éducation libérale qui rompt avec le paternalisme, la loi du père tout puissant. Le conservateur accusera ainsi de « laxisme » toute manifestation de tolérance, toute attitude d’écoute de la parole des enfants, ou toute latitude laissée à leur liberté d’initiative. Même le juste milieu de la prudence aristotélicienne sera disqualifiée d’avance. Une constellation de termes se dessinent ainsi, ou prennent place, à côté de celui d’autorité, des notions comme sanction, laisser faire, dressage. Comprendre, comme aide à le faire Emile Durkheim, expliquant que la punition en éducation n’a pas pour but de châtier, de faire expier le coupable, mais de préserver, de restaurer l’autorité de la loi : la force morale d’une loi, d’une règle s’affaiblit dans les consciences si ceux qui les ont enfreintes ne sont pas sanctionner, comprendre ce sens de la sanction permet de sortir de l’opposition binaire autorité-laxisme, de mieux comprendre que l’éducation diffère du dressage.
D’une façon générale, il faut éviter d’opposer la théorie et la pratique, comme si tout ce qui est de l’ordre des idées, des concepts, était par nature sans efficience, sans effet sur le réel, et la pratique dépourvue de toute idée ou horizon conceptuel. Je pense que la philosophie de l’éducation peut prendre deux formes. Sous sa première forme, plutôt systématique, elle se cantonne à la question des fins de l’éducation, et une fois ces fins définies, elle cherche à en dériver ce que doit être l’éducation pour que ces fins s’accomplissent ; c’est le schéma platonicien. Sous sa seconde forme, elle prend racine dans la pratique éducative elle-même, et peut aller fort loin dans le travail théorique nécessaire à éclairer la pratique. Un bon exemple me semble être celui d’un ouvrage de John Dewey, Comment nous pensons (How we Think). J. Dewey, ce grand philosophe à l’origine du pragmatisme, fut aussi un grand pédagogue. Dans Comment nous pensons, il se préoccupe de l’éducation de la faculté de penser. Cette préoccupation le conduit très loin dans l’analyse de l’acte de penser, et l’ouvrage en vient en partie à s’apparenter à un traité de logique. Les deux formes de la philosophie de l’éducation sont présentes dans l’ouvrage qui réunit les pensées de Kant sur l’éducation (publié en français sous le titre Réflexions sur l’éducation, dans la traduction française du grand kantien que fut Alexis Philonenko). La première forme, la réflexion sur les fins de l’éducation, au début de l’ouvrage, n’en occupe qu’une petite partie. Ensuite, Kant se penche très concrètement sur l’éducation du corps (il se penche même sur des problèmes de nourriture et d’allaitement), sur l’éducation intellectuelle (partie où il ne néglige pas de s’arrêter sur la littérature pour enfants, de prendre en considération le problème de la distraction), sur l’éducation pratique (morale, donc), qui fait place à l’éducation du caractère, et à la réflexion sur l’éducation religieuse, et même à la différence des sexes.
Chez les Musulmans, l’éducation était d’abord religieuse, chez les chrétiens aussi, si je ne me trompe pas. Selon vous, quel rôle la religion pourrait-elle jouer en éducation dans le monde moderne ? Et ne pourrait-elle pas remplacer la philosophie dans l’accompagnement de l’éducation ?
En effet, toute éducation est d’abord religieuse, et en France également, l’éducation a d’abord été religieuse – ou plus précisément l’éducation a longtemps été le fait de la religion et des religieux, et l’éducation longtemps le monopole de la religion. Monopole éducatif du religieux ne veut pas dire seulement éducation religieuse, mais intégralité de l’éducation (notamment morale, l’éducation du caractère) sous le seul magister de la religion et du religieux. Mais la sécularisation – en France la laïcité – est passée par là. Le sociologue Émile Durkheim avait étudié et éclairé cela dès la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle, au moment où la Troisième République avec les lois de Jules Ferry rendant l’instruction primaire obligatoire et laïque, mettait fin au monopole de l’Église chrétienne. Durkheim, intellectuel engagé aux côtés de l’École de la République, dans un cours donné à Bordeaux puis à Paris dans le cadre de la formation des professeurs de lycée – cours qui sera publié de façon posthume sous le titre L’Évolution pédagogique France – montre comment l’idée d’École, l’idée éducative sur laquelle repose le projet d’éduquer et d‘instruire trouve son origine dans les débuts du christianisme, dans l’Église primitive, et plus particulièrement dans les écoles cathédrales et les écoles monacales et la première forme d’internat qu’étaient les convicts. L’important, souligne Durkheim est dans la rupture que ces écoles et ces internats opèrent avec l’éducation antique. Dans l’Antiquité tant grecque que latine, pas d’école comme lieu unique de tous les enseignements, et l’élève recevait son instruction de maîtres différents et sans aucun lien entre eux. Les enseignements n’était donc pas unifiés en fonction d’un même but. Tout change avec l’école chrétienne. Dès qu’elle se met en place, elle veut donner à l’enfant dans le même esprit et dans une même lieu la totalité des enseignements ; « elle l’enveloppe tout entier », analyse Durkheim, elle s’empare de lui et le soumet à une unique influence agissant en profondeur sur sa personnalité, afin qu’il devienne pleinement chrétien, qu’il se tourne tout entier vers Dieu. Le modèle de l’éducation est en somme celui de la conversion. Selon Durkheim, ce modèle dans sa forme générale demeure présent, sous-jacent, dans l’éducation humaniste ou l’éducation de l’école républicaine : il ne s’agit plus de former le chrétien, mais l’homme en chacun, ou encore le citoyen, non pas dans ses comportements extérieurs, mais en son for intérieur, sa personnalité, son « âme », son « savoir être », comme on le dit bizarrement aujourd’hui dans le vocabulaire des sciences de l’éducation. Il n’y aurait pas de morale, de conscience morale et de devoir moral sans cette formation du for intérieur. La morale n’est pas un ensemble de comportements extérieurs, au moins elle ne s’y réduit pas, mais elle est une disposition intérieure à la vertu, une conscience qui commande. Et il est vrai que l’éducation morale a longtemps été et demeure en certains lieux et certains esprits l’affaire de la religion. Du coup, une éducation digne de ce nom doit être capable de donner une éducation morale. C’était l’avis de Durkheim, qui pensait que l’École de la République aurait échoué si elle ne parvenait pas à donner un enseignement moral sans recours au religieux et pourtant capable de prendre le relai des Églises : un enseignement rationnel de la morale – entièrement fondée sur la raison, se passant de la Révélation, des Tables de la loi, ou de lois divines imprimées dans la conscience des hommes. Tout le livre de Durkheim intitulé L’éducation morale (éditions PUF, 1963), publication posthume d’un cours consacré à la formation des instituteurs, des enseignants des écoles laïques, est un effort pour fonder les bases d’une éducation morale intégralement rationnelle. Il s’agit d’un considérable défi philosophique, celui de concevoir des normes sans transcendance, des valeurs sans sacré révélé. Et je pense que renoncer à ce défi serait une façon de renoncer à la philosophie. Durkheim le relève, en avançant l’idée que la personne humaine est le « sacré » de la modernité. C’est en somme la profession de foi d’un humanisme athée. Bien sûr, la religion joue toujours un rôle éducatif dans le monde moderne, comme y jouent aussi un rôle les « sagesses populaires », elle tient lieu de philosophie en fournissant des maximes de vie et des modèles de vie, mais comme le font aussi les sagesses populaires et la littérature. Sans doute pour certains croyants, la religion peut-elle jouer ce rôle d’accompagnement de l’éducation, il faudrait interroger là-dessus mes collègues chrétiens et philosophes qui enseignent la philosophie de l’éducation à l’institut catholique de Paris, ou à l’université catholique de Lyon… ; ou à des collègues philosophes musulmans. Mais l’accompagnement de la philosophie est avant tout celui d’une interrogation, et elle interroge l’éducation sous toutes les formes et toutes les pratiques dans lesquelles elle se fait, y compris ses formes religieuses. Olivier Reboul écrivait que « l’homme moderne s’est donné le droit d’être juge du sacré, et c’est même en cela qu’il est moderne ». Et il rappelle que Socrate déjà, demandait si une chose est sainte par ce que les dieux l’approuvent, ou si au contraire ils l’approuvent parce qu’elle est sainte. Un philosophe croyant, me semble-t-il, ne peut, en tant que philosophe, éviter de se poser le même genre de question : tel principe éducatif porté par sa religion est-il juste parce qu’approuvé par cette religion, ou bien est-il approuvé par cette religion parce qu’il est juste ? Cette question ouvre sur l’horizon d’universalité des valeurs.
Dans un de vos articles, vous vous inspirez de Paul Ricoeur pour définir l’éducation « comme parcours de la reconnaissance ». « L’éducation n’est-elle pas, dites-vous, ce chemin qui conduit chacun de ce qu’il peut être à ce qu’il est ».
Pouvez-vous nous expliquer à partir de là en quoi l’éducation est un parcours de la reconnaissance et le passage de l’éventualité à l’acte ?
L’expression « parcours de la reconnaissance » est emprunté au titre du dernier ouvrage de Paul Ricoeur publié de son vivant. Je fais l’hypothèse que ce livre porte en creux la philosophie de l’éducation de Paul Ricoeur, qui ne lui a pas consacré un ouvrage explicitement dédié. Je fais cette hypothèse parce que je m’intéresse aussi à un autre philosophe, un philosophe allemand, qui met le thème de la reconnaissance au cœur de sa philosophie sociale : le thème de la reconnaissance me semble en effet capital pour l’éducation. L’éducation est fondamentalement un processus de subjectivation : éduquer, c’est mettre en œuvre ce qui permettra au « nouveau-venu », à l’enfant qui rejoint la communauté des hommes et en hérite, et va devenir responsable à la fois de l’héritage et de l’avenir, à l’infans (étymologiquement « celui qui ne parle pas »), de devenir pleinement sujet, c’est-à-dire véritablement l’auteur de ses pensées, de ses actions et de ses productions. Sujet autonome donc – la subjectivation est le contraire de l’assujettissement. La « phénoménologie de l’homme capable » de Paul Ricoeur est une manière de décrire et d’architecturer ce processus de subjectivation : le « Je peux dire », le « je peux faire », le « je peux raconter, me raconter », le « je peux promettre » et être imputable de mes pensées et actions, sont comme des étapes, des phases du devenir sujet. Mais l’ensemble de ces « je peux » suppose d’autres « je », des « tu » qui attestent mes « je peux », et réciproquement. On sait l’importance et la signification pour l’enfant de l’accès au Je, cette manifestation de la conscience de soi. Ricœur en donne une lecture philosophique « Au pôle je, nous trouvons une liberté en première personne qui se pose elle-même », écrit-il dans un article au titre étonnant : Avant la loi morale, l’éthique. Pour les linguistes, le « tu » est déjà inscrit dans le « je », et Ricoeur les suit : « À l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. Je veux que ta liberté soit ». La réciprocité de la reconnaissance est ainsi au cœur de la subjectivation, et donc de l’éducation. En éducation, il faut que l’élève se sente progressivement reconnu comme le maître qu’il doit devenir. L’idée de réciprocité de la reconnaissance était déjà présente dans la philosophie hégélienne : l’intersubjectivité précède la subjectivité, en ce sens que je ne peux me reconnaître moi même, dans mon existence et mes réalisations, sans la reconnaissance des autres. Cette reconnaissance est nécessaire au passage de ce que chacun peut-être à ce qu’il est. C’est pourquoi, comme l’analyse Axel Honneth, les dénis de reconnaissance, via le sentiment d’injustice, déclenchent les luttes pour la reconnaissance, luttes pour être reconnus, pour que ce qui peut être, soit vraiment. Ce passage n’est donc pas à proprement parler passage du possible à l’être, de l’éventualité à l’acte, mais plutôt passage de l’invisibilité à la visibilité, de l’effacement social et historique à la reconnaissance réciproque. En éducation, il ne suffit pas que l’enfant apprenne, qu’il progresse objectivement, il faut aussi que ces apprentissages et ces progrès lui soient attestés par la reconnaissance qu’en font les autres, à commencer bien sûr par les éducateurs, mais aussi par tous les autres.
Dans plusieurs de vos recherches, vous dites que l’enjeu éducatif majeur est de permettre à l’enfant d’accéder au « pouvoir dire », au « dire comme pouvoir ». En quoi la parole est un pouvoir ? pouvoir de quoi faire ? et pouvoir sur qui ou sur quoi ? Et comment la philosophie pourrait guider les sciences de l’éducation à parvenir à ce but éducatif ?
Le grand psychologue de l’enfance Arnold Gesell notait comment le tout jeune enfant, à l’âge de trois ans accédait à une nouvelle conscience émotionnelle de lui-même, en lien avec l’accroissement de son contrôle du langage en étendue et en profondeur. Il commence alors à raconter ce qu’il fait, accède à la conduite de récit. Ces observations font pleinement écho à « la phénoménologie de l’homme capable » de Ricoeur ; on y voit l’importance du « Je peux dire » et du « je peux me raconter ». Gesell note qu’au même âge l’enfant aime à apprendre des mots nouveaux. Il remarque aussi comment les éducatrices des jeunes enfants savent tirer partie de ce goût, de ce plaisir de l’enfant lié aux mots : un mot nouveau peut apaiser ainsi une querelle entre enfants ; dans l’exemple que donne Gesell, un groupe d’enfants jouant à la dînette refuse d’accueillir une autre enfant qui souhaite jouer avec eux. L’éducatrice intervient et dit : « Mais si. Elle va faire l’invitée ». On voit bien ici comment le langage, déjà dans la simple dénomination, est l’exercice d’une forme de pouvoir sur le monde, d’un élargissement de l’appropriation du monde. Dans la Bible, Adam nomme les animaux, et cette nomination vient en couronnement du pouvoir sur les animaux que Dieu a donné aux hommes : « Qu’ils aient autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseux des cieux, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ! ». Celui qui a les mots pour le dire est comme maître du monde, et ce pouvoir est aussi pouvoir sur les autres, pouvoir de les guider dans le monde. On écoute et on suit celui qui a les mots pour le dire ; la persuasion rhétorique n’est qu’un raffinement de ce premier pouvoir, de cette découverte que « dire c’est faire », que la parle est aussi un acte qui agit sur les autres, les met en mouvement. De même le pouvoir passe rapidement du côté de celui qui sait raconter. Cette réflexion sur le langage, qu’a considérablement développée la philosophie contemporaine, peut au moins éclairer et alerter l’éducateur sur cet enjeu du pouvoir dans l’exercice de la parole ; sinon, il y a les enfants qui ne prennent jamais la parole, et ceux qui en ont le monopole. Cet enjeu est celui de ce que le philosophe Jacques Rancière appelle « le partage du sensible », de la remise en cause du partage du sensible imposé, qui fait que dans les sociétés il y a d’un côté ceux qui parlent et pensent, et de l’autre ceux qui agissent, travaillent et obéissent. La maîtrise du langage conditionne la répartition des rôles et des fonctions, elle en est aussi le reflet. La fonction politique et démocratique de l’école est donc ici de faire en sorte que chaque enfant puisse accéder à l’exercice du langage comme pouvoir.
Paul Ricoeur définit la culture comme étant « un ensemble d’images et de symboles, par lesquels un groupe humain exprime son adaptation à la réalité, aux autres groupes et à l’histoire ». Quel est le rôle de l’éducation dans la constitution de cet « ensemble d’images et de symboles » ? Et l’éthique, a-t-elle une place dans le parcours éducatif de l’enfant qui mène à la construction de cette culture ?
La théorie de la culture-civilisation que propose Paul Ricoeur est à mes yeux de la plus grande importance pour l’éducation. Il faut en donner l’idée dans ses diverses dimensions, la tâche éducative diffère selon telle ou telle dimension. La conception de la culture selon Ricoeur peut être figurée sous l’image de trois cercles concentriques. Le premier cercle, le cercle extérieur, que Ricoeur appelle le premier niveau de la civilisation, est celui de l’outillage : l’outillage recouvre le savoir, les sciences, les techniques, mais aussi toutes les « traces » de l’expérience humaine. Les techniques matérielles mais tout autant les acquis intellectuels et spirituels. Ce niveau, celui de l’outillage n’est pas fermée sur une culture spécifique ; il est celui d’une civilisation unique, celle de l’humanité « comme un seul homme ». La conséquence politique et éducative qu’en tire Ricoeur est d’une grande portée progressiste : « Toute invention est acquise de droit pour tout homme », écrit-il. Le second niveau de la culture – le deuxième cercle, intérieur celui-ci – est celui de l’institution. C’est-à-dire celui des « formes d’existence sociale dans lesquelles les rapports entre les hommes sont réglés de façon normative », explique Ricoeur ; et donc également le niveau du politique. Ces formes singularisent les cultures, mais elles sont mortelles, comme l’histoire nous l’apprend. En France, l’institution scolaire, l’École Républicaine et la société républicaine, la citoyenneté ont été pensées et bâties sur une conception de l’universalité comme abstraction des différences ; elles sont aujourd’hui affrontées à l’exigence de reconnaissance des diversités… Le troisième niveau de la culture – le cercle central dans la figuration que j’ai choisie – Ricoeur l’appelle le noyau éthico-mythique. C’est le plan des valeurs et de l’imaginaire « le noyau même du phénomène de civilisation », concentrant « un ensemble d’images et de symboles, par lesquels un groupe humain exprime son adaptation à la réalité, aux autres groupes et à l’histoire ». C’est assurément ce qu’une culture a de plus spécifique, de plus identitaire. L’éducation, spontanée et familiale, autant que l’éducation instituée, l’école, ont assurément un rôle de premier plan dans la transmission de ce noyau, mais aussi dans la formation d’individus capables de le faire fructifier, de l’enrichir, d’en tirer le meilleur parti. Sans toutefois refermée ainsi la culture sur elle-même, la couper des autres cultures dans un repli identitaire : une culture qui ne se renouvelle pas se condamne à disparaître ou bien à se « folkloriser », et pire encore à devenir la proie de manipulations et de dévoiements politiques. Bien sûr l’éthique appartient à ce noyau dur, et l’éducation est concernée. La difficulté ici sans doute est de faire la distinction entre ce qui est proprement éthique, et ce qui relève de traditions. Le critère de cette distinction est sans doute celui de l’universalité ou plutôt de l’universalisable. Si nous prenons comme définition de l’éthique l’une des principales maximes de la morale kantienne – je n’entre pas ici dans le débat sur la distinction éthique/morale, je prends les termes comme identiques – une maxime qui dit : « « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen », ou encore : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature », nous avons la possibilité de cerner dans toute culture ce qui est proprement éthique.
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Voilà cher Bassam Baraké, j’espère avoir répondu clairement à tes questions, et j’aimerai, pour conclure, poser une question au traducteur que tu es du Dictionnaire de philosophie de l’éducation : dans ce travail, y a-t-il des notions dont la traduction en langue arabe a été difficile – voire impossible – lesquels et pourquoi ? Mais répondre à ces questions et en discuter pourrait faire l’objet d’un autre entretien ? À publier conjointement dans la revue de la Société Francophone de Philosophie de l’Éducation (la SOFPHIED) et dans une revue en langue arabe ?
Notes
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La plupart de ces thèmes de colloque ont fait l’objet d’une publication – ouvrages ou dossiers de revue. Depuis 2020, la revue Arphé, l’Annuel de la recherche en Philosophie de l’Éducation, revue en ligne en accès gratuit, créée et publiée par la SOFPHIED, publie dans son dossier central un ensemble d’articles issus des colloques. Arphé est accessible sur le site de la SOFPHIED : https://www.sofphied.org
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Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF,2003.
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Accessible en ligne : https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/Revue_des_revues_200_1152AB.pdf